LEGENDES La légende de Thyl Ulenspiegel (Livre 5)

 



LA LEGENDE DE THYL ULENSPIEGEL

La légende et les aventures héroiques, joyeuses et glorieuses d'Ulenspiegel et de Lamme Goedzak au pays de Flandres et ailleurs.

Charles De Coster

Librairie Internationale
Paris - 1869


Livre Cinquième


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I

Le moine pris par Lamme; s'apercevant que les Gueux ne le voulaient point mort, mais payant rançon, commença de lever le nez sur le navire:
- Voyez, disait-il, marchant & branlant la tête avec fureur, voyez en quel gouffre de sales, noires & vilaines abominations je suis tombé en mettant le pied dans cette cuvelle de bois. Si je n'étais céans, moi que le Seigneur oignit...
- Avec de la graisse de chien? demandaient les Gueux.
- Chiens vous-mêmes, répondait le moine poursuivant son propos, oui chiens galeux, errants, breneux, à la maigre échine, qui avez fui le gras sentier de notre mère sainte Église romaine pour entrer dans les chemins secs de votre loqueteuse église réformée. Oui! si je n'étais ici dans votre sabot, dans votre cuvelle, il y a longtemps que le Seigneur l'aurait engloutie dans les plus profonds abîmes de la mer, avec vous, vos armes maudites, vos canons du diable, votre capitaine chanteur, vos croissants blasphématoires, oui! jusques au fond de l'insondable parfond du royaume de Satan, où vous ne brûlerez point, non! mais où vous gèlerez, tremblerez, mourrez de froid pendant la toute longue éternité. Oui! le Dieu du ciel éteindra ainsi le feu de votre haine impie contre notre douce mère sainte Église romaine, contre messieurs les Saints, messeigneurs les évêques & les benoîts placards qui furent si doucement & mûrement pensés. Oui! & je vous verrais du haut du paradis, violets comme des betteraves ou blancs comme des navets tant vous auriez froid. 'T sy! 't sy! 't sy! Ainsi soit, soit, soit, soit-il.

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Les matelots, soudards & mousses se gaussaient de lui, & lui lançaient des pois secs, au moyen de sarbacanes. Et il se couvrait des mains le visage contre cette artillerie.


II

Le duc de sang ayant quitté les pays, messires de Medina-Coeli & de Requesons les gouvernèrent avec une moindre cruauté. Puis les États généraux les régirent au nom du roi.
Dans l'entre-temps, ceux de Zélande & Hollande, bien heureux à cause de la mer & des digues, qui leur sont remparts & forteresses de nature, ouvrirent au Dieu des libres de libres temples; & les papistes bourreaux purent à côté d'eux chanter leurs hymnes; & monseigneur d'Orange le Taiseux s'empêcha à fonder une stadhoudérale & royale dynastie.
Le pays Belgique fut ravagé par les Wallons malcontents de la pacification de Gand, devant, disait-on, éteindre toutes les haines. Et ces Wallons Pater-noster knechten, portant au cou de gros chapelets noirs, dont deux mille furent trouvés à Spienne en Hainaut, volant les boeufs & les chevaux par douze cents, par deux mille, choisissant les meilleurs, par champs & par marais emmenant femmes & filles, mangeant & ne payant point, brûlaient dans les granges les paysans armés prétendant ne point se laisser enlever le fruit de leurs durs labeurs.
Et ceux du populaire s'entredisaient: ‘Don Juan va venir avec ses Espagnols, & Monsieur sa Grande Altesse viendra avec ses Français non huguenots, mais papistes; & le Taiseux, voulant régir paisiblement Hollande, Zélande, Gueldre, Utrecht, Overyssel, cède par un traité secret les pays belgiques, afin que Monsieur d'Anjou s'y fasse roi.’
D'aucuns du populaire avaient toutefois de confiance. ‘Messeigneurs Des États, disaient-ils, ont vingt mille hommes bien armés, avec force canons & bonne cavalerie. Ils résisteront à tous les soudards étrangers.’
Mais les bien avisés disaient: ‘Messeigneurs des États ont vingt mille hommes sur le papier, mais non en campagne; ils manquent de cavalerie & laissent à une lieue de leur camp voler les chevaux par les Pater-noster

Par champs et marais emmenant femmes et filles

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knechten. Ils n'ont point d'artillerie, car en ayant besoin chez nous, ils ont décidé d'envoyer cent canons avec de la poudre & des boulets à don Sébastien de Portugal; & l'on ne sait où vont les deux millions d'écus que nous avons payés en quatre fois par impôts & contributions; les bourgeois de Gand & de Bruxelles s'arment, Gand pour la réforme, & Bruxelles comme Gand; à Bruxelles, les femmes jouent du tambourin tandis que leurs hommes travaillent aux remparts. Et Gand la Hardie envoie à Bruxelles la Joyeuse de la poudre & des canons qui lui manquent pour se défendre contre les Malcontents & les Espagnols.’
Et un chacun, dans les villes & le plat-pays, in 't plat landt, voit que l'on ne doit point avoir confiance ni en Messeigneurs ni en tant d'autres. Et nous bourgeois & ceux du commun peuple sommes marris en notre coeur de ce que donnant notre argent & prêts à donner notre sang, nous voyons que rien n'avance pour le bien de la terre des pères. Et le pays Belgique est craintif & fâché, n'ayant point de chefs fidèles pour lui donner occasion de bataille & lui bailler victoire, à grands efforts d'armes toutes prêtes contre les ennemis de liberté.
Et les bien avisés s'entredisaient:
‘Dans la pacification de Gand, les seigneurs de Hollande & Belgique jurèrent l'extinction des haines; la réciprocité d'assistance entre les États belgiques & les États néerlandais; déclarèrent les placards non avenus; les confiscations levées; la paix entre les deux religions; promirent d'abattre tous & toutes colonnes, trophées, inscriptions & effigies dressées par le duc d'Albe à notre déshonneur: mais dans le coeur des chefs les haines sont debout: les nobles & le clergé fomentent la division entre les États de l'Union; ils reçoivent de l'argent pour payer des soldats, ils le gardent pour leur empiffrement; quinze mille procès sont en surséance pour réclamation sur les biens confisqués; les luthériens & romains s'unissent contre les calvinistes; les héritiers légitimes ne peuvent parvenir à chasser de leurs biens les spoliateurs; la statue du duc est par terre, mais l'image de l'inquisition est dans leur coeur.’
Et le pauvre populaire & les dolents bourgeois attendaient toujours le chef vaillant & fidèle qui les voulût mener à la bataille pour liberté.
Et ils s'entredisaient: ‘Où sont les illustres signataires du compromis, tous unis, disaient-ils, pour le bien de la patrie? Pourquoi ces hommes doubles firent-ils une si ‘sainte alliance,’ s'ils devaient tout aussitôt la rompre? Pourquoi s'assembler avec tant de fracas, exciter la colère du roi,

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pour après, couards & traîtres, se dissoudre? A cinq cents comme ils étaient, hauts & bas seigneurs réunis en frères, ils nous sauvaient de la fureur espagnole; mais ils sacrifièrent le bien de la terre de Belgique à leur bien particulier, ainsi que firent d'Egmont & de Hornes.
‘Las! disaient-ils, voyez maintenant venir Don Juan, le bel ambitieux, ennemi de Philippe, mais plus ennemi de nos pays. Il vient pour le pape & pour lui-même. Nobles & clergé trahissent.’
Et ils entament un semblant de guerre. Sur les murs des grandes & petites rues de Gand & de Bruxelles, voire même aux mâts des vaisseaux des Gueux, furent vus alors affichés les noms des traîtres, chefs d'armée & commandants de forteresses; ceux du comte de Liedekerke, qui ne défendit point son château contre Don Juan; du prévôt de Liége, qui voulut vendre la ville à Don Juan; de messieurs d'Aerschot, de Mansfeldt, de Berlaymont, de Rassenghien; ceux du Conseil d'Etat, de Georges de Lalaing, gouverneur de Frise, celui du chef d'armée le seigneur de Rossignol, émissaire de Don Juan, entremetteur de meurtre entre Philippe & Jaureguy, assassin maladroit du prince d'Orange; le nom de l'archevêque de Cambrai, qui voulut faire entrer les Espagnols dans la ville; les noms des jésuites d'Anvers, offrant trois tonneaux d'or aux États - c'est deux millions de florins - pour ne point démolir le château & le tenir pour Don Juan; de l'évêque de Liége; des prédicastres romains diffamant les patriotes; de l'évêque d'Utrecht, que les bourgeois envoyèrent paître ailleurs l'herbe de trahison; des ordres mendiants, qui intriguaient à Gand en faveur de Don Juan. Ceux de Bois-le-Duc clouaient au pilori le nom du carme Pierre, qui, aidé de leur évêque & du clergé de celui-ci, se faisait fort de livrer la ville à Don Juan.
A Douai ils ne pendirent point toutefois en effigie le recteur de l'Université, espagnolisé pareillement; mais sur les navires des Gueux on voyait sur la poitrine de mannequins pendus par le cou, des noms de moines, d'abbés & de prélats, ceux des dix-huit cents riches femmes & filles du béguinage de Malines qui, de leurs deniers, sustentaient, doraient & empanachaient les bourreaux de la patrie.
Et sur ces mannequins, piloris de traîtres, se lisaient les noms du marquis d'Harrault, commandant la place forte de Philippeville, gaspillant les munitions de guerre & de bouche inutilement pour livrer, sous prétexte de manque de vivres, la place à l'ennemi; celui de Belver, qui rendit Lembourg, quand la ville pouvait tenir encore huit mois; celui

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du président du conseil de Flandres; du magistrat de Bruges, du magistrat de Malines, gardant leurs villes pour Don Juan; de Messieurs de la chambre des comptes de Gueldre, fermée pour cause de trahison; de ceux du conseil de Brabant, de la chancellerie du duché; du conseil privé & des finances; des grand bailli & bourgmestre de Menin; & des méchants voisins de l'Artois, qui laissèrent passer sans encombre deux mille Français en marche pour le pillage.
- Las! s'entredisaient les bourgeois, voici que le duc d'Anjou a le pied en nos pays: il veut être roi chez nous; le vîtes-vous entrer à Mons, petit, ayant de grosses hanches, le nez gros, la trogne jaune, la bouche gouailleuse? c'est un grand prince, aimant les amours extraordinaires; on l'appelle, pour qu'il y ait en son nom grâce féminine & force virile, Monseigneur Monsieur Sa Grande Altesse d'Anjou.
Ulenspiegel était songeur. Et il chanta:

Le ciel est bleu, le soleil clair;
 Couvrez de crêpe les bannières,
 De crêpe les poignées des épées,
 Cachez les bijoux;
 Retournez les miroirs:
 Je chante la chanson de Mort,
 La chanson des traîtres.
  
Ils ont mis le pied sur le ventre
Et sur la gorge des fiers pays
De Brabant, Flandre, Hainaut,
Anvers, Artois, Luxembourg.
Noblesse & clergé sont traîtres;
L'appât des récompenses les mène.
Je chante la chanson des traîtres.

Quand partout l'ennemi pille,
Que l'Espagnol entre en Anvers,
Abbés, prélats & chefs d'armée
S'en vont par les rues de la ville,
Vêtus de soie, chamarrés d'or,
La trogne luisante de bon vin,
Montrant ainsi leur infamie.
  
Et par eux, l'Inquisition
 Se réveillera en grand triomphe,

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Et de nouveau ritelmans
Arrêteront des sourds-muets
Pour hérésie.
Je chante la chanson des traîtres.

Signataires du compromis,
Couards signataires,
Que vos noms soient maudits.
Où êtes-vous à l'heure de guerre?
Vous marchez comme corbeaux
A la suite des Espagnols.
Battez le tambour de deuil.

Pays belgique, l'avenir
Te condamnera pour t'être,
Tout en armes, laissé piller.
Avenir, ne te hâte point;
Vois les traîtres besogner:
Ils sont vingt, ils sont mille,
Occupant tous les emplois,
Les grands en donnent aux petits.
  
Ils se sont entendus
Pour entraver la résistance,
Par division & paresse,
Leurs devises de trahison.
Couvrez de crêpe les miroirs
Et les poignées des épées.
C'est la chanson des traîtres.
  
Ils déclarent rebelles
Espagnols & malcontents;
Défendent de les aider
Et de pain & d'abri,
Et de plomb ou de poudre.
Si l'on en prend pour les pendre,
Pour les pendre,
Ils les relâchent aussitôt.

Debout! disent ceux de Bruxelles;
Debout! disent ceux de Gand
Et le populaire belgique;
On vous veut, pauvres hommes,
Écraser entre le roi
Et le pape qui lance
La croisade contre Flandre.

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Ils viennent, les mercenaires,
A l'odeur du sang;
Bandes de chiens,
De serpents & d'hyènes.
Ils ont faim, ils ont soif.
Pauvre terre des pères,
Mûre pour ruine & mort.

Ce n'est point don Juan
Qui lui mâche la besogne
A Farnèse, mignon du pape,
Mais ceux que tu comblas
D'or & de distinctions,
Qui confessaient tes femmes,
Tes filles & tes enfants!
  
Ils t'ont jetée par terre
Et l'Espagnol te met
Le couteau sur la gorge,
Ils se gaussaient de toi,
En fêtant à Bruxelles.
La venue du prince d'Orange,
  
Quand on vit sur le canal
Tant de boîtes d'artifice
Pétaradant leur joie,
Tant de bateaux triomphants,
De peintures, de tapisseries.
On y jouait, pays belgique,
L'histoire de Joseph
Vendu par ses frères.

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III

Voyant qu'on le laissait dire, le moine levait le nez sur le vaisseau; & les matelots & soudards, pour le faire plus volontiers prêcher, parlaient mal de madame la Vierge, de messieurs les saints & des pieuses pratiques de la Sainte Église romaine.
Alors, entrant en rage, il vomissait contre eux mille injures:
- Oui! s'écriait-il, oui, me voilà bien en la caverne des Gueux! Oui, ce sont bien là ces maudits rongeurs de pays! Oui. Et on dit que l'inquisiteur, le saint homme, en a brûlé trop! Non: il en reste encore de cette sale vermine. Oui, sur ces bons & braves vaisseaux de Notre Seigneur Roi, si propres auparavant & si bien lavés, on voit maintenant la vermine des Gueux, oui, la puante vermine. Oui, c'est de la vermine, de la sale, puante, infâme vermine que le capitaine chanteur, le cuisinier à la bedaine pleine d'impiété, & eux tous avec leurs croissants blasphématoires. Quand le roi fera nettoyer ses navires avec le lavage d'artillerie, il faudra de la poudre & des boulets pour plus de cent mille florins afin de dissiper cette sale vilaine puante infection. Oui, vous êtes tous nés en l'alcôve de madame Lucifer, condamnée à habiter avec Satanas entre des murs de vermine, sous des rideaux de vermine, sur des matelats de vermine. Oui, & c'est là qu'en leurs infâmes amours ils mirent au monde les Gueux. Oui, & je crache sur vous.
A ces propos, les Gueux lui dirent:
- Que gardons ici ce fainéant, qui ne sait que vomir des injures? pendons-le plutôt.
Et ils se mirent en devoir de le faire.
Le moine, voyant la corde prête, l'échelle contre le mât, & qu'on allait lui lier les mains, dit lamentablement:
- Ayez pitié de moi, messieurs les Gueux, c'est le démon de colère qui parle en mon coeur & non votre humble captif, pauvre moine qui n'a qu'un cou en ce monde: gracieux seigneurs, faites miséricorde: fermez-moi la bouche, si vous le voulez, avec une poire d'angoisse, c'est un mauvais fruit, mais ne me pendez point.
Eux, sans l'écouter, & malgré sa furieuse résistance, le traînaient vers

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l'échelle. Il cria alors si aigrement, que Lamme dit à Ulenspiegel, qui était près de lui le soignant dans la cuisine:
- Mon fils! mon fils! ils ont volé un cochon dans l'étable, & ils l'égorgent. Oh! les larrons, si je savais me lever!
Ulenspiegel monta & ne vit que le moine. Celui-ci, en l'apercevant, tomba à genoux, les mains vers lui tendues:
- Messire capitaine, disait-il, capitaine des Gueux vaillants, redoutable sur terre & sur mer, vos soudards me veulent pendre parce que j'ai péché par la langue; c'est une punition injuste, messire capitaine, car il faudrait alors colleter de chanvre tous les avocats, procureurs, prédicateurs & les femmes, & le monde serait dépeuplé; messire, sauvez-moi de la corde: je prierai pour vous, vous ne serez point damné: baillez mon pardon. Le démon parolier m'emporta & me fit parler sans cesse: c'est un bien grand malheur. Ma pauvre bile s'aigrit alors & me fait dire mille choses que je ne pense point. Grâce, messire capitaine, & vous tous, messieurs, priez pour moi.
Soudain Lamme parut sur le pont en son linge & dit:
- Capitaine & amis, ce n'était point le porc, mais le moine qui criait, j'en suis aise. Ulenspiegel, mon fils, j'ai conçu un grand dessein à l'endroit de Sa Paternité; donne-lui la vie, mais ne le laisse point libre, sinon il fera quelque mauvais coup sur le navire: fais-lui bâtir plutôt sur le pont une cage étroite bien aérée, où il ne puisse que s'asseoir & dormir, ainsi qu'on fait pour les chapons.: laisse-moi le nourrir, & qu'il soit pendu s'il ne mange pas autant que je le veux.
- Qu'il soit pendu s'il ne mange point, dirent Ulenspiegel & les Gueux.
- Que comptes-tu faire de moi, gros homme? dit le moine.
- Tu le verras, répondit Lamme.
Et Ulenspiegel fit ce que Lamme voulait, & le moine fut mis en cage, & chacun put à l'aise l'y considérer.
Lamme étant descendu dans la cuisine, Ulenspiegel l'y suivit & l'entendit se disputer avec Nele:
- Je ne me coucherai point, disait-il, non, je ne me coucherai point pour que d'autres viennent fouailler dans mes sauces; non, je ne resterai point dans mon lit, comme un veau!
- Ne te fâche point, Lamme, disait Nele, sinon ta blessure va se rouvrir, & tu mourras.
- Eh bien, dit-il, je mourrai: je suis las de vivre sans ma femme.

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N'est-ce pas assez pour moi de l'avoir perdue, sans que tu veuilles encore m'empêcher, moi, le Maître-Queux de céans, de veiller moi-même au potage? ne sais-tu pas qu'il y a une santé infuse dans le fumet des sauces & des fricassées? Elles nourrissent même mon esprit & me cuirassent contre l'infortune.
- Lamme, dit Nele, il faut écouter nos conseils & te laisser guérir par nous.
- Je veux me laisser guérir, dit Lamme; mais qu'un autre entre ici, quelque vaurien ignorant, punais, sanieux, chassieux, morveux, qu'il vienne trôner comme Maître-Queux à ma place, & patrouiller de ses sales doigts dans mes sauces, j'aimerais mieux le tuer de ma louche de bois, qui serait de fer alors.
- Toutefois, dit Ulenspiegel, il te faut un aide, tu es malade...
- Un aide à moi! dit Lamme; à moi un aide! N'es-tu donc bourré que d'ingratitude comme une saucisse de viande hachée? Un aide, mon fils, & c'est toi qui le dis, à moi ton ami, qui t'ai nourri si longtemps & si grassement! Maintenant ma blessure va se rouvrir. Mauvais ami, qui donc ici te préparerait la nourriture comme moi? Que feriez-vous, tous deux, si je n'étais là pour te donner à toi, chef-capitaine, & à toi, Nele, quelque friand ragoût?
- Nous besognerions nous-mêmes en cuisine, dit Ulenspiegel.
- La cuisine, dit Lamme: tu es bon pour en manger, pour la flairer, pour la humer; mais pour en faire, non: pauvre ami & chef-capitaine, sauf respect, je te ferais manger des gibecières découpées en rubans, tu les prendrais pour des tripes dures: laisse-moi, laisse-moi, mon fils, être Maître-Queux de céans, sinon, je sécherai comme un échalas.
- Demeure donc Maître-Queux, dit Ulenspiegel; si tu ne guéris point, je fermerai la cuisine & nous ne mangerons que biscuit.
- Ah! mon fils, dit Lamme pleurant d'aise, tu es bon comme Notre-Dame.

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IV

Toutefois il parut se guérir.
Tous les samedis les Gueux le voyaient mesurant la taille du moine avec une longue lanière de cuir.
Le premier samedi, il dit:
- Quatre pieds.
Et se mesurant, il dit:
- Quatre pieds & demi.
Et il parut mélancolique.
Mais, parlant du moine, le huitième samedi il fut joyeux & dit:
- Quatre pieds trois quarts.
Et le moine fâché, quand il prenait sa mesure, lui disait:
- Que me veux-tu, gros homme?
Mais Lamme, lui tirant la langue, ne sonnait mot.
Et sept fois par jour, les matelots & soudards le voyaient venir avec quelque nouveau plat, disant au moine:
- Voici des fèves grasses au beurre de Flandre: en mangeas-tu de pareilles en ton couvent? Tu as bonne trogne, on ne maigrit pas sur ce navire. Ne te sens-tu point pousser des coussins de graisse dans le dos? bientôt pour te coucher tu n'auras plus besoin de matelas.
Au second repas du moine:
- Tiens, disait-il, voilà des koeke-backen à la façon de Bruxelles, ceux de France disent crêpe, car il les portent au couvre-chef en signe de deuil: celles-ci ne sont point noires, mais blondes & dorées au four: vois-tu le beurre en ruisseler? il sera ainsi de ta bedaine.
- Je n'ai pas faim, disait le moine.
- Il faut que tu manges, disait Lamme: penses-tu que ce soient des crêpes de sarrasin? c'est de pur froment, mon père, père en graisse, de la fleur de froment, mon père aux quatre mentons: je vois déjà pousser le cinquième, & mon coeur est joyeux. Mange.
- Laisse-moi en repos, gros homme, disait le moine.
Lamme, devenant colère, répondait:

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- Je suis le maître de ta vie: préfères-tu la corde à une bonne écuelle de purée de pois aux croûtons, comme je t'en vais apporter une tantôt?
Et venant avec l'écuelle:
- La purée de pois, disait Lamme, aime à être mangée en compagnie: aussi viens-je de lui adjoindre des knoedels du pays d'Allemagne, belles boulettes de farine de Corinthe, jetées toutes vives dans l'eau bouillante: elles sont pesantes, mais font du lard. Mange tant que tu peux; plus tu mangeras, plus ma joie sera grande: ne fais point le dégoûté, ne souffle point si fort comme si tu en avais trop: mange. Ne vaut-il pas mieux manger que d'être pendu? Voyons ta cuisse! elle engraisse pareillement; deux pieds sept pouces de rondeur. Quel est le jambon qui en mesure autant?
Une heure après, il revenait près du moine:
- Tiens, disait-il, voici neuf pigeons: on les a abattus pour toi, ces bêtes innocentes qui, sans crainte, volaient au-dessus des navires: ne les dédaigne point, je leur ai mis dans le ventre une boulette de beurre; de la mie de pain; de la muscade râpée, des clous de girofle pilés en un mortier de cuivre reluisant comme ta peau: monsieur du soleil est tout joyeux de se pouvoir mirer en une face aussi claire que la tienne, à cause de la graisse, de la bonne graisse que je te fis.
Au cinquième repas il venait lui porter un waterzooy.
- Que penses-tu, lui disait-il, de ce hochepot de poisson? La mer te porte & te nourrit; elle n'en ferait pas plus pour sa royale Majesté. Oui, oui, je vois pousser le cinquième menton visiblement, un peu plus du côté gauche que du côté droit: il faudra engraisser ce côté disgracié, car Dieu nous dit: ‘Soyez justes à un chacun.’ Où serait la justice, si ce n'est dans une équitable distribution de graisse? Je t'apporterai à ton sixième repas des moules, ces huîtres du pauvre monde, comme on n'en servit jamais en ton couvent: les ignorants les font bouillir & les mangent ainsi; mais ce n'est que le prologue de fricassée: il les faut ensuite ôter des coquilles, mettre leurs corps délicats dans un poêlon, de là les étuver doucement avec du céleri, de la muscade & de la girofle, & lier la sauce avec de la bière & de la farine, & les servir avec des rôties au beurre. Je les fis ainsi pour toi. Pourquoi les enfants doivent-ils à leurs pères & mères une si grande reconnaissance? Parce qu'ils leur ont donné l'abri, l'amour, mais surtout la nourriture: tu dois donc m'aimer comme ton père & ta mère, & comme à eux

[Page 457]

tu me dois reconnaissance de gueule: ne roule donc point contre moi des yeux si farouches.
Je t'apporterai tantôt une soupe à la bière & à la farine, bien sucrée, avec force canelle. Sais-tu pourquoi? Pour que ta graisse devienne transparente & tremble sur ta peau: on la voit telle quand tu t'agites. Maintenant voici que sonne le couvre-feu: dors en paix, sans souci du lendemain, certain de retrouver tes repas onctueux & ton ami Lamme pour te les bailler sans faute.
- Va-t'en & laisse-moi prier Dieu, disait le moine.
- Prie, disait Lamme, prie en joyeuse musique de ronflements: la bière & le sommeil te feront de la graisse, de la bonne graisse. Moi je suis aise.
Et Lamme s'allait mettre au lit.
Et les matelots & soudards lui disaient:
- Qu'as-tu donc à nourrir si grassement ce moine qui ne te veut aucun bien?
- Laissez-moi faire, disait Lamme, j'accomplis un grand oeuvre.


V

Décembre étant venu, le mois des longues ténèbres, Ulenspiegel chanta:

Monseigneur Sa Grande Altesse
Lève le masque,
Voulant régner sur le pays Belgique.
Les États espagnolisés
Mais non Angevinés
Disposent des impôts,
Battez le tambour
D'Angevine déconfiture.
  
Ils ont à leur discrétion
 Domaines, accises & rentes,
 Création des magistrats,
 Et les emplois aussi.

[Page 458]

Il en veut aux réformés,
Monsieur Sa Grande Altesse,
Qui passe en France pour athée.
Oh! l'Angevine déconfiture!

C'est qu'il veut être roi
Par le glaive & par la force,
Roi absolu pour tout de bon,
Ce Monseigneur & Grande Altesse;
C'est qu'il veut prendre en trahison
Plusieurs belles villes & même Anvers;
Signorkes & pagaders levés matin.
 Oh! l'Angevine déconfiture!

Ce n'est pas sur toi, France,
Que se rue ce peuple, de rage affolé;
Ces coups d'armes meurtrières
Ne frappent point ton noble corps;
Et ce ne sont point tes enfants
Dont les cadavres entassés
Remplissent la porte Kip-Dorp.
Oh! l'Angevine déconfiture!

Non, ce ne sont pas tes enfants
Que le peuple jette à bas des remparts.
C'est d'Anjou la Grande Altesse,
D'Anjou le débauché passif,
France, vivant de ton sang,
Et voulant boire le nôtre;
Mais entre la coupe & les lèvres...
Oh! l'Angevine déconfiture!

Monsieur Sa Grande Altesse,
Dans une ville sans défense
Cria: ‘Tue! tue! Vive la messe!’
Avec ses beaux mignons,
Ayant des yeux où brille
Le feu honteux, impudent & inquiet,
De la luxure sans amour.
Oh! l'Angevine déconfiture!

C'est eux qu'on frappe & non toi, pauvre peuple,
Sur qui ils pèsent par impôts,
Gabelles, tailles, déflorements,
Te dédaignant & te faisant donner

[Page 459]

Ton blé, tes chevaux, tes chariots,
Toi qui es pour eux un père.
Oh! l'Angevine déconfiture!

Toi, qui es pour eux une mère,
Allaitant les déportements
De ces parricides qui souillent
Ton nom à l'étranger, France, qui te repais
Des fumées de leur gloire,
Quand ils ajoutent
Par de sauvages exploits...
Oh! l'Angevine déconfiture!

Un fleuron à ta couronne militaire,
Une province à ton territoire.
Laisse au coq stupide ‘Luxure & bataille;’
Le pied sur la gorge,
Peuple français, peuple de mâles,
Le pied qui les écrase!
Et tous les peuples t'aimeront
Pour Angevine déconfiture.


VI

En mai, quand les paysannes de Flandre jettent la nuit lentement au-dessus & en arrière de leurs têtes trois fèves noires pour se préserver de maladie & de mort, la blessure de Lamme se rouvrit; il eut une grande fièvre & demanda à être couché sur le pont du navire, vis-à-vis la cage du moine.
Ulenspiegel le voulut bien; mais de crainte que son ami ne tombât à la mer en un accès, il le fit bien solidement attacher à son lit.
En ses lueurs de raison il recommanda sans cesse qu'on n'oubliât pas le moine; & il lui tirait la langue.
Et le moine disait:
- Tu m'insultes, gros homme.
- Non, répondait Lamme, je t'engraisse.
Le vent soufflait doux, le soleil brillait tiède: Lamme en fièvre était bien attaché sur son lit, afin qu'en ses soubresauts d'affolement il ne sautât

[Page 460]

point par-dessus le pont du navire, &, se croyant encore en cuisine, il disait:
‘Ce fourneau est clair aujourd'hui. Tantôt il pleuvra des ortolans. Femme, tends des lacets en notre verger. Tu es belle ainsi, les manches retroussées jusques au coude. Ton bras est blanc, j'y veux mordre, mordre avec les lèvres qui sont des dents de velours. A qui est cette belle chair, à qui ces beaux seins transparents sous ta blanche casaque de toile fine? A moi, mon doux trésor. Qui fera la fricassée de crêtes de coq & de croupions de poulet? Pas trop de muscade, elle donne la fièvre. Sauce blanche, thym & laurier. Où sont les jaunes d'oeuf?’
Puis faisant signe à Ulenspiegel d'approcher l'oreille de sa bouche, il lui disait tout bas:
‘Tantôt il va pleuvoir de la venaison, je te garderai quatre ortolans de plus qu'aux autres. Tu es capitaine, ne me trahis point.’
Puis entendant le flot battre doucement le mur du navire:
‘Le potage bouillonne, mon fils, le potage bouillonne, mais que ce fourneau est lent à chauffer!’
Sitôt qu'il reprenait ses esprits, il disait, parlant du moine:
‘Où est-il? croît-il en graisse?’
Le voyant alors, il lui tirait la langue & disait:
‘Le grand oeuvre s'accomplit, je suis aise.’
Un jour il demanda qu'on dressât sur le pont la grande balance, qu'on le plaçât, lui, sur un plateau, & qu'on mît le moine sur l'autre: à peine le moine y fut-il, que Lamme monta comme une flèche en l'air, & tout joyeux dit, le regardant:
‘Il pèse! il pèse! Je suis un esprit léger à côté de lui: je vais voler en l'air comme un oiseau; j'ai mon idée: ôtez-le que je puisse descendre; mettez les poids maintenant: replacez-le. Combien pèse-t-il? Trois cent quatorze livres. Et moi? Deux cent vingt.’

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VII

Dans la nuit du lendemain, à l'aube grise, Ulenspiegel fut réveillé par Lamme, criant:
- Ulenspiegel! Ulenspiegel! à la rescousse, empêche-la de partir. Coupez les cordes! coupez les cordes!
Ulenspiegel monta sur le pont & dit:
- Pourquoi cries-tu? je ne vois rien.
- C'est elle, répondit Lamme, elle, ma femme, là, dans cette chaloupe qui tourne autour de ce flibot; oui, de ce flibot d'où sortaient des chants & accords de viole.
Nele était montée sur le pont:
- Coupe les cordes, m'amie, dit Lamme. Ne vois-tu pas que ma blessure est guérie, sa douce main l'a pansée; elle, oui, elle. La vois-tu debout dans la chaloupe? Entends-tu? elle chante encore. Viens, mon aimée, viens, ne fuis point ton pauvre Lamme, qui fut si seul au monde sans toi.
Nele lui prit la main, toucha son visage:
- Il a encore la fièvre, dit-elle.
- Coupez les cordes, disait Lamme; donnez-moi une chaloupe! Je suis vivant, je suis heureux, je suis guéri.
Ulenspiegel coupa les cordes: Lamme, sautant de son lit en haut-de-chausses de toile blanche, sans pourpoint, se mit en devoir lui-même de descendre la chaloupe.
- Vois-le, dit Nele à Ulenspiegel: ses mains en besognant tremblent d'impatience.
La chaloupe étant prête, Ulenspiegel, Nele & Lamme y descendirent avec un rameur & se dirigèrent vers le flibot mouillé au loin dans le havre.
- Vois le beau flibot, disait Lamme aidant le rameur.
Sur le ciel frais du matin, coloré comme du cristal doré par les rayons du nouveau soleil, le flibot délâchait sa carène & ses mâts élégants.
Pendant que Lamme ramait:
- Dis-nous maintenant comment tu l'as retrouvée, demanda Ulenspiegel.
Lamme répondit parlant par saccades:

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- Je dormais, déjà mieux portant. Tout à coup bruit sourd. Morceau de bois frappe le navire. Chaloupe. Matelot court au bruit: Qui est là? Une voix douce, la sienne, mon fils, la sienne, sa voix suave: Amis. Puis plus grosse voix: Vive le Gueux: commandant du flibot Johannah parler à Lamme Goedzak. Matelot jette l'échelle. La lune brillait. Je vois forme d'homme montant sur le pont: hanches fortes, genoux ronds, bassin large; je me dis: faux homme: je sens comme rose s'ouvrant & me touchant la joue: sa bouche, mon fils, & je l'entends qui me dit, elle, comprends-tu? elle-même en me couvrant de baisers & de pleurs: c'était feu liquide embaumé tombant sur mon corps: ‘Je sais que je fais mal; mais je t'aime, mon homme! j'ai juré à Dieu: je manque à mon serment, mon homme, mon pauvre homme! je suis venue souvent sans oser t'approcher; le matelot me l'a permis enfin: je pansais ta blessure, tu ne me reconnaissais pas; mais je t'ai guéri; ne te fâche pas, mon homme! je t'ai suivi, mais j'ai peur, il est sur ce navire: laisse-moi partir; s'il me voyait, il me maudirait, & je brûlerais dans le feu éternel!’ Elle me baisa encore, pleurant & heureuse, & partit malgré moi, malgré mes pleurs: tu m'avais lié bras & jambes, mon fils, mais maintenant...
Et ce disant, il donnait de vigoureux coups de rame: c'était comme la corde tendue d'un arc qui lance la flèche en avant.
A mesure qu'ils approchaient du flibot, Lamme dit:
- La voilà se tenant sur le pont, jouant de la viole, ma mignonne femme aux cheveux d'un brun doré, aux yeux bruns, aux joues fraîches encore, aux bras nus & ronds, aux mains blanches. Bondis, chaloupe, sur le flot!
Le capitaine du flibot, en voyant venir la chaloupe & Lamme ramant comme un diable, fit jeter du pont une échelle. Quand Lamme en fut proche, il sauta de la chaloupe sur l'échelle au risque de choir dans la mer, lança derrière lui la chaloupe à plus de trois brasses; & grimpant comme un chat sur le pont, courut à sa femme qui, d'aise pâmée, le baisa & embrassa, disant:
- Lamme! ne me viens point prendre; j'ai juré à Dieu, mais je t'aime. Ah! cher homme!
Nele s'écria:
- C'est Calleken Huybrechts, la belle Calleken.
- C'est moi, dit-elle, mais las! l'heure de midi est passée pour ma beauté.
Et elle parut dolente.

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- Qu'as-tu fait? disait Lamme: qu'es-tu devenue? pourquoi m'as-tu quitté? pourquoi veux-tu me laisser maintenant?
- Écoute, dit-elle, ne te fâche point; je te veux tout dire: sachant tous les moines hommes de Dieu, je me confiai à l'un d'eux: il avait nom Broer Cornelis Adriaensen.
Ce qu'entendant Lamme:
- Quoi! dit-il, ce méchant cafard qui avait une bouche d'égoût, pleine de saletés & d'ordures, & ne parlait que de verser le sang des réformés, quoi! ce louangeur de l'inquisition & des placards! Ah! ce fut ce bougresque vaurien!
Calleken dit:
- N'insulte point l'homme de Dieu.
- L'homme de Dieu! dit Lamme, je le connais: ce fut l'homme d'ordures & de vilenies. Sort malheureux! ma belle Calleken tombée entre les mains de ce moine paillard! N'approche pas, je te tue: & moi qui l'aimais tant! mon pauvre coeur trompé qui était tout à elle! Que viens-tu faire ici? pourquoi m'as-tu soigné? il fallait me laisser mourir. Va-t'en; je ne te veux plus voir, va-t'en, ou je te jette à la mer. Mon couteau!...
Elle l'embrassant:
- Lamme, dit-elle, mon homme, ne pleure point: je ne suis point ce que tu penses: je n'ai point été à ce moine.
- Tu mens, dit Lamme pleurant & grinçant les dents à la fois. Ah! je ne fus jamais jaloux & le suis maintenant. Triste passion, colère & amour, besoin de tuer & d'étreindre. Va-t'en! non, reste! J'étais si bon pour elle! Le meurtre est maître en moi. Mon couteau! Oh! cela brûle, dévore, ronge, tu ris de moi...
Elle l'embrassait pleurant, douce & soumise.
- Oui, disait-il, je suis niais en ma colère: oui, tu gardais mon honneur, cet honneur qu'on accroche follement aux cottes d'une femme. Donc c'était pour cela que tu choisissais tes plus doux sourires pour me demander d'aller au sermon avec tes amies...
- Laisse-moi parler, disait la femme en l'embrassant: que je meure à l'instant si je te trompe.
- Meurs donc, dit Lamme, car tu vas mentir.
- Écoute-moi, dit-elle.
- Parle ou ne parle point, dit-il, ce m'est tout un.
- Broer Adriaensen, dit-elle, passait pour un bon prédicateur; je l'allai

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entendre: il mettait l'état ecclésiastique & le célibat bien au-dessus de tous les autres, comme étant plus propre à faire gagner aux fidèles le paradis: son éloquence était grande & fougueuse: plusieurs honnêtes femmes, dont j'étais, & notamment bon nombre de veuves & fillettes, en eurent l'esprit troublé. L'état de célibat étant si parfait, il nous recommanda d'y demeurer: nous jurâmes de ne nous laisser plus épouser derechef...
- Sinon par lui sans doute, dit Lamme pleurant.
- Tais-toi, dit-elle fâchée.
- Va, dit-il, achève: tu m'as porté un rude coup, je ne guérirai point.
- Si, dit-elle, mon homme, quand je serai près de toi toujours.
Elle le voulut embrasser & baiser, mais il la repoussa.
- Les veuves, dit-elle, jurèrent entre ses mains de ne se remarier jamais.
Et Lamme l'écoutait, perdu en sa jalouse rêverie.
Calleken, honteuse, poursuivit son propos:
- Il ne voulait, dit-elle, avoir pour pénitentes que des femmes ou des filles jeunes & belles: les autres, il les renvoyait à leurs curés. Il établit un ordre de dévotaires, nous faisant jurer à toutes de ne pas prendre d'autres confesseurs que lui: je le jurai: mes compagnes, plus instruites que moi, me demandaient si je voulais me faire instruire dans la Sainte Discipline & la Sainte Pénitence: je le voulus. Il était à Bruges, au quai des Tailleurs de Pierre, près du couvent des Frères Mineurs, une maison habitée par une femme nommée Calle de Najage, laquelle donnait aux fillettes l'instruction & la nourriture, moyennant un carolus d'or par mois: Broer Cornelis pouvait entrer chez Calle de Najage sans paraître sortir de son cloître: ce fut en cette maison que j'allai, en une petite chambre où il se tenait seul: là il m'ordonna de lui dire toutes mes inclinations naturelles & charnelles: je ne l'osai premièrement; mais je cédai enfin, pleurai & lui dis tout.
- Las! pleura Lamme, & ce moine pourceau reçut ainsi ta douce confession.
- Il me disait toujours, & cela est vrai, mon homme, qu'au-dessus de la pudeur terrestre est une pudeur céleste, par laquelle nous faisons à Dieu le sacrifice de nos hontes mondaines, & qu'ainsi nous avouons à notre confesseur tous nos secrets désirs, & sommes dignes alors de recevoir la Sainte Discipline & la Sainte Pénitence.
Enfin il m'obligea à me mettre nue devant lui, afin de recevoir sur mon

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corps, qui avait péché, le trop léger châtiment de mes fautes. Un jour il me força de me dévêtir, je m'évanouis quand je dus laisser tomber mon linge: il me ranima au moyen de sels & de flacons. - ‘C'est bien pour cette fois, ma fille, dit-il, reviens dans deux jours & apporte une verge.’ Cela dura longtemps sans que jamais... je le jure devant Dieu & tous ses saints... mon homme... comprends-moi... regarde-moi... vois si je mens: je restai pure & fidèle... je t'aimais.
- Pauvre doux corps, dit Lamme. O tache de honte sur ta robe de mariage!
- Lamme, dit-elle, il parlait au nom de Dieu & de notre sainte mère Église; ne le devais-je point écouter? Je t'aimais toujours, mais j'avais juré à la Vierge, par d'horribles serments, de me refuser à toi: je fus faible pourtant, faible pour toi. Te souviens-tu de l'hôtellerie de Bruges? J'étais chez Calle de Najage, tu passais par là sur ton âne avec Ulenspiegel. Je te suivis; j'avais une bonne somme d'argent, je ne dépensais rien pour moi, je te vis avoir faim: mon coeur tira vers toi, j'eus pitié & amour.
- Où est-il maintenant? demanda Ulenspiegel.
Calleken répondit:
- Après une enquête ordonnée par le magistrat & une investigation des méchants, Broer Andriaensen dut quitter Bruges, & se réfugia à Anvers. On m'a dit sur le flibot que mon homme le fit prisonnier.
- Quoi! dit Lamme, ce moine que j'engraisse, c'est...
- Lui, répondit Calleken se cachant le visage.
- Une hache! une hache! dit Lamme, que je le tue, que je vende aux enchères sa graisse de bouc lascif! Vite, retournons au navire. La chaloupe! Où est la chaloupe?
Nele lui dit:
- C'est une vilaine cruauté de tuer ou de blesser un prisonnier.
- Tu me regardes d'un oeil cruel; m'en empêcherais-tu? dit-il.
- Oui, dit-elle.
- Eh bien! dit Lamme, je ne lui ferai nul mal: laisse-moi seulement le faire sortir de sa cage. La chaloupe! Où est la chaloupe?
Ils y descendirent bientôt, Lamme s'empressait à ramer & pleurait tout ensemble.
- Tu es triste, mon homme? lui dit Calleken.
- Non! dit-il, je suis aise: tu ne me quitteras plus sans doute?
- Jamais! dit-elle.

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- Tu fus pure & fidèle, dis-tu; mais, douce mignonne, aimée Calleken, je ne vivais que pour te retrouver, & voici que maintenant, grâce à ce moine, il y aura du poison dans tous nos bonheurs, poison de jalousie... dès que je serai triste ou las seulement, je te verrai nue, soumettant ton beau corps à ce flagellement infâme. Le printemps de nos amours fut à moi, mais l'été fut à lui; l'automne sera gris, bientôt viendra l'hiver pour enterrer mon amour fidèle.
- Tu pleures? dit-elle.
- Oui, dit-il, ce qui est passé ne reviendra plus.
Nele dit alors:
- Si Calleken fut fidèle, elle devrait te laisser seul pour tes méchantes paroles.
- Il ne sait pas comme je l'aimais, dit Calleken.
- Dis-tu vrai? s'écria Lamme; viens, mignonne; viens, ma femme; il n'y a plus d'automne gris ni d'hiver fossoyeur.
Et il parut joyeux, & ils vinrent au navire.
Ulenspiegel donna les clefs de la cage à Lamme, qui l'ouvrit; il voulut en tirer par une oreille le moine sur le pont, mais il ne le put; il voulut l'en faire sortir de profil, il ne le put davantage.
- Il faudra casser tout; le chapon est gras, dit-il.
Le moine en sortit alors, roulant de gros yeux hébêtés, tenant des deux mains sa bedaine, & tomba sur son séant, à cause d'une grosse vague qui passa sous le navire.
Et Lamme, parlant au moine:
- Diras-tu encore gros homme? tu es plus gros que moi. Qui te fit faire sept repas par jour? Moi. D'où vient-il, braillard, que tu es maintenant plus calme, plus doux aux pauvres Gueux?
Et poursuivant ses propos:
- Si tu restes encore un an en cage, tu n'en sauras plus sortir: tes joues tremblent comme de la gelée de cochon quand tu te remues: tu ne cries déjà plus; bientôt tu ne sauras plus souffler.
- Tais-toi, gros homme, disait le moine.
- Gros homme, disait Lamme, entrant en rage; je suis Lamme Goedzak, tu es Broer Dikzak, Vetzak, Leugenzak, Slokkenzak, Wulpszak, le frère grossac, sac à graisse, sac à mensonge, sac à empiffrement, sac à luxure; tu as quatre doigts de lard sous la peau, on ne voit plus tes yeux; Ulenspiegel & moi logerions à l'aise dans la cathédrale de ta bedaine! Tu m'appelas gros

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homme, veux-tu un miroir pour contempler ta ventralité? C'est moi qui te nourris, monument de chair & d'os. J'ai juré que tu cracherais de la graisse, que tu suerais de la graisse & laisserais derrière toi des traces de graisse comme une chandelle fondant au soleil. On dit que l'apoplexie vient au septième menton; tu en as cinq & demi maintenant.
Puis parlant aux Gueux:
- Voyez ce paillard! c'est Broer Cornelis Adriaensen Vauriaensen, de Bruges: là, il prêcha une nouvelle pudeur. Sa graisse est sa punition; sa graisse est mon ouvrage. Or oyez, vous tous matelots & soudards: je vais vous quitter, te quitter, toi, Ulenspiegel, te quitter aussi toi, petite Nele, pour aller à Flessingue où j'ai du bien, vivre avec ma pauvre femme retrouvée. Vous me fîtes jadis serment de m'accorder tout ce que je vous demanderais...
- C'est parole de Gueux, dirent-ils.
- Donc, dit Lamme, regardez ce paillard, ce Broer Adriaensen Vauriaensen, de Bruges; je jurai de le faire mourir de graisse comme un pourceau; construisez une cage plus large, faites-lui faire de force douze repas en un jour au lieu de sept; baillez-lui une nourriture grasse & sucrée: il est déjà comme un boeuf, faites qu'il soit comme un éléphant, & vous le verrez remplir bientôt la cage.
- Nous l'engraisserons, dirent-ils.

Nous l'engraisserons, dirent-ils...

- Et maintenant, poursuivit Lamme parlant au moine, je te dis adieu aussi à toi, vaurien, que je fais nourrir monacalement au lieu de te faire pendre: crois en graisse & en apoplexie.
Puis, prenant sa femme Calleken dans ses bras:
- Regarde, grogne ou meugle, je te l'enlève, tu ne la fouetteras point davantage.
Mais le moine, entrant en fureur & parlant à Calleken:
- Tu t'en vas donc, femme charnelle, dans le lit de Luxure! Oui, tu t'en vas sans pitié pour le pauvre martyr de la parole de Dieu, qui t'enseigna la sainte, suave & céleste discipline. Sois maudite! Que nul prêtre ne te pardonne; que la terre soit brûlante à tes pieds; que le sucre te paraisse du sel; que le boeuf te soit comme du chien mort; que le pain te soit de la cendre; que le soleil te soit de glace & la neige un feu d'enfer; que ta fécondité soit maudite; que tes enfants soient détestables; qu'ils aient un corps de singe, une tête de pourceau plus grosse que leur ventre; que tu souffres, pleures, geignes en ce monde & en l'autre, dans l'enfer qui t'attend, l'enfer de soufre

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& de bitume allumé pour les femelles de ton espèce: tu refusas mon paternel amour: sois maudite trois fois par la sainte Trinité; maudite sept fois par les chandeliers de l'Arche; que la confession te soit damnation; que l'hostie te soit un venin mortel, & qu'à l'Église chaque dalle se lève pour t'écraser & de dire: ‘Celle-ci est la fornicatrice, celle-ci est maudite, celle-ci est damnée!
Et Lamme joyeux, sautant d'aise, disait:
- Elle fut fidèle, il l'a dit, le moine; vive Calleken!
Mais elle, pleurant & tremblant:
- Ote, dit-elle, mon homme, ôte cette malédiction de dessus moi. Je vois l'enfer! Otez la malédiction!
- Ote la malédiction, dit Lamme.
- Je ne l'ôterai point, gros homme, repartit le moine.
Et la femme demeurait toute blême & pâmée, & à genoux les mains jointes suppliait Broer Adriaensen.
Et Lamme dit au moine:
- Ote la malédiction sinon tu seras pendu, & si la corde casse à cause du poids, tu seras rependu jusqu'à ce que mort s'ensuive.
- Pendu & rependu! dirent les Gueux.
- Donc, dit le moine parlant à Calleken, va paillarde, va avec ce gros homme; va, je lève ma malédiction, mais Dieu & tous les saints auront l'oeil sur toi: va avec ce gros homme, va.
Et il se tut, suant & soufflant.
Soudain Lamme s'écria:
- Il gonfle, il gonfle! Je vois le sixième menton; au septième c'est l'apoplexie! Et maintenant, dit-il, s'adressant aux Gueux:
- Je vous recommande à Dieu, toi Ulenspiegel, à Dieu vous tous mes bons amis, à Dieu, toi Nele, à Dieu la sainte cause de liberté: je ne puis plus rien pour elle.
Puis ayant donné à tous & reçu l'accolade, il dit à sa femme Calleken:
- Viens, c'est l'heure des légitimes amours.
Tandis que le batelet glissait sur l'eau, emportant Lamme & son aimée, lui le dernier, matelots, soudards & mousses criaient tous, agitant leurs couvre-chefs: Adieu, frère; adieu, Lamme; adieu, frère, frère & ami.
Et Nele dit à Ulenspiegel en lui prenant du bout du doigt mignon une larme dans le coin de l'oeil:

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- Tu es triste, mon aimé?
- Il était bon, dit-il.
- Ah! dit-elle, cette guerre ne finira point, force nous sera donc toujours de vivre dans le sang & les larmes?
- Cherchons les sept, dit Ulenspiegel: elle approche l'heure de la délivrance.
Suivant le voeu de Lamme, les Gueux engraissèrent le moine en sa cage. Quand il fut mis en liberté, moyennant rançon, il pesait trois cent dix-sept livres & cinq onces, poids de Flandre.
Et il mourut prieur de son couvent.


VIII

En ce temps-là, Messeigneurs des Etats généraux s'assemblèrent à La Haye pour juger Philippe, roi d'Espagne, comte de Flandre, de Hollande, etc., suivant les chartes & privilèges par lui consentis.
Et le greffier parla ainsi:
- Il est notoire à un chacun qu'un prince de pays est établi par Dieu, souverain & chef de ses sujets pour les défendre & préserver de toutes injures, oppressions & violences, ainsi qu'un berger est ordonné pour la défense & la garde de ses brebis. Il est notoire aussi que les sujets ne sont pas créés par Dieu pour l'usage du prince, pour lui être obéissants en tout ce qu'il commande, que ce soit chose pie ou impie, juste ou injuste, ni pour le servir comme des esclaves. Mais le prince est prince pour ses sujets, sans lesquels il ne peut être, afin de gouverner selon le droit & la raison; pour les maintenir & les aimer comme un père ses enfants, comme un pasteur ses brebis, risquer sa vie pour les défendre; s'il ne le fait, il doit être tenu non pour un prince, mais pour un tyran. Philippe roi lança sur nous, par appels de soldats, bulles de croisade & d'excommunication, quatre armées étrangères. Quelle sera sa punition, en vertu des lois & coutumes du pays?
- Qu'il soit déchu, répondirent Messeigneurs des États.
- Philippe a forfait à ses serments: il a oublié les services que nous lui rendîmes, les victoires que nous l'aidâmes à remporter. Voyant que nous étions riches, il nous laissa rançonner & piller par ceux du conseil d'Espagne.

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- Qu'il soit déchu comme ingrat & larron, répondirent Messeigneurs des États.
- Philippe, continua le greffier, mit dans les plus puissantes villes des pays de nouveaux évêques, les dotant & bénéficiant avec les biens des plus grosses abbayes; il introduisit, par l'aide de ceux-ci, l'Inquisition d'Espagne.
- Qu'il soit déchu comme bourreau, dissipateur du bien d'autrui, répondirent Messeigneurs des États.
- Les nobles des pays, voyant cette tyrannie, exhibèrent, l'an 1566, une requête par laquelle ils suppliaient le souverain de modérer ses rigoureux placards & notamment ceux qui concernaient l'Inquisition: il s'y refusa toujours.
- Qu'il soit déchu comme un tigre entêté dans sa cruauté, répondirent Messeigneurs des États.
Le greffier poursuivit:
- Philippe est fortement soupçonné d'avoir, par ceux de son conseil d'Espagne, secrètement excité les brisements d'images & le sac des églises, afin de pouvoir, sous prétexte de crime & de désordres, faire marcher sur nous des armées étrangères.
- Qu'il soit déchu comme instrument de mort, répondirent Messeigneurs des États.
- A Anvers, Philippe fit massacrer les habitants, ruina les marchands flamands & les marchands étrangers. Lui & son conseil d'Espagne donnèrent à un certain Rhoda, vaurien renommé, par de secrètes instructions, le droit de se déclarer le chef des pillards, de récolter du butin, de se servir de son nom, à lui, Philippe roi, de contrefaire ses sceaux, contre-sceaux, & de se comporter comme son gouverneur & lieutenant. Les lettres royales interceptées & qui sont entre nos mains prouvent le fait. Tout est arrivé de son consentement & après délibération du conseil d'Espagne. Lisez ses lettres, il y loue le fait d'Anvers, reconnaît avoir reçu un signalé service, promet de le récompenser, engage Rhoda & les autres Espagnols à marcher dans cette voie glorieuse.
- Qu'il soit déchu comme larron, pillard & meurtrier, répondirent Messeigneurs des États.
- Nous ne voulons que le maintien de nos privilèges, une paix loyale & assurée, une liberté modérée, notamment touchant la religion qui concerne principalement Dieu & conscience: nous n'eûmes rien de Philippe, sinon des traités menteurs servant à semer la discorde entre les provinces,

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pour les subjuguer l'une après l'autre & les traiter comme les Indes, par le pillage, la confiscation, les exécutions & l'Inquisition.
- Qu'il soit déchu comme assassin préméditant meurtre de pays, répondirent Messeigneurs des États.
- Il a fait saigner les pays par le duc d'Albe & ses happe-chair, par Medina-Coeli, Requescus, les traîtres des conseils d'État & des provinces; il recommanda une rigoureuse & sanglante sévérité à Don Juan & à Alexandre Farnèse, prince de Parme (ainsi qu'on le voit par ses lettres interceptées); il mit au ban de l'empire Monseigneur d'Orange, paya trois assassins en attendant qu'il paye le quatrième; fit dresser chez nous des châteaux & forteresses, fit brûler vifs les hommes; enterrer vives les femmes & filles, hérita de leurs biens, étrangla Montigny, de Berghes & d'autres seigneurs, nonobstant sa parole royale; tua son fils Carlos; empoisonna le prince d'Ascoly, à qui il fit épouser dona Eufrasia, grosse de son fait, afin d'enrichir de ses biens le bâtard à venir; lança contre nous un édit qui nous déclarait tous traîtres, ayant perdu corps & biens, & commit ce crime, inouï dans un pays chrétien, de confondre les innocents & les coupables.
- De par toutes lois, droits & priviléges, qu'il soit déchu, répondirent Messeigneurs des États.
Et les sceaux du roi furent brisés.
Et le soleil luisait sur terre & sur mer, dorant les épis mûrs, mûrissant le raisin, jetant sur chaque vague des perles, parure de la fiancée de Neerlande liberté.
Puis, le prince d'Orange étant à Delft, fut frappé par un quatrième assassin de trois balles dans la poitrine. Et il mourut, suivant sa devise: ‘Tranquille parmi les cruelles ondes.’
Ses ennemis dirent de lui que pour faire pièce à Philippe roi, & n'espérant pas régner sur les Pays-Bas méridionaux & catholiques, il les avait offerts par un traité secret à Monseigneur Monsieur Sa Grande Altesse d'Anjou. Mais celui-ci n'était point né pour procréer l'enfant Belgique avec Liberté, qui n'aime point les amours extraordinaires.
Et Ulenspiegel avec Nele quitta la flotte.
Et la patrie belgique gémissait sous le joug, garrottée par les traîtres.

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IX

On était pour lors au mois des blés mûrs, l'air était pesant, le vent tiède: faucheurs & faucheuses pouvaient à l'aise dans les champs récolter sous le ciel libre, sur un sol libre, le blé semé par eux.
Frise, Drenthe, Overyssel, Gueldre, Utrecht, Noord-Brabant, Noord & Zuid-Holland; Walcheren, Noord & Zuid-Beveland; Duiveland & Schouwen qui forment la Zélande; toutes les côtes de la mer du Nord depuis Knokke jusqu'au Helder; les îles Texel, Vieland, Ameland, Schiermonik-Oog, allaient, depuis l'Escaut occidental jusqu'à l'Oost-Ems, être délivrés du joug espagnol; Maurice, fils du Taiseux, continuait la guerre.
Ulenspiegel & Nele, ayant leur jeunesse, leur force & leur beauté, car l'amour & l'esprit de Flandre ne vieillissent point, vivaient coîment dans la tour de Necre, en attendant qu'ils pussent venir souffler, après maintes cruelles épreuves, le vent de liberté sur la patrie belgique.
Ulenspiegel avait demandé d'être nommé commandant & gardien de tour, disant qu'ayant des yeux d'aigle & des oreilles de lièvre, il pourrait voir si l'Espagnol ne tenterait pas de se représenter dans les pays délivrés, & qu'alors il sonnerait wacharm, ce qui est alarme en langage flamand.
Le magistrat fit ce qu'il voulut: à cause de ses bons services, on lui donna un florin par jour, deux pintes de bière, des fèves, fromage, biscuit, & trois livres de boeuf par semaine.
Ulenspiegel & Nele vivaient ainsi à deux très-bien; voyant de loin avec joie les îles libres de Zélande: prés, bois, châteaux & forteresses, & les navires armés des Gueux gardant les côtes.
La nuit, ils montaient à la tour bien souvent, & là, s'asseyant sur la plateforme, ils devisaient des dures batailles, des belles amours passées & à venir. De là, ils voyaient la mer qui, par ce temps chaud, ferlait & déferlait sur le rivage des vagues lumineuses, les jetant sur les îles comme des fantômes de feu. Et Nele s'effrayait de voir dans les polders les feux follets, qui sont, disait-elle, les âmes des pauvres morts. Et tous ces lieux avaient été des champs de bataille.
Les feux follets s'élançaient des polders, couraient le long des digues,

[Page 473]

puis revenaient dans les polders comme s'ils n'eussent point voulu abandonner les corps dont ils étaient sortis.
Une nuit, Nele dit à Ulenspiegel:
- Vois comme ils sont nombreux en Dreiveland & volent haut: c'est du côté des îles des Oiseaux que j'en vois le plus grand nombre. Y veux-tu venir, Thyl? nous prendrons le baume qui montre choses invisibles aux yeux mortels.
Ulenspiegel répondit:
- Si c'est de ce baume qui me fit aller à ce grand sabbat, je n'y ai pas plus de confiance qu'en un songe creux.
- Il ne faut pas, dit Nele, nier la puissance des charmes. Viens, Ulenspiegel.
- J'irai.
Le lendemain, il demanda au magistrat qu'un soudard clairvoyant & fidèle le remplaçât, afin de garder la tour & de veiller sur le pays.
Et il s'en fut avec Nele vers les îles des oiseaux.
Cheminant par champs & par digues, ils virent de petites îlettes verdoyantes, entre lesquelles courait l'eau de la mer; & sur des collines de gazon allant jusqu'aux dunes, une grande foule de vanneaux, de mouettes & d'hirondelles de mer, qui se tenant immobiles faisaient de leurs corps les îlettes toutes blanches; au-dessus volaient des milliers de ces oiseaux. Le sol était plein de nids: Ulenspiegel, se baissant pour ramasser un oeuf sur le chemin, vit venir à lui, voletant, une mouette qui jeta un cri. Il en vint à cet appel plus de cent, criant d'angoisse, planant sur la tête d'Ulenspiegel & au-dessus des nids voisins; mais elles n'osaient s'approcher de lui.
- Ulenspiegel, dit Nele, ces oiseaux demandent grâce pour leurs oeufs.
Puis devenant tremblante, elle dit:
- J'ai peur, voici le soleil qui se couche, le ciel est blanc, les étoiles s'éveillent, c'est l'heure des esprits. Vois, rasant la terre, ces rouges exhalaisons; Thyl, mon aimé, quel est le monstre d'enfer ouvrant ainsi dans le nuage sa gueule de feu? Vois, du côté de Philips-land, où le roi bourreau fit deux fois, pour sa cruelle ambition, tuer tant de pauvres hommes, vois les feux follets qui dansent: c'est la nuit où les âmes des pauvres hommes tués dans les batailles quittent les limbes froids du purgatoire pour se venir réchauffer à l'air tiède de la terre: c'est l'heure où tu peux demander tout à Christ, qui est le Dieu des bons sorciers.

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- Les cendres battent sur mon coeur, dit Ulenspiegel. Si Christ pouvait montrer ces sept dont les cendres jetées au vent feraient heureuse la Flandre & l'entier monde.
- Homme sans foi, dit Nele, tu les verras par le baume.
- Peut-être, dit Ulenspiegel montrant du doigt Sirius, si quelque esprit descend de la froide étoile.
A ce geste, un feu follet voltigeant autour de lui s'attacha à son doigt, & plus il s'en voulait défaire, plus le follet tenait ferme.
Nele, tachant de délivrer Ulenspiegel, eut aussi son follet au bout de la main.
Ulenspiegel, frappant sur le sien, disait:
- Réponds! es-tu l'âme d'un Gueux ou d'un Espagnol? Si tu es l'âme d'un Gueux, va en paradis; si tu es celle d'un Espagnol, retourne en l'enfer d'où tu viens.
Nele lui dit:
- N'injurie point les âmes, fussent-elles des âmes de bourreaux.
Et, faisant danser son feu follet au bout de son doigt:
- Follet, disait-elle, gentil follet, quelles nouvelles apportes-tu du pays des âmes? A quoi sont-elles empêchées là-bas? Mangent-elles & boivent-elles, n'ayant pas de bouche? car tu n'en as point, follet mignon! ou bien ne prennent-elles la forme humaine que dans le benoît paradis?
- Peux-tu, dit Ulenspiegel, perdre ainsi le temps à parler à cette flamme chagrine qui n'a point d'oreilles pour t'entendre, ni de bouche pour te répondre?
Mais sans l'écouter:
- Follet, disait Nele, réponds en dansant, car je te vais interroger trois fois: une fois au nom de Dieu, une fois au nom de madame la Vierge, & une fois au nom des esprits élémentaires qui sont les messagers entre Dieu & les hommes.
Ce qu'elle fit, & le follet dansa trois fois.
Alors Nele dit à Ulenspiegel:
- Ote tes habits, je ferai de même: voici la boîte d'argent où est le baume de vision.
- Ce m'est tout un, répondit Ulenspiegel.
- Puis s'étant dévêtus & oints du baume de vision, ils se couchèrent nus l'un près de l'autre sur l'herbe.
Les mouettes se plaignaient; la foudre grondait sourde dans le nuage où

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brillait l'éclair; la lune montrait à peine entre deux nuées les cornes d'or de son croissant; les feux follets d'Ulenspiegel & de Nele s'en furent danser avec les autres dans la prairie.
Soudain Nele & son ami furent pris par la grande main d'un géant qui les jetait en l'air comme des ballons d'enfants, les reprenait, les roulait l'un sur l'autre & les pétrissait entre ses mains, les jetant dans les flaques d'eau entre les collines & les en retirait pleins d'herbes marines. Puis les promenant ainsi dans l'espace, il chanta d'une voix éveillant de peur toutes les mouettes des îles:

Ils veulent d'un oeil bigle,
Ces pucerons chétifs,
Lire les divins sigles
Que nous tenons captifs.
Lis, puce, le mystère;
Lis, pou, le mot sacré
Qui dans l'air, ciel & terre
Par sept clous est ancré

Et de fait, Ulenspiegel & Nele virent sur le gazon, dans l'air & dans le ciel, sept tables d'airain lumineux qui y étaient attachées par sept clous flamboyants. Sur les tables il était écrit:

Dans les fumiers germent les sèves;
Sept est mauvais, mais sept est bon;
Diamants sortent du charbon;
De sots docteurs, sages élèves:
Sept est mauvais, mais sept est bon.

Et le géant marchait suivi de tous les feux follets, qui, susurrant comme des cigales, disaient:

Regardez bien, c'est leur grand maître,
Pape des papes, roi des rois,
C'est lui qui mène César paître:
Regardez bien, il est de bois.

Soudain ses traits s'altérèrent, il parut plus maigre, triste & grand. Il tenait d'une main un sceptre & de l'autre une épée. Il avait nom Orgueil.
Et jetant Nele & Ulenspiegel sur le sol, il dit:
- Je suis Dieu.

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Puis à côté de lui, montée sur une chèvre, parut une fille rougeaude, les seins nus, la robe ouverte & l'oeil émérillonné: elle avait nom Luxure; vint alors une vieille juive ramassant des coquilles d'oeufs de mouettes: elle avait nom Avarice; & un moine gloutu goulu, mangeant des andouilles, s'empiffrant de saucisses & mâchonnant sans cesse comme la truie sur laquelle il était monté: c'était la Gourmandise; vint ensuite la Paresse, traînant la jambe, blême & bouffie, l'oeil éteint, que la Colère chassait devant elle à coups d'aiguillon. La Paresse, dolente, se lamentait, & toute en larmes, tombait de fatigue sur les genoux: puis vint la maigre Envie, à la tête de vipère, aux dents de brochet, mordant la Paresse parce qu'elle avait trop d'aise; la Colère parce qu'elle était trop vive; la Gourmandise parce qu'elle était trop repue; la Luxure parce qu'elle était trop rouge; l'Avarice pour les coquilles; l'Orgueil parce qu'il avait une robe de pourpre & une couronne. Et les follets dansaient tout autour.
Et parlant avec des voix d'hommes, de femmes, de filles & d'enfants plaintifs, ils dirent, gémissant:
- Orgueil, père d'ambition, Colère, source de cruauté, vous nous tuâtes sur les champs de bataille, dans les prisons & les supplices, pour garder vos sceptres & vos couronnes! Envie, tu détruisis en leur germe bien de nobles & d'utiles pensées, nous sommes les âmes des inventeurs persécutés; Avarice, tu changeas en or le sang du pauvre populaire, nous sommes les esprits de tes victimes; Luxure, compagne & soeur de meurtre, qui enfantas Néron, Messaline & Philippe, roi d'Espagne, tu achètes la vertu & payes la corruption; nous sommes les âmes des morts; Paresse & Gourmandise, vous salissez le monde, il faut vous en balayer; nous sommes les âmes des morts.
Et une voix fut entendue disant:

Dans les fumiers germent les sèves;
Sept est mauvais, mais sept est bon
A sots docteurs, sages élèves.
Pour avoir cendres & charbon,
Que fera le pou vagabond?

Et les follets dirent:
- Le feu c'est nous, la revanche des vieilles larmes, des douleurs du populaire; la revanche des seigneurs chassant au gibier humain sur leurs terres; revanche des batailles inutiles, du sang versé dans les prisons, des

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hommes brûlés; des femmes, des filles enterrées vives; la revanche du passé enchaîné & saignant. Le feu c'est nous; nous sommes les âmes des morts.
A ces mots les sept furent changés en statues de bois sans rien perdre de leur forme première
Et une voix dit:
- Ulenspiegel, brûle le bois.
Et Ulenspiegel se tournant vers les follets:
- Vous qui êtes de feu, dit-il, faites votre office.
Et les follets en foule entourèrent les sept, qui brûlèrent & furent réduits en cendres.
Et un fleuve de sang coula.
De ces cendres sortirent sept autres figures; la première dit:
- Je me nommais Orgueil, je m'appelle Fierté noble. Les autres parlèrent aussi, & Ulenspiegel & Nele virent d'Avarice sortir Économie; de Colère, Vivacité; de Gourmandise, Appétit; d'Envie, Émulation, & de Paresse, Rêverie des poëtes & des sages. Et la Luxure, sur sa chèvre, fut changée en une belle femme qui avait nom Amour.
Et les follets dansèrent autour d'eux une ronde joyeuse.
Ulenspiengel & Nele entendirent alors mille voix d'hommes & de femmes cachés sonores, ricassantes, qui, donnant un son pareil à celui de cliquettes, chantaient:

Quand sur la terre & quand sur l'onde
Ces sept transformés règneront,
Hommes, alors levez le front:
Ce sera le bonheur du monde.

Et Ulenspiegel dit: ‘Les esprits se gaussent de nous.’
Et une puissante main saisit Nele par le bras & la jeta dans l'espace.
Et les esprits chantèrent:

Quand le septentrion
Baisera le couchant,
Ce sera fin de ruines:
Cherche la ceinture.

- Las! dit Ulenspiegel: septentrion, couchant & ceinture. Vous parlez obscurément, messieurs les Esprits.

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Et ils chantèrent ricassant:

Septentrion, c'est Neerlande;
Belgique, c'est le couchant;
Ceinture, c'est alliance;
Ceinture, c'est amitié.

- Vous n'êtes point fous, messieurs les Esprits, dit Ulenspiegel.
Et ils chantèrent ricassant derechef:

La ceinture, pauvret,
Entre Neerlande & Belgique,
Ce sera bonne amitié,
Belle alliance.

Met raedt
En daedt;
Met doodt
En bloodt.

Alliance de conseil
Et d'action,
De mort
Et de sang

S'il le fallait,
N'était l'Escaut,
Pauvret, n'était l'Escaut.

- Las! dit Ulenspiegel, tel est donc notre vie tourmentée: larmes d'hommes & rire du destin.

Alliance de sang
Et de mort,
N'était l'Escaut.

repartirent ricassant les esprits.
Et une puissante main saisit Ulenspiegel & le jeta dans l'espace.

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X

Nele, tombant, se frotta les yeux & ne vit rien que le soleil levant dans des vapeurs dorées, les pointes des herbes toutes d'or aussi & le rayon jaunissant le plumage des mouettes endormies, mais elles s'éveillèrent bientôt.
Puis Nele se regarda, se vit nue & se vêtit à la hâte; puis elle vit Ulenspiegel nu pareillement & le couvrit; croyant qu'il dormait, elle le secoua, mais il ne bougeait pas plus qu'un mort; elle fut de peur saisie. ‘Ai-je, dit-elle, tué mon ami avec ce baume de vision? Je veux mourir aussi! Ah! Thyl, réveille-toi! Il est froid comme marbre!’
Ulenspiegel ne se réveillait point. Deux nuits & un jour se passèrent, & Nele, de douleur enfiévrée, veilla son ami Ulenspiegel.
On était au commencement du second jour, Nele entendit un bruit de clochette, & vit venir un paysan portant une pelle; derrière lui marchaient, un cierge à la main, un bourgmestre & deux échevins, le curé de Stavenisse & un bedeau lui tenant le parasol.
Ils allaient, disaient-ils, administrer le saint-sacrement de l'onction au vaillant Jacobsen qui fut Gueux par peur, mais qui, le danger passé, rentra pour mourir dans le giron de la Sainte Église Romaine.
Bientôt ils se trouvèrent face à face avec Nele pleurant, & virent le corps d'Ulenspiegel étendu sur le gazon, couvert de ses vêtements. Nele se mit à genoux.
- Fillette, dit le bourgmestre, que fais-tu près de ce mort?
N'osant lever les yeux, elle répondit:
- Je prie pour mon ami tombé ici comme frappé par la foudre; je suis seule maintenant & veux mourir aussi.
Le curé alors soufflant d'aise:
- Ulenspiegel le Gueux est mort, dit-il, loué soit Dieu! Paysan, hâte-toi de creuser une fosse; ôte-lui ses habits avant qu'on ne l'enterre.
- Non, dit Nele se dressant debout, on ne les lui ôtera point, il aurait froid dans la terre.
- Creuse la fosse, dit le curé au paysan qui portait la pelle.

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- Je le veux, dit Nele tout en larmes; il n'y a point de vers dans le sable plein de chaux, & il restera entier & beau, mon aimé.
Et tout affolée, elle se pencha sur le corps d'Ulenspiegel & le baisa avec des larmes & des sanglots.
Les bourgmestre, échevins & paysan eurent pitié, mais le curé ne cessait de dire joyeusement: ‘Le grand Gueux est mort, Dieu soit loué!’
Puis le paysan creusa la fosse, y mit Ulenspiegel & le couvrit de sable.
Et le curé dit sur la fosse les prières des morts: tous s'agenouillèrent autour; soudain il se fit sous le sable un grand mouvement, & Ulenspiegel, éternuant & secouant le sable de ses cheveux, prit alors le curé à la gorge:
- Inquisiteur! dit-il, tu me mets en terre tout vif pendant mon sommeil. Où est Nele? l'as-tu aussi enterrée? Qui es-tu?
Le curé cria:
- Le grand Gueux revient en ce monde. Seigneur Dieu! prenez mon âme.
Et il s'enfuit comme un cerf devant les chiens.
Nele vint à Ulenspiegel:
- Baise-moi, mignonne, dit-il.
Puis il regarda de nouveau autour de lui; les deux paysans s'étaient enfuis comme le curé, avaient jeté par terre, pour mieux courir, pelle, chaise & parasol; les bourgmestre & échevins, se tenant les oreilles de peur, geignaient sur le gazon.
Ulenspiegel alla vers eux, & les secouant:
- Est-ce qu'on enterre, dit-il, Ulenspiegel, l'esprit, Nele le coeur de la mère Flandre? Elle aussi peut dormir, mais mourir, non! Viens, Nele.
Et il partit avec elle en chantant sa sixième chanson, mais nul ne sait où il chanta la dernière.

FIN


Thyl et Nele à Damme
Charles Samuel et Charles Saint-André