LEGENDES Le meunier du fond de Quarreux

 

Les Fonds de Quarreux



LE MEUNIER DU FOND DE QUARREUX

Histoire de sorcières


"Récits de l’Ardenne, 1858"

Par Marcellin LA GARDE


I

La partie la plus sauvage, la plus accidentée de la vallée de l’Amblève est, sans contredit, celle connue sous le nom de Fond de Quarreux (nom qui, par parenthèse, pourrait fort bien venir de squarrosus, rocailleux). Les versants des montagnes entre lesquelles elle est profondément encaissée présentent, en effet, un aspect âpre et sévère, qui s’harmonise parfaitement avec l’éternel fracas que produit la rivière, coulant en pente à travers une multitude d’énormes blocs granitiques qui entravent son cours et semblent comme tombés là des nues, car ils sont probablement étrangers au système des roches voisines. Aussi la vue de cette gorge solitaire et bouleversée – semée de ces gigantesques monolithes, qui se dessinent tantôt sur le fond miroitant des eaux, tantôt sur la verdure des bruyères et des genévriers, des hêtres et des chênes – a-t-elle quelque chose qui frappe vivement l’imagination, quand surtout on la visite, comme je m’en suis passé la fantaisie, par une belle soirée d’été, à la pâle clarté de la lune.
En vérité si, comme des témoignages presque irrécusables ne permettent pas d’en douter, les divinités de l’Olympe celtico-germanique ont eu des autels dans ces contrées, il eût été impossible aux druides de trouver un temple mieux approprié à l’adoration des symboles mystérieux et sombres de leur culte.
Nous ne devrons donc pas être surpris de voir un jour la gent archéologique prétendre que le Fond de Quarreux était le théâtre principal des cérémonies religieuses des anciens Ségniens et que les quartiers de roc qui s’y trouvent ont jadis formé des menhirs, des cromlechs, des dolmens, dont deux ou trois mille ans ont bien pu détruire l’arrangement symétrique. Puis le nom de Quarreux même serait invoqué à l’appui de cette thèse : le wallon querri, chercher, dérive évidemment du latin quaerere. Quarreux voudrait donc dire chercheurs. Or, les druides, à certaines époques de l’année, ne cherchaient-ils pas, en grande pompe et en s’entourant de mystère, la verveine, la sélage, le gui et autres plantes auxquelles ils attribuaient des propriétés merveilleuses ? Que d’étymologies se bâtissent de la sorte !
Nous savons bien que, dans l’opinion des géologues, ces fragments rocheux sont tout simplement des blocs erratiques de quartz bleu veiné, appartenant au terrain diluvien, et amenés là des glaciers du nord sur des bancs de glace poussés violemment vers le sud ; ou, pour autrement parler, que ce sont des moraines, comme on en trouve beaucoup dans les Ardennes.
Urbain Germain, entendant un jour cette explication donnée par un savant professeur de géologie, en rit sous cape, m’engagea à n’en pas croire un mot et voulut me faire connaître la véritable histoire de ces pierres curieuses.
Cette histoire, que je m’empressai d’écrire et de publier, et que d’autres m’ont empruntée – en la défigurant, comme certains industriels démarquent ou fondent ce qu’ils craignent de voir reconnu – je la reprends aujourd’hui, après l’avoir entendue de nouveau de la bouche de mon bon vieux maître dans l’art de conter.
La voici donc :
Il y a plusieurs centaines d’années vivait, dans le fond de Quarreux, un meunier appelé Hubert Chefneux. Il aimait Dieu et son prochain, avait une bonne et pieuse femme, de beaux enfants, dont l’aîné allait être bientôt en âge de l’aider ; son moulin lui rapportait de quoi vivre modestement, et il arrivait bien rarement que lui et sa famille eussent besoin de recourir aux simples qui croissent dans la vallée : tranquillité de conscience, bonheur domestique, santé, pain quotidien, que pouvait-il désirer de plus ?
Aussi était-il parfaitement heureux, et il avait pour habitude de dire que s’il n’eût été souvent obligé de chômer, tantôt à cause de la crue des eaux, tantôt parce que la rivière se trouvait presque à sec, il n’eût pas échangé son sort contre celui du sire de Stoumont, dont il relevait et qu’il voyait souvent, avec une suite brillante et une meute nombreuse, parcourir les bois environnants.
Mais il comptait, pour remédier au double inconvénient dont il se plaignait, sur l’héritage d’un vieil oncle, censier en Hesbaye, et qui passait pour avoir fait des économies. Aussi, lorsqu’il apprit la mort du bonhomme, notre meunier s’imagina qu’il allait toucher une grosse somme d’argent et, la veille du jour où il devait partir pour recueillir la succession, lui et sa femme en réglèrent d’avance l’emploi : elle devait servir à améliorer le moulin et surtout à faire exécuter des travaux qui permissent d’avoir toujours un égal volume d’eau, aussi bien en temps d’inondation que de sécheresse car, nous l’avons dit, c’était là les seules causes de chagrin qu’Hubert eût au monde.
Aller de Quarreux à Warfusée c’était, dans ce temps-là, un long voyage ; et quand le brave meunier, couvert de ses meilleurs habits, prit le sac aux provisions et le bâton noueux, ce furent, de la part de Catherine et de ses enfants, des embrassements, des pleurs et des recommandations sans fin, car c’était la première fois qu’il partait pour passer plus d’une nuit dehors.
  
II

Le lendemain, Hubert arriva sans encombre à Warfusée ; mais quel fut son désappointement lorsqu’il apprit que le défunt ne laissait qu’un peu de biens meubles et que, défalcation faite de ce qui revenait au seigneur pour ses droits féodaux et à l’église pour les funérailles, il ne lui resterait presque rien. Adieu tous les beaux rêves qu’il s’était forgés tout en cheminant : bâtir un moulin tout neuf dans un endroit plus favorable.
Après avoir reçu le peu qui lui revenait, il se remit en route pour Quarreux, en proie à une profonde déception et maugréant contre la mémoire de son oncle, qui l’avait déçu dans son attente.
Hubert, marchant donc tout pensif, se trompa de direction et dut demander son chemin. On lui dit de se diriger vers un bâtiment surmonté de deux ailes tournant dans l’air et qui se voyait dans le lointain.
– Qu’est-ce que cela ? demanda Hubert, qui n’avait jamais rien vu de pareil.
– C’est un moulin à vent, lui répondit le paysan à qui il s’était adressé.
Hubert poursuivit sa route et arriva près du moulin en question, devant lequel il s’arrêta ébahi, et qu’il examina avec une avide curiosité. Sur l’entrefaite, le meunier en sortit et l’habitant du fond de Quarreux l’aborda pour lui demander à pouvoir visiter son moulin, ce qui lui fut accordé. Il quitta son confrère hesbignon, l’esprit excité par ce qu’il avait vu, mais aussi plus accablé qu’auparavant, car il songeait que s’il avait obtenu la somme sur laquelle il comptait, il aurait pu élever un pareil bâtiment sur le plateau voisin de son habitation et ainsi faire double besogne, et dans tous les cas ne jamais chômer, car la saison où la rivière déborde est toujours celle où règnent les grands vents.
Vingt fois, Hubert se retourna pour voir le moulin ailé et, lorsqu’il arriva à un endroit où une ondulation du terrain allait le faire disparaître à ses yeux, il s’assit pour le contempler une dernière fois et il le transporta par la pensée sur la montagne de Quarreux. Il le vit se dressant fièrement au milieu des bois verdoyants et des roches grises ; il en était propriétaire : il s’y trouvait installé au milieu de nombreux sacs de grain et de farine et d’un grand concours de cultivateurs des environs, curieux de voir cette nouveauté et enviant le sort de l’heureux meunier. Hélas ! le cri d’une chouette tira Chefneux de ce songe riant, et il s’aperçut que la nuit était tout à fait venue.
Il se remit en marche dans un état qui tenait tour à tour d’une folle ivresse et d’un accablement profond, suivant que l’illusion ou la réalité occupaient son esprit. L’illusion, c’était le moulin à vent sur la montagne ; la réalité, c’était le petit vieux moulin à eau dans la vallée, c’était sa femme qui l’attendait joyeuse, et qui allait être si cruellement désappointée à son retour.
Aussi, d’étranges idées, qui lui avaient été jusque-là inconnues, se firent-elles tout à coup jour en son esprit. Il croisa un homme ayant l’air d’un riche fermier revenant d’une foire, et il se dit que celui-là avait peut-être dans son gousset la somme qu’il faudrait... Il passa devant une chapelle dont la porte à grillage laissait voir, ornant une statue de la Vierge, éclairée par deux chandelles, une couronne, un sceptre et plusieurs cœurs en or, et il se dit : « Si je possédais cela ?... » Mais il rentra aussitôt en lui-même, et demanda pardon à Dieu d’avoir eu de si mauvaises pensées. Pour ne plus être tenté, il se représenta son dernier-né qui n’avait que dix mois, tressaillant et agitant ses petites mains quand il le reverrait.
Il arriva à un carrefour où il dut s’orienter. Voilà que tout à coup il entendit, non loin de lui, un bruit de pas retentissants et bientôt déboucha, par un des quatre chemins, un homme de haute stature, la tête couverte d’un chapeau à larges bords, enveloppé dans une espèce de houppelande verte et qui s’arrêta brusquement à la vue d’Hubert, lequel, un peu ému de cette rencontre, se borna à le saluer d’un « Dieu vous préserve ! », et comme il se disposait à continuer son chemin, l’inconnu lui adressa aussitôt la parole d’un air délibéré :
– Il paraît donc, l’ami, que nous suivons la même direction. Tant mieux, le soir, on aime à avoir un compagnon de voyage.
  
III

La conversation s’engagea aussitôt et, suivant l’usage naïf de nos campagnes, le meunier dit tout d’abord qui il était, d’où il venait et où il allait. L’homme à la houppelande, lui, déclara qu’il appartenait à la corporation des maîtres maçons de Liège et qu’il voyageait pour affaires de bâtisse. Hubert avait le cœur trop plein pour ne pas éprouver, dans tous les cas, le besoin de s’épancher : mais la qualité que venait de décliner son interlocuteur l’engagea à lui raconter toute son histoire et à lui parler surtout de l’impression qu’avait faite sur lui la vue du moulin à vent qu’il avait visité sur sa route, et de son désir irréalisable, il le savait, d’en posséder un pareil.
Le maître maçon vanta beaucoup ces sortes de moulins, importés d’Orient par les croisés, montra leur supériorité sur les moulins à eau, supériorité consistant, dit-il, dans le parfait équilibre de la masse, qui se soutient et joue en l’air sur un simple pivot ; dans la disposition des ailes pour recevoir le vent ; dans le rapport de la force mouvante avec la résistance des meules et des frottements.
– Et, ajouta-t-il, quelle heureuse situation que ces lieux élevés, battus des vents presque toute l’année !
Ces paroles achevèrent d’irriter la convoitise du meunier.
– Oh ! dit-il, que je voudrais n’avoir jamais vu pareille machine ! Cette idée va me poursuivre chaque jour. Sans mon oncle, je n’aurais jamais entrepris ce fatal voyage avant lequel j’étais content de mon sort. Encore, s’il m’avait laissé de quoi !... Mais non... À peine, avec ce que j’ai reçu, pourrai-je faire construire une roue neuve à ma baraque... Au diable soit-il, le frère de ma bonne mère !
Et son imagination s’échauffant de plus en plus, il alla jusqu’à dire que pour posséder un moulin comme celui qu’il avait vu en Hesbaye, il renoncerait pendant cent ans à sa part de paradis !
À ces mots, son compagnon l’arrêta et le regarda fixement : puis il se mit à rire :
– En vérité, camarade, vous ne parlez pas sérieusement.
– C’est bien comme je le dis ! s’écria Hubert en frappant la terre de son bâton.
– Prenez garde, le diable peut vous entendre. Nous ne sommes pas loin du Champ des Makralles, où il préside le sabbat à l’heure de minuit, et cette heure approche.
À ce souvenir du champ des sorcières dont il avait entendu de si terribles récits, à cette pensée que minuit allait sonner et que c’était l’heure des apparitions sinistres, Hubert se sentit frissonner et, machinalement, il allait faire le signe de croix quand son compagnon lui prit le bras :
– Vous avez peur, meunier, lui dit-il, peur, rien qu’à l’idée que Belzébuth pourrait être à un quart de lieue d’ici ; et vous parliez tantôt de passer un quart de siècle en sa société s’il voulait vous enrichir ?... J’avais donc raison de dire que vos paroles étaient paroles en l’air.
Chefneux, un peu confus de la faiblesse qu’il venait de montrer après le mouvement auquel il s’était laissé entraîner, se hâta de répondre :
– Je n’ai pas parlé de richesses, mais seulement d’avoir un petit moulin à vent sur la montagne.
– Dès qu’on entre en rapport avec le diable, il n’en coûte pas plus de lui demander beaucoup que peu. Lorsqu’il donne le château, il y ajoute la ferme ; quand il donne le moulin, il donne aussi la maison. J’en sais quelque chose.
– Comment ?
– Oui, j’ai déjà travaillé pour lui. Il paie bien, c’est l’essentiel.
– Vous le connaissez donc ?
– Quelle question ! Je l’ai vu cent et cent fois.
– Vous n’avez donc pas peur pour votre âme ?
– C’est là un point dont nous ne nous occupons guère, nous autres, habitants des villes. Le principal, c’est de bien vivre en ce monde, puisque nous y sommes ; l’avenir ne doit pas gâter le présent. Être heureux, envié pour le reste de ses jours et assurer le sort de sa famille, cela vaut bien qu’on risque quelque chose.
En ce moment, les deux voyageurs étaient arrivés à un nouveau carrefour. L’homme à la houppelande verte dit à Hubert Chefneux :
– Je dois vous quitter ici. Dans sept jours, à la même heure, c’est-à-dire vendredi prochain, à minuit, je repasserai par cet endroit. Je vous dis cela pour le cas où vous voudriez recourir à mes bons offices, et je vous garantis que vous auriez une maison superbe, avec un moulin comme il n’en existe pas à cent lieues à la ronde, à cent lieues, entendez-vous ? Adieu, ou au revoir, selon que vous voudrez.
Et le bizarre étranger quitta brusquement le meunier, qui le vit prendre par un sentier, à gauche du chemin qu’ils suivaient, et se perdre peu à peu dans l’obscurité. Chefneux réfléchit en frissonnant, car ce sentier conduisait au Champ des Makralles...
  
IV

Il était près d’une heure du matin quand le meunier arriva sur le sommet de la montagne qui domine la vallée, du côté de la rive droite de l’Amblève. Il avait la tête en feu, les membres brisés ; il s’assit sur un tertre, et pour la première fois depuis qu’il s’était séparé de son compagnon de route, il put se recueillir un peu. Il repassa dans son esprit toute la conversation qu’il venait d’avoir, et il en résulta plusieurs problèmes, qu’il se mit à examiner les uns après les autres.
Ou le maître maçon était Satan en personne, ou c’était un sorcier influent, ou bien un mauvais plaisant qui avait voulu le mystifier.
Après avoir pesé mûrement les paroles de l’inconnu et les circonstances de la rencontre et de la séparation, Hubert s’arrêta à la seconde supposition :
– C’est tout bonnement, se dit-il, un homme qui est en relations avec le diable et qui se rendait au sabbat.
Ce point bien arrêté chez lui, il allait descendre le coteau lorsque la lune, restée cachée toute la nuit, sortit des nuages et inonda de ses rayons argentés le plateau où il se trouvait et le vallon où était son habitation. C’est sur ce plateau qu’il avait placé le moulin à vent de ses rêves : il le revit encore comme dans un mirage, en même temps que son chétif moulin à eau, couvert de chaume, se montrait à lui dans toute sa pauvreté.
On était à la fin du mois de mai. L’aube ne devait pas tarder à paraître, et Hubert se dit qu’afin de laisser reposer sa famille, il attendrait que le jour vînt pour rentrer chez lui ; puis, comme il n’avait que de mauvaises nouvelles à apprendre à sa femme, on conçoit qu’il ne fût pas pressé d’assister à la scène de désolation à laquelle il s’attendait.
À quatre heures, – car chez lui on se levait tôt d’ordinaire –, son fils aîné sortit de la chaumière, porteur d’un sac pour aller remplir la trémie, preuve qu’en son absence la pratique n’avait pas manqué. Il se hâta de descendre la côte et alla droit au moulin, où le gars poussa un cri de joyeuse surprise en voyant son père, et courut se jeter à son cou. Au bruit qu’il fit, sa femme et les plus âgés des enfants accoururent, et le meunier fut presque porté en triomphe dans son logis, tant on était heureux de le revoir après trois jours d’absence.
Mais bientôt sa bonne Catherine s’aperçut qu’il avait l’air triste, souffrant même, et lui demanda s’il était malade.
– Ma foi, on le serait à moins... Voilà ce que c’est que de trop compter sur les héritages...
– N’aurais-tu rien touché ? demanda la meunière.
– Si fait, reprit-il, mais pas ce que je comptais recevoir.
– Alors, combien ?
– Oh ! peu de chose... Vingt couronnes.
Or, ils avaient compté sur deux cents couronnes au moins.
Hubert s’attendait donc à voir sa femme se lamenter. Mais la douce physionomie de Catherine conserva son expression souriante :
– Eh bien, que la volonté de Dieu soit faite ! dit-elle. Nous avons bien vécu jusqu’ici de notre travail, et nous avons élevé nos cinq enfants ; nous n’en vivrons pas moins, maintenant que deux de ces chers trésors vont être bientôt en âge de pourvoir à leurs besoins. Voilà que Lambert a quinze ans et Jeannette treize.
Cette résignation de sa femme soulagea le meunier d’un grand poids.
– C’est dommage, cependant, répliqua-t-il : si l’oncle nous avait laissé la somme que nous avions espérée, nous l’aurions mise bien à profit.
Et tout en déjeunant, il fit la description du moulin à vent qu’il avait vu en Hesbaye, ce qui amusa fort sa femme et ses enfants.
– Voilà, ajouta-t-il en terminant, ce que nous aurions pu avoir.
Et il poussa un profond soupir.
– Oui, mais Dieu ne l’a pas voulu, dit Catherine. Il connaît mieux que nous ce qui nous convient et ce que nous considérons comme un bien, il nous le refuse parce qu’il sait que ce serait un mal. Voyons dans tout cela, au lieu de nous plaindre, une nouvelle preuve de sa bonté.
Hubert aurait peut-être raconté à sa femme la singulière rencontre qu’il avait faite ; mais en entendant ces paroles, il se promit bien de ne pas en souffler mot. Cependant, s’étant couché pendant quelques heures pour se remettre de ses fatigues, il rêva de cette aventure, et pendant tout le reste de la journée, il ne put la chasser de son esprit.
  
V

Le lendemain, qui était un dimanche, après l’office divin auquel il assista dans l’église de Sougnez, Chefneux sentit le calme rentrer peu à peu dans son âme. Mais, dans l’après-midi, un orage terrible éclata et l’eau continua à tomber par torrents jusqu’au mardi matin ; de sorte que la rivière, débordée brusquement, arrêta les travaux du moulin. Et, pour comble de maux, Hubert s’aperçut que les pierres amenées par le courant avaient mis presque hors d’usage sa roue, déjà fortement endommagée.
– Ah ! disait-il à tout instant, je parie que le meunier hesbignon à qui j’ai parlé travaille à force, lui ; il fait un si bon petit vent ! Tandis que moi, me voilà les bras croisés et Dieu sait quand je pourrai me remettre à l’ouvrage, car je doute que ma roue puisse encore marcher. Qu’allons-nous devenir ?
Le jeudi, il se rendit à Stoumont pour y recevoir de l’argent, et entra dans un cabaret où il trouva un ancien bedeau de l’église, destitué parce qu’on le considérait comme un habitué du Champ des Makralles : il avait été rencontré à des heures indues par les campagnes, un flambeau à la main, et on prétendait qu’il avait des ressources dont l’origine n’était pas claire.
Hubert, qui auparavant eût fui Gilles Bertho, alla trinquer avec lui, et bientôt ils entamèrent une conversation qui fut entrecoupée par de fréquentes rasades. Inutile de dire de quoi parla d’abord le meunier, poursuivi par son idée fixe ; puis, l’ivresse le gagnant, il alla jusqu’à raconter, sans en rien omettre, l’aventure qui lui était arrivée pendant la nuit du vendredi précédent. L’ancien bedeau le regarda du seul œil qui lui restait, et qui avait alors un éclat étrange.
– Eh bien ! dit-il, que te proposes-tu de faire ? Serais-tu assez sot pour manquer une pareille occasion ?
Le meunier garda un instant le silence : il paraissait pensif.
– Si je pouvais, dit-il, obtenir quelques renseignements... Voyons, je vais te parler franchement... Tu dois le connaître, toi ?
– Et qui donc ?
– Le maître maçon.
– Ah ! je comprends, reprit l’autre en riant, tu crois aussi aux bêtises que l’on débite sur mon compte. Écoute bien ceci : c’est demain, me dis-tu, à minuit, que tu dois le trouver sur la Fagne. Eh bien, si tu es décidé à ne pas t’y rendre, déclare-le-moi nettement : j’irai, et comme j’ai mon envie aussi, car je voudrais savoir où se trouve certain trésor dont je soupçonne l’existence et qui m’enrichirait à jamais, je pense que le maître m’acceptera aussi bien que toi, car, quoi qu’en disent les imbéciles, mon âme en vaut une autre.
Gilles parlait-il ainsi pour exciter Chefneux ? Ou avait-il bien l’intention qu’il annonçait ? Toujours est-il que ses paroles firent cesser les irrésolutions du malheureux, qui prononça ce seul mot, d’une voix mal assurée, il est vrai :
– J’irai !
Il était nuit close lorsque le meunier revint chez lui. Pour la première fois de sa vie, sa femme s’aperçut qu’il était presque complètement ivre. Aussi ne fit-elle guère attention aux propos qu’il tint. Il parla d’un grand changement qui allait avoir lieu dans leur position ; il dit qu’il serait avant quelques jours le premier meunier du pays, et il voulut à toute force que sa femme tuât et rôtit, pour le souper, un cochon de lait qu’il s’était proposé d’engraisser ; mais, après beaucoup d’observations de la part de Catherine, il se contenta d’une poule. Il alla lui-même au poulailler pour happer la volaille ; mais, ayant saisi dans l’obscurité une poule noire, la seule de cette couleur qu’ils possédassent, il la lâcha avec effroi et finit par renoncer à faire bonne chère ce soir-là.
La nuit, Catherine s’étant éveillée pour allaiter son dernier-né, s’aperçut que son mari avait le sommeil très agité et l’entendit proférer des paroles entrecoupées, parmi lesquelles elle recueillit parfaitement celles-ci, prononcées d’une voix suppliante : « Monseigneur Belzébuth, en échange du moulin à vent et de la belle maison que vous voulez bien me faire bâtir, ne demandez pas mon âme pour plus de cent ans... c’est déjà si long. »
Un trait de lumière frappa la femme du meunier.
« Oh ! se dit-elle, mon pauvre homme a été sans doute entraîné au Champ des Makralles par l’idée d’avoir un moulin à vent. Que Notre Seigneur Jésus-Christ et la sainte Vierge nous protègent ! »
Le lendemain matin, la brave Catherine se leva de bonne heure et se rendit en pèlerinage à Notre-Dame de Dieupart. À son retour, en approchant de sa demeure, elle vit de loin Hubert assis sur le bord de la rivière, le front dans les mains et contemplant avec tristesse la roue immobile de son moulin. À l’aspect de sa femme, il se leva vivement et s’éloigna comme s’il eût voulu être seul avec lui-même et s’enfonça dans un bouquet d’aunes. La pauvre femme, en voyant son mari dans des dispositions si contraires à ses habitudes, se mit à pleurer. Cependant, à la pensée que Notre-Dame de Dieupart, qu’elle avait tant priée, ne pourrait manquer de venir à son secours pour la guérison de son cher Hubert, l’espoir rentra en elle ; mais hélas ! pour peu de temps.
  
VI

Quand vint l’heure du dîner, le meunier se trouva absent. On le chercha vainement aux alentours. Il ne reparut qu’à la nuit tombante. Le malheureux revenait de Stoumont où l’avait poussé le besoin de s’enivrer et de converser avec le vieux Gilles Bertho. Aux reproches de sa femme, qu’il avait plongée dans de mortelles angoisses, il répondit avec brutalité, lui qui, auparavant, ne lui avait jamais adressé une mauvaise parole.
– Plus de doute, dit celle-ci, l’esprit du mal est en lui.
Et elle fondit en larmes et se laissa tomber défaillante sur une chaise. Les enfants, voyant pleurer leur mère, pleurèrent à leur tour et se jetèrent aux genoux de leur père pour le calmer. Ce spectacle attendrit Hubert ; son front s’éclaircit, une larme vint mouiller sa paupière. Il pressa ses enfants sur son cœur, embrassa sa femme, puis sortit de la cabane, comme s’il eût éprouvé le besoin de respirer plus à l’aise.
Un combat terrible se livrait dans son âme... Mais le plateau était là, devant ses yeux, attendant la bâtisse si ardemment désirée, si souvent entrevue en songe qu’elle était devenue presque une réalité. Puis, le vieux Bertho lui avait raconté une foule d’histoires dont les héros riches et heureux en ce monde, semblaient le convier à les imiter.
Vers onze heures Hubert, croyant que sa compagne dormait profondément, se leva sans bruit et sortit. Mais le soupçon terrible qui dévorait Catherine depuis la veille l’avait tenue éveillée et, dès que son mari fut dehors, elle se leva à son tour et, rendue forte par une pensée de sublime dévouement, elle se dirigea vers le Champ des Makralles, car elle ne doutait pas qu’Hubert n’eût pris cette direction.
En effet, en côtoyant un petit sentier parallèle au chemin qui conduisait à l’endroit fatal, elle reconnut, dans le silence de la nuit, le pas de son mari.
Elle essaya de ne point le perdre de vue et, en marchant péniblement à travers les rochers et les ronces, elle put arriver en même temps que lui et sans avoir été aperçue, au carrefour où rendez-vous avait été donné au meunier le semaine précédente.
Elle vit qu’Hubert, parvenu là, regardait attentivement autour de lui, et n’apercevant rien, s’asseyait sur un petit tertre que couvrait un grand houx à la sombre verdure.
Quelques moments après, la pauvre femme, cachée derrière un buisson, vit, en frémissant des pieds à la tête, un homme de haute taille apparaître tout à coup. Elle crut que des flammes allaient sortir de terre, que des éclairs allaient sillonner la nue, que la foudre allait gronder, qu’un vent impétueux allait déraciner les arbres ; mais rien de semblable ne se passa.
Seulement, le corps de l’inconnu lui cachait son mari et elle ne put voir à quelles pratiques occultes ils se livrèrent. Faisant sur elle-même un suprême effort et serrant sur son cœur une médaille bénite à Dieupart, elle s’avança de quelques pas en rampant, et put entendre distinctement ces paroles prononcées par son mari :
– Ainsi, la troisième nuit, tout sera bien achevé, avant le chant du coq ?
Une autre voix répondit :
– Si, au moment où le coq chantera, les ailes du moulin ne tournent pas, je perds tous mes droits.
– Et c’est écrit ?
– Oui.
Catherine n’avait pas besoin d’en entendre davantage. Elle se signa, poussa un soupir étouffé et, le cœur brisé, s’éloigna pour retourner chez elle. Elle se recoucha, et lorsque son mari rentra, elle feignit de dormir profondément.
Le lendemain matin, Hubert annonça qu’il avait à se rendre à Louveigné pour s’y entendre avec un charpentier qui devait raccommoder la roue de son moulin. Mais il alla droit à Stoumont trouver Gilles Bertho. Il devait préparer sa femme à ce qui allait se passer, et il avait besoin pour cela d’un bon conseil. Le vieux compère lui dit qu’il se chargeait lui-même d’arranger l’affaire.
Vers le soir, en effet, un pèlerin passa devant la cabane d’Hubert : la femme se trouvait sur le seuil. Il lui demanda de quoi se rafraîchir, et la bonne Catherine s’empressa d’ouvrir le bahut aux provisions en lui disant : « Prenez. »
Le pèlerin, en s’en allant, lui dit d’un ton inspiré :
– Le ciel a voulu vous éprouver. Il est content. Votre mari désire un moulin à vent. Dès cette nuit, les anges commenceront à lui en bâtir un.
Et il s’éloigna rapidement en laissant Catherine d’autant plus épouvantée qu’elle ne douta pas que Satan lui-même se cachait sous l’apparence de ce pèlerin. C’était Bertho, comme on l’a deviné déjà.
Peu après, Hubert rentra. La meunière lui raconta simplement ce qui s’était passé, sans laisser percer aucun doute, car il y a dans le cœur des femmes des trésors inépuisables de délicatesse.
Et d’ailleurs, se disait-elle, à quoi bon faire rougir mon pauvre homme ? Il sera sauvé, je l’espère, et ignorera toujours que je savais tout.
Chefneux feignit d’éprouver une grande joie au récit de sa femme et fit entendre que, de son côté, il avait aussi reçu des avertissements mystérieux. Il osa même parler de remerciements à adresser au ciel.
  
VII

Entre onze heures et minuit, il se fit un grand bruit dans la paisible vallée. On entendit un roulement effroyable de morceaux de rochers et d’énormes pièces de bois, et au point du jour, des matériaux considérables se trouvèrent amoncelés sur le sommet de la montagne : les fondements d’un vaste bâtiment étaient déjà jetés.
La nuit suivante, le même bruit se répéta. Hubert se leva sans rien dire et sortit. Catherine, s’étant hasardée à regarder ce qui se passait dehors, vit des murs déjà entièrement élevés et, sur ces murs, un grand nombre d’hommes travaillant avec une rapidité prodigieuse.
Le lendemain, le bâtiment était presque achevé et à son sommet s’élevait une charpente tournant sur un énorme pivot : ce devait être le moulin à vent qui, ainsi, surmonterait la maison d’habitation du meunier, maison construite en pierres brutes d’une dimension extraordinaire, liées par de moindres pierres comblant les interstices, de sorte qu’elle présentait un caractère original tout à fait inconnu dans la contrée.
Hubert était dans l’ivresse, et il aurait voulu que tous les habitants des environs passassent par là. Mais par un hasard singulier, personne, pendant ces deux jours, ne parut de ce côté.
La troisième nuit, le meunier sortit encore et le silence de la vallée fut de nouveau troublé par un bruit formidable de coups de haches et de marteaux, sans cependant qu’aucune voix humaine se mêlât à ce bruit.
Catherine aussi se leva :
– Le moment approche, dit-elle en frémissant.
La pauvre femme pria pendant un quart d’heure, mit tout en ordre dans la maison, comme si elle allait entreprendre un long voyage, déposa un baiser brûlant sur le front de chacun de ses enfants qui dormaient d’un profond sommeil, les contempla avec des yeux mouillés de larmes en les bénissant, allaita le plus jeune, qu’elle embrassa à plus de vingt reprises, se munit de sa médaille de Notre-Dame de Dieupart, jeta un regard suprême sur ce qui l’environnait et, suffoquée par les sanglots, sortit rapidement en disant :
– Que Dieu soit avec moi !
Elle gravit la montagne et arriva sur le plateau. Elle vit que le moulin à vent était presque achevé et que les bizarres ouvriers, au nombre de vingt ou trente, étaient tous occupés à la toiture.
Elle se glissa dans l’intérieur du bâtiment sans être aperçue...
Cependant Chefneux n’était pas loin. Assis sur une éminence, il calculait le temps minute par minute, prêtant avidement l’oreille pour entendre le premier cri du coq, en regardant attentivement les deux ailes du moulin pour voir si elles ne s’agitaient pas encore.
Tout à coup, il sentit une main s’appuyer sur son épaule et une voix, à lui bien connue, prononça ces paroles :
– Eh bien, l’ami, es-tu content ?
Hubert allait répondre au maître maçon, – car c’était lui –, lorsque soudain le coq chanta.
Les ailes restèrent immobiles. Elles ne remuèrent pas davantage au second cri qui se fit entendre.
Le meunier haletait.
– Eh bien ? murmura-t-il.
Le coq chanta une troisième fois.
Les regards du maître maçon ressemblaient à des charbons ardents, et il poussa une espèce de rugissement terrible, car les chants se succédaient et rien ne bougeait.
Alors, regardant le meunier d’un air menaçant, il adressa, dans une langue inconnue, quelques mots à ses satellites qui, restés immobiles sur le toit, ressemblaient à autant de statues.
Et aussitôt ceux-ci se mirent à procéder, avec une rapidité vertigineuse, à la démolition de leur œuvre. Les pierres colossales, les pièces de bois roulèrent avec un fracas épouvantable le long de la montagne.
Tout à coup, un cri déchirant frappa l’air et, au milieu des débris, une forme humaine, lancée rapidement à travers l’espace, vint tomber dans la vallée.
Quand l’aube parut, le maître maçon et sa bande s’étaient évanouis, et il ne restait plus pierre sur pierre de la belle maison que surmontait fièrement le moulin à vent.
L’ambitieux Hubert, plongé dans une espèce d’hébétement, regardait avec tristesse les débris qui jonchaient le fond de Quarreux lorsqu’il tomba comme foudroyé... Il venait de reconnaître, parmi ces débris, le corps mutilé de sa fidèle compagne.
La pauvre Catherine avait empêché les ailes de tourner pour sauver l’âme de son mari, du père de ses enfants, et elle était morte victime de son dévouement conjugal. Aussi, Dieu dut la recevoir dans son paradis, et elle eut, sans doute, la consolation de s’y retrouver plus tard avec son cher Hubert, car le meunier passa le reste de ses jours dans les regrets et les larmes.




LEGENDES La fontaine aux loups

 



LA FONTAINE AUX LOUPS

"Les légendes du Val d'Amblève"

Par Marcellin La Garde
(1818 - 1889)



I

Quel est celui qui, - attiré à Spa par l'amour des belles promenades et des frais paysages, ou par le soin de sa santé , - n'a pas visité le Coo, pour y admirer une véritable merveille alpestre, - l'Amblève, au milieu d'un cadre des plus splendides et des plus variés, précipitant avec fracas une partie de ses eaux dans un fond, où l'autre partie vient silencieusement la rejoindre, après avoir formé une longue et brillante ceinture autour d'une île escarpée ?
Or, à peu de distance de la cascade du Coo, en allant vers Spa par Roanne, se trouve, tout près du chemin, la Fontaine aux loups, qui n'offre rien de remarquable par elle-même, mais à laquelle, si vous passez par là, vous jetterez assurément un regard, et dont vous goûterez peut-être l'eau fraîche et limpide, quand vous connaîtrez les circonstances auxquelles elle doit son nom, et les propriétés qu'on lui a prêtées longtemps.
La cascade a vu passer deux ou trois générations depuis qu'un riche cultivateur du Coo, Gilles Benoît, donna un bal à tous les jeunes gens du village, à l'occasion du mariage de sa fille unique avec le fils d'un de ses voisins. C'était au cœur d'un hiver rigoureux, la rivière était en partie prise par les glaces, la bise soufflait, et une neige épaisse emplissait la vallée et blanchissait le sommet des montagnes. On avait fait venir un ménétrier de Stavelot, mais comme il n'avait pas paru au repas de noces, on supposa bien qu'il n'avait osé se mettre en route par un pareil temps, et on dut recourir à celui de la Gleize. Dès que six heures sonnèrent, le violon se mit à préluder à la contredanse qui allait commencer, à la grande joie des invités.
Au moment où chacun recrutait sa danseuse, Benoît dit à un grand garçon qui restait immobile sur le banc placé le long du mur:
— Quoi !  Bertrand, tu ne danses pas, toi qui es aussi vaillant des jambes que des bras, c'est tout dire :  serais-tu malade, compère?
Bertrand rougit et balbutia quelques mots inintelligibles.
— Ah! père Benoît, dans quel embarras vous le mettez lui dit une jeune fille à la mine éveillée. Ne savez-vous donc pas qu'il ne peut danser qu'avec Louise Gilet, et gare à lui, s'il se montrait désobéissant!
— Alors il pourra se reposer pendant toute la soirée, ajouta la nouvelle mariée, qui était présente à l'entretien ; car, pour sûr, Louise ne viendra point.
— Pourquoi?
—Mais vous ne savez donc pas dans quel chagrin l'on se trouve à la métairie d'Antoine Gilet ? Antoine, parti pour Verviers il y a quatre jours, devait revenir le lendemain, et, à cette heure, on est encore à l'attendre. Comment veut-on que Louise et sa sœur Thérèse aient le cœur de s'amuser quand leur pauvre père est peut-être mort dans les fagnes?
— Ainsi, reprit une troisième jeune fille d'un air narquois, tu vas être obligé, Bertrand, de faire galerie avec les vieilles mères et les vieux papas. Voilà ce que c'est de jurer qu'on ne fera pas ceci ou cela pour plaire à sa belle : on s'en repent après.
— Allez toujours, allez toujours, dit Bertrand ; je danserai autant que pas un ici, car Louise viendra, et je suis surpris qu'elle ne soit pas encore arrivée.
—' Elle ne viendra pas !  s’exclamèrent plusieurs voix en même temps.
— Je vous dis que si, moi ; j'en suis sûr.
Cette affirmation si positive excita des murmures; un vieillard prononça même ces paroles :
— Son devoir de brave fille est de ne pas venir.
Une discussion allait s'engager, quand le ménétrier, juché dans l'embrasure d'une fenêtre, après avoir accordé à grand'peine son instrument, prononça d'une voix de stentor le: « Prenez vos dames! » qui était le signal si vivement attendu.
A peine la contredanse avait-elle commencé, qu'on entendit la porte extérieure s'ouvrir avec fracas, et un paysan, la tête enveloppée dans un bonnet de coton bleu qui lui descendait jusque sur les yeux, s'élança au milieu du quadrille et tomba plus mort que vif sur la première chaise qui se trouva à sa portée.
Cette singulière irruption avait jeté le trouble et l'inquiétude dans l'assemblée; mais le nouveau venu ayant levé son bonnet, on fut bientôt rassuré.
— Tiens! s'écria-t-on de toutes parts, c'est Jean-Noël qui a voulu nous effrayer.
— Vous effrayer, dit Jean-Noël d'une voix entrecoupée, non pas, mes amis, non pas; je suis trop ému moi-même pour songer à rire!... Si vous saviez...
— Quoi donc? parle!
— Je viens de me trouver en face de deux grands loups...
— Des loups! dirent les jeunes filles en pâlissant d'effroi; conte-nous vite cela, Jean-Noël... Que tu es heureux d'avoir échappé! car, d'après tout ce qu'on raconte, ils sont bien méchants cet hiver.
— Oui, très-heureux, en effet, comme vous allez voir. J'ai quitté le moulin du Ruy à la nuit tombante, parce que je voulais m'arrêter à Roanne pour y dire une prière sur la fosse de ma grand'mère, comme je le dois en qualité de fils et de chrétien. Arrivé devant le cimetière, le diable sans doute m'a inspiré l'idée de passer outre, parce qu'il faisait froid et que la fosse était cachée sous la neige. J'ai failli payer cher l'oubli de ce devoir, car, arrivé à mi-chemin, entre Roanne et le Coo, je vois, sur le rebord delà route une masse immobile dans laquelle je reconnais un loup qui semblait à l'affût. Bah! me dis-je, je me priverai de danser chez le père Benoît, et m'en retournerai tranquillement au Ruy. Mais voilà qu'à peine ai-je tourné les talons, je vois un autre loup s'avancer vers moi. J'étais, comme on dit, entre deux feux. Vous expliquer ce que je sentais, la chose est inutile, je pense : vous le comprendrez en vous mettant à ma place. Que j'avance ou que je recule, me dis-je, je me jette toujours dans la gueule du loup. Tout à coup il me vient une idée : c'est de ne faire ni l'un ni l'autre, de me frayer un passage dans la neige, le long de la descente, à droite du chemin, et de tourner ainsi les terribles ennemis que j'avais devant et derrière moi. Le moyen n'était pas mauvais, puisque me voici. Mais quand j'ai été à une certaine distance, je suis monté sur un arbre pour voir ce qu'étaient devenues les deux vilaines bêtes : elles n'avaient pas changé de place... de sorte qu'il ne fera pas bon pour ceux qui auront à passer par là ce soir, car il y a trois jours, la fille du maçon du Sart a été...
Pendant que Jean-Noël parlait, une vive émotion s'était peinte sur le visage de Bertrand, qui, aux derniers mots du narrateur, s'écria vivement:
— Voyons! il ne faut pas que ces loups restent là. Nous devons aller leur faire la chasse. Qui m'accompagnera?
Tous les hommes se regardèrent, mais personne ne souffla mot.
Bertrand reprit d'une voix frémissante:
— Allons donc! qu'on se décide; il est peut-être déjà trop tard!... L'intérêt de tout le village est d'ailleurs ici en jeu.
Il ne fut pas plus répondu à ce second appel qu'au premier.
— Puisque c'est ainsi, j'irai seul, dit-il en jetant un regard de mépris vers l'assemblée. Dieu me tiendra compte de mon action, comme, en cas de malheur, il vous tiendra compte, à vous, de votre refus.
Et il s'élança hors de la maison avant que personne eût songé à le retenir, tant cette brusque et hardie résolution avait bouleversé tout le monde.
Deux ou trois jeunes gens, après s'être consultés, voulurent suivre le courageux Bertrand; mais les mères, les sœurs, les fiancées intervinrent, et force leur fut de rester.
— C'est l'amour qui le pousse, dit-on; comme il l'aime, cette Louise!
On forma des vœux pour Louise et pour Bertrand, et les danses recommencèrent. Mais chacun était visiblement ému et inquiet, et plusieurs même éprouvaient un secret remords d'avoir laissé le jeune homme partir seul pour une si dangereuse expédition.

II

Antoine Gilet, cultivateur aisé, qui habitait avec ses deux filles, Louise et Thérèse, une maison isolée entre Roanne et le Coo, avait projeté, depuis plusieurs semaines, de faire le voyage de Verviers, où l'appelaient des affaires pressantes. Un matin, voyant que le temps était favorable et que la gelée avait durci la neige, il se mit en route, avec promesse d'être de retour le jour d'après.
Mais, dans la nuit qui suivit son départ, la température changea tout à coup, et il recommença à neiger de plus belle. Le soir, on attendit vainement Antoine.
Le surlendemain, ses filles obtinrent à grand'peine que deux habitants du village, moyennant trois couronnes, iraient jusqu'à Verviers, à la recherche de leur père.
Assise au coin du feu, Thérèse attendait avec anxiété leur retour, tandis que sa sœur Louise était occupée à repasser une collerette.
Les deux jeunes filles n'avaient en elles rien qui pût faire deviner qu'elles étaient sœurs : Thérèse, pâle, frêle et blonde, annonçait la douceur et la mélancolie; Louise, l'aînée, était une brune piquante dont la physionomie avait quelque chose de dur et d'impérieux.
— Comme tu te presses, Louise! dit Thérèse en voyant que sa sœur, après avoir fini de repasser la collerette, allait entreprendre de plisser un bonnet.
— Eh! répondit celle-ci, voilà déjà qu'il est cinq heures; on m'attend au Coo, chez Gilles Benoît, pour six heures.
— Comment, ma sœur, dans un pareil moment, tu songerais à aller danser?
— Pourquoi pas? reprit sèchement Louise.
— Alors que peut-être notre pauvre père...
Thérèse n'acheva pas; les sanglots étouffèrent sa voix.
— Qu'est-ce que ça peut y faire, que je danse ou non? dit Louise. C'est quand on a du chagrin qu'il faut chercher le plaisir.
En ce moment on frappa à la porte; Thérèse, au comble de l'émotion, alla ouvrir en chancelant.
Deux hommes entrèrent. La jeune fille regarda avidement derrière eux pour voir si personne ne les suivait. Elle ne vit rien. Elle interrogea les nouveaux venus d'un regard plein d'angoisse.
— Il a quitté Verviers avant-hier, vers trois heures... c'était tard, dit l'un d'eux.
Thérèse se sentit défaillir.
— Mais, se hâta de reprendre le second en faisant un signe à son compagnon, il parlait aussi, avant son départ, de se rendre à Herve... il y sera bien sûr allé, et on l'aura retenu.
Thérèse tomba accablée sur sa chaise en s'écriant:
— Non! non! c'est un vain espoir... Pauvre père! pauvre père! il sera mort dans la neige...
Et elle sanglota à se briser la poitrine.
Pendant ce temps, il eût été difficile de saisir ce qui se passait dans l'âme de Louise; ses sourcils s'étaient bien froncés, mais le reste de son visage était resté calme.
— Allons, allons, Thérèse, dit-elle, tu es désolante avec tous ces airs... Quand on t'affirme qu'il est bien sûr allé jusqu'à Herve... pourquoi veux-tu absolument voir les choses du mauvais côté?
— Insensée, reprit Thérèse , crois-tu qu'il nous laisserait dans cette inquiétude?... Ah! tu devrais mieux connaître son cœur...
Elle ne put en dire davantage.
Les deux hommes se retirèrent silencieusement, émus eux-mêmes de cette poignante douleur.
Louise se remit à son repassage. Quand elle eut fini, elle se rendit dans la chambre voisine, et au bout d'un quart d'heure, elle reparut en costume des dimanches.
Thérèse, qui s'était tenue assise près du foyer, la tête dans ses mains et le visage inondé de larmes, fit un geste de profonde surprise en voyant sa sœur:
— Est-ce possible, tu songerais encore à aller danser après les tristes nouvelles que nous venons d'apprendre ?... Ce serait un grand péché!
La promise de Bertrand se mordit les lèvres rougit et balbutia quelques mots pour dire qu'elle était engagée, et qu'il n'était pas certain, d'ailleurs, qu'elle danserait.
— N'importe, observa Thérèse; se montrer dans un bal, en un tel moment, cela ne peut pas être... Je ne sais pas comment tu peux même y songer; puis tout le monde te jettera la pierre, sois-en persuadée.
— Mais, répondit Louise avec un embarras croissant, c'est toi qui t'imagines qu'un malheur est arrivé à notre père... Nous ne savons rien, et tu veux que nous fassions comme si c'était réel! Tu es ridicule, après tout.
— Soit, mais le doute seul n'est-ce pas déjà une bien grande douleur, et ne commande-t-il pas de nous recueillir et de prier?...
— Ce sont de mauvaises raisons, dit Louise d'un ton qui trahissait une sourde colère de se voir contrariée; si tu aimes à vivre comme une béguine, fais-le; seulement laisse agir les autres à leur goût : je ne vois pas qu'il y ait du mal à rechercher la société, parce qu'on aurait quelque raison d'être triste; bien au contraire.
Et en disant cela, elle se dirigea vers la porte.
— Ainsi, Louise, tu es décidée?
— Oui.
— Oh! ma sœur, je t'en supplie, reste avec moi; prions pour que Dieu nous rende sain et sauf notre père bien-aimé, s'il est encore en vie, ou qu'il le reçoive en sa divine miséricorde, s'il est mort sans secours, abandonné dans la fagne, mort de faim et de froid, peut-être sous la dent des loups...
Mais Louise tenait déjà en main le pommeau de la porte.
— Songe au moins à toi alors, reprit Thérèse. Faire seule, à cette heure, un trajet de plus d'une demi-lieue, le long d'un bois...
Louise n'entendit pas les dernières paroles de sa sœur : elle avait franchi le seuil de l'habitation et courait déjà vers le Coo.
— Sainte Vierge, pardonnez-lui, car elle ne sait ce qu'elle fait! s'écria la bonne Thérèse en se jetant à genoux devant une image de la mère du Christ.
Il y avait à peu près vingt minutes que Louise avait quitté la maison paternelle, lorsque Thérèse entendit frapper violemment sur le volet de la fenêtre. Elle demanda qui était là.
— Moi, Bertrand, répondit une voix haletante, ouvrez vite.
En effet, c'était Bertrand, armé d'un fusil à deux coups et d'une fourche.
— Jésus!  s’exclama Thérèse, pourquoi êtes-vous ainsi armé?
— Où est Louise? demanda vivement le jeune homme en parcourant la chambre des yeux.
— Elle a voulu absolument aller au Coo, malgré mes instances.
— Au Coo! dit Bertrand d'un air consterné. Mais non, c'est impossible !...
— Certainement qu'elle y est allée... Mais qu'avez-vous donc ?  vous pâlissez, vous tremblez...
Et, en effet, Bertrand s'était jeté sur une chaise comme si ses jambes ne pouvaient plus le supporter.
— Les loups !  les loups !  s'écria-t-il !  ô mon Dieu!..'
— Que dites-vous là, Bertrand, expliquez-vous, de grâce?
— Je suis accouru, parce que Jean-Noël, du Ruy, est arrivé chez Gilles à moitié mort de peur pour avoir rencontré sur sa route deux énormes loups. Je ne les ai pas vus, mais je n'ai pas rencontré Louise non plus. Comprenez-vous?...
Un jour affreux se fit soudainement dans l'esprit de Thérèse. Elle prit un jupon, le plaça sur ses épaules en forme de mantelet, et dit à Bertrand:
— Vite, vite, partons!
— Mais j'irai seul; à quoi bon vous exposer? Vous ne pouvez m'être d'aucun secours.
Pour toute réponse, l'héroïque jeune fille prit une longue épée suspendue près de la cheminée, trophée que gardait son père, qui avait été au service de l'Autriche. Quelqu'effort que fît Bertrand, afin de la retenir, elle voulut absolument l'accompagner pour aller à la recherche de sa sœur.
Ils prirent le chemin qui conduisait au Coo, et comme la lune venait de se lever, ils s'efforcèrent de découvrir dans la neige les traces des pas de Louise. Ils y parvinrent et les suivirent jusqu'à une grande distance. Puis ils les perdirent tout à coup de vue, mais ils remarquèrent, avec un indicible serrement de cœur, que la neige, à gauche du sentier, semblait avoir été balayée...
Tout à coup Bertrand, qui marchait en avant, entendit un bruit étrange dans les taillis, a quelque distance: il se mit a crier :
- Louise, est-ce toi?
Personne ne répondit, mais le bruit continua, bruit inexplicable et qui ne ressemblait a aucun de ceux qui peuvent troubler le silence des solitudes ardennaises.
Bertrand fit alors signe a sa compagne de ne pas bouger et s'avança en rampant. Puis soudain deux coups de feu, tirés presque simultanément, retentirent dans les profondeurs de la vallée, et le jeune homme disparut derrière les cépées, où se fit entendre aussitôt un cri rauque, désespéré, effrayant.
Thérèse se hâta d'accourir.
Qu'on juge de l'horreur du spectacle qui frappa ses regards :
Dans un enfoncement, le long de la côte, près d'une fontaine , elle vit , étendus sur le sol et formant un groupe sans nom, un groupe indescriptible, Bertrand évanoui, deux animaux monstrueux qui râlaient, et le corps de sa sœur, affreusement déchiré, au milieu d'une mare de sang
A la fonte des neiges, on trouva dans la fagne, au-dessus de Spa, des ossements épars, mêlés à des lambeaux de vêtements qu'on reconnut appartenir au malheureux Antoine Gilet, qui, selon toute vraisemblance, avait été attaqué et dévoré par des loups affamés. Toujours est-il qu'on prétendit que le ciel, en faisant mourir Louise de la même manière que son père, avait voulu la punir de son manque de piété filiale.
Quant à Thérèse, elle épousa Bertrand, et la Fontaine aux Loups devint pour eux un but de pèlerinage, et pour la contrée un lieu célèbre, — à tel point que, pendant bien longtemps, les bonnes femmes eurent pour coutume de faire boire à leurs enfants de l'eau de cette fontaine, de préférence à toute autre, parce qu'elle leur donnait, prétendaient-elles, du courage et plus de cœur pour leurs parents.
— La drôle de superstition, n'est-ce pas, monsieur? me dit en riant le malin paysan de Roanne qui me raconta cette histoire, qu'il tenait de son aïeul; mais, heureusement, ajouta-t-il, qu'elle est aujourd'hui tout à fait déracinée!
— Tant pis, répondis-je, car c'était là, au fond, un touchant hommage rendu à la mémoire de Bertrand, l'homme courageux, et de Thérèse, la fille pieuse.


SORCIER(E)S Le champ des Makralles

 




LE CHAMP DES MAKRALLES

"Les légendes du Val d'Amblève"

Par Marcellin La Garde
(1818 - 1889)


I

Sur un plateau revêtu d'un tapis uniforme de sombres bruyères, - non loin de Remouchamps, à droite de la route qui mène à Louvegnez, - se trouve, abrité par plusieurs mamelons, un espace circulaire d'aspect fort nu et fort triste, et digne, en tout point, du choix que, dit-on, en a fait Belzébuth pour y tenir sa cour; - car c'est le Bloksberg de la contrée, le rendez-vous des makrais et des makralles (macrês et macralles).
L'Ardenne, et particulièrement la vallée de l'Amblève, a toujours été une terre privilégiée pour la sorcellerie. A quoi faut-il l'attribuer ?  La nature du pays, semé de montagnes aux nombreuses excavations, entrecoupé de profondes vallées, couvert de mystérieuses forêts, y est certes pour beaucoup; mais on doit chercher l'origine de cet état de choses dans des croyances antérieures même à l'ère chrétienne, et d'autant plus difficiles à déraciner que les objets naturels qui les symbolisaient restaient debout, sans cesse présents à tous les yeux.
Le polythéisme romain qui, en Gaule, chercha à se substituer au druidisme, n'y parvint complétement que dans les grands centres de population. Il est surabondamment prouvé, que dans les Ardennes, les divinités gauloises (mais tout autant les divinités germano-nordiques – Note de Charles Saint-André) restèrent en honneur jusqu'au moment où les apôtres chrétiens les renversèrent, ce qui n'eut guère lieu que dans les VIIème et VIIIème siècles, et ce furent contre les derniers druides qu'eurent à lutter saint Remacle, saint Agilulphe, etc. Les superstitions du sol, le culte des arbres, des pierres et des sources, le druidisme matérialisé tint bon pendant plusieurs siècles, et même le clergé fut obligé de faire des concessions aux habitudes nationales et de purifier ce qu'il eût tenté vainement de détruire. Le grand chêne qui avait prêté son ombre aux cérémonies païennes ne fut pas abattu, mais son tronc reçut la douce image de la Vierge; la roche devant laquelle avaient eu lieu les sacrifices fut transformée en un calvaire; les feux de Bélénus, allumés encore aujourd'hui au mois de juin, devinrent les feux de la St-Jean;  les courses aux flambeaux du solstice d'hiver furent oubliées pour les solennités de la Noël. Presque partout, les populations furent attachées à l'autel par les chaînes de fer de la tradition; elles abandonnèrent le fond pour conserver une réminiscence de la forme. Ceci posé, deux simples faits nous expliqueront comment ont pris naissance la sorcellerie et le sabbat, objet de tant de controverses.
On sait que les druides, comme les prêtres de l'Inde, s'adonnaient à des pratiques à l'aide desquelles ils prétendaient changer les lois de la nature, soumettre à leur empire des êtres invisibles et lire dans les ténèbres de l'avenir. D'un autre côté, on sait aussi que les peuples d'origine celtique, qui attribuaient à la lune une grande influence sur toutes les parties de la terre, quittaient la nuit leurs demeures, lors de la pleine lune, afin d'honorer l'astre favorable par des danses et par des chants, et qu'ils se réunissaient dans les lieux les plus déserts, au sommet des montagnes ou au fond des bois.
Ces assemblées nocturnes continuèrent à subsister malgré les canons de l'Église et les capitulaires des rois, de Charlemagne, entre autres. L'exemple des aïeux, les traditions locales résistèrent aux pénalités les plus sévères et aux prédications les plus éloquentes ; mais ceux qui y assistaient devinrent, pour la masse, un objet de réprobation, et les bruits les plus étranges coururent touchant les cérémonies qui s'y pratiquaient. Les adorateurs de la nature reçurent le nom de suppôts de Satan, sous la présidence duquel avaient lieu leurs réunions, leur sabbat; et bientôt aux chants et aux danses se joignirent les prodiges fantastiques des sciences occultes, les onctions magiques, les breuvages enivrants, qui déréglaient tout à fait des imaginations déjà faibles et superstitieuses, et donnaient naissance à une foule de pratiques insensées.
De là ces récits concernant les impiétés et les débauches dont se rendaient coupables les sorciers au sabbat.
Personne n'ignore que Belzébuth convoquait ses affidés au moyen d'un signe qui apparaissait dans les airs et était visible pour eux seuls; qu'ils se rendaient à leurs assemblées sur un manche à balai ou sur un bouc, en répétant souvent, tantôt les mots de émen, étan, tantôt ceux de houp, maka, riki, rikette; qu'après avoir rendu hommage à leur seigneur et maître, reçu de lui des poudres et des onguents magiques, écouté ses exhortations, ils se livraient à des danses impudiques, à des parodies du culte chrétien, puis faisaient un repas dont les mets se composaient de crapauds et de couleuvres, de balayures d'autels, de sang de pendu, ou de petits enfants morts sans avoir été baptisés, etc.
Voilà comment ont pris naissance la sorcellerie et le sabbat, qui s'expliquent ainsi fort naturellement : c'est un reste du druidisme, rien autre chose. Et quant aux aveux inouïs que nous trouvons consignés dans une foule de procès du XVIème siècle et des époques antérieures, la science moderne a trouvé leur explication dans l'hallucination et l'extase, auxquelles il faut joindre la puissance du préjugé et l'aveuglement de l'ignorance.
Le Champ des Makralles, on le voit, est donc un lieu historique, un lieu réellement consacré par de curieux souvenirs : c'est là que devaient se réunir les anciens Ségniens pour fêter la lune, du temps où ils adoraient Ardoina; c'est là que, plusieurs siècles après, durent se rassembler encore ceux qui, tout en ayant accepté le christianisme, tenaient cependant aux antiques usages de leurs pères. Enfin c'est là que peut-être les fourbes, qui avaient intérêt à se rendre redoutables, et les malheureux dont ils avaient fait leurs victimes, tenaient leurs conciliabules secrets; ou tout au moins c'est là que les hallucinés, dupes de leurs rêves, se transportaient en imagination.
Aussi, combien d'histoires ai-je entendues jadis à ce sujet !  Que de sombres visions ce nom de Champ des Makralles a éveillées en moi, alors que je croyais naïvement à l'existence de ces hideuses filles de la nuit! Que de fois j'ai été tenté d'aller, en plein soleil, — bien entendu , — jeter un coup d'œil furtif sur cet endroit maudit, sans avoir jamais osé en approcher !
Quand donc je dus abandonner la vie si douce du berceau natal pour aller courir les hasards de la vie du monde, je n'avais jamais visité le Champ des Makralles. Mais en 1839, — j'avais alors l'âge où, suivant une expression vulgaire, on jette ses gourmes, — étant revenu passer quelques jours sur l'Amblève, je trouvai bon d'entreprendre mes braves pays au sujet de leurs superstitions, et je me mis à vouloir les convertir à l'aide des procédés usités en pareil cas, c'est-à-dire en employant tour à tour l'arme du raisonnement et celle de l'ironie. Je ne comprenais pas encore que certaines superstitions sont, après tout, la poésie des campagnes et qu'elles donnent aux mœurs de la couleur et du caractère; que, d'un autre côté, il est triste pour l'homme de ne plus avoir cette naïve ignorance qui le retient dans le bien, et de ne pas avoir encore la science qui l'y ramène.
Un jour que j'avais joué fort longuement mon rôle d'apôtre des lumières, un de mes auditeurs me dit sardoniquement :
— Tout cela est bel et bien, mais c'est après-demain vendredi : iriez-vous au Champ des Makralles, entre minuit et une heure?
Deux ou trois applaudirent, mais tous les autres donnèrent des marques énergiques de désapprobation.
— Tu as tort, Louis, dirent plusieurs d'entre eux, car il est capable d'y aller, et vois un peu...
Ce défi produisit sur moi l'effet ordinaire : il mettait mon amour-propre en jeu. Mais, outre cela, il me rappelait toutes les folles terreurs, toutes les curiosités non satisfaites de mon enfance; et je fus réellement charmé de l'occasion qui m'était offerte de montrer mon audace juvénile et de visiter le Champ des Makralles par une belle nuit d'été.
L'aventure était, en effet, séduisante pour un jeune homme sur l'esprit duquel avait puissamment agi la littérature romantique. Je déclarai donc sans hésiter que le théâtre du sabbat recevrait ma visite au beau milieu de la pièce.
Quelques-uns goguenardèrent ou insinuèrent que je voulais rire; mais voyant que ma résolution était très-sérieuse, ils se joignirent a ceux qu'elle avait effrayés pour essayer de m'en détourner.
Tous étaient d'accord pour assurer que, si je ne me rétractais a l'instant, malheur m'arriverait même avant l'exécution de mon projet, et que si, par hasard, j'échappais a ce premier danger, il en était d'autres plus terribles auxquels je succomberais inévitablement. Et l'on me cita comme exemples les noms de plusieurs héros d'aventures que je ne pouvais me résigner à entendre pour deux raisons : d'abord leur absurdité m'aurait échauffé la bile, puis il se faisait tard, et j'avais envie de dormir.
Dire de combien d'instances je fus l'objet le lendemain, jeudi, me serait impossible; j'aurais dû en être touché, car elles témoignaient du vif intérêt que me portaient ces braves gens qui m'avaient vu naître. L'avouerai-je ? Jje ne fis pourtant qu'en rire; et ce qui me parut surtout original, c'est qu'ayant rencontré une pauvre vieille qui passait pour sorcière, et à laquelle j'avais jadis fait souvent l'aumône à notre porte, elle me conjura, elle aussi, et les larmes aux yeux de ne pas tenter « le Malin; » car elle avait eu connaissance de mon dessein, dont parlait tout le village.
C'était dans la saison des fraises, et l'après-dînée, en flânant dans les prairies, je me souvins d'un endroit de la heid des Gattes (Montagne des Chèvres), où je savais qu'il s'en trouvait en abondance. Je résolus d'en aller cueillir.
Me voilà donc gravissant la montagne par les mêmes sentiers que je suivais bien des années auparavant. Je retrouvai la place, rien n'y était changé. Ce fut pour moi un moment de véritable bonheur. Je redevenais enfant. —Peut-être, me disais-je, ma main, il y a dix ans, a-t-elle effleuré ce même fraisier dont je cueille aujourd'hui le fruit vermeil et parfumé.
Je restai là longtemps. Le soleil commençait à baisser à l'horizon, je me mis à redescendre cette alizé presqu'à pic, qui, au milieu des rochers, des buissons de ronces et des amas de pierres écroulées, offre le curieux coup d'œil d'espaces cultivés sur lesquels l'engrais se porte à dos d'hommes, dans des hottes, car aucun animal, excepté la chèvre, ne pourrait y arriver.
Le chemin que j'avais pris était d'une rapidité extrême : je m'y laissais glisser plutôt que je ne marchais, en me tenant à des arbustes ou à des touffes d'herbages. Tout à coup, une grosse pierre, que ma main détacha imprudemment, roula à mes côtés et m'atteignit à la jambe, où elle me fit une blessure qui me causa une vive douleur. Lorsque je fus en bas, je me vis dans l'impossibilité de marcher. Heureusement qu'un brave homme travaillait non loin de là ;  je l'appelai , je lui racontai ma mésaventure; et ce fut appuyé sur son bras, marchant clopin-clopant et un mouchoir lié autour du genou, que je regagnai mon logis.
Je compris immédiatement quelles conséquences allaient être tirées de cet accident si naturel. Il allait confirmer à tous les yeux la prédiction qui m'avait été faite.
En effet, on cria, tout d'une voix, qu'un sort m'avait été jeté par quelque makralle. Je pensai involontairement à la vieille femme que j'avais rencontrée peu d'heures auparavant, et malgré ma douleur, je souris de cette singulière idée qui m'était venue malgré moi, et avait traversé mon esprit, rapide comme l'éclair.
Une des premières visites que je reçus naturellement fut celle de mon vieil ami le chirurgien Urbain Germain. Puisque je viens d'écrire ton nom, ô digne vieillard, je veux payer ici un tribut à ta mémoire. Ta vie fut humble pendant les nonante-huit ans qu'elle dura, mais tu la passas en faisant le bien, et on peut dire de ta fin qu'elle fut le soir d'un beau jour. Tu as eu une grande action sur ma destinée : les naïves légendes que tu te plaisais à me raconter ont développé mon imagination rêveuse, et mes courses avec toi dans les montagnes où tu allais cueillir les simples avec lesquels tu traitais d'ordinaire tes malades, m'ont inspiré l'amour de la nature. Ce sont des dons précieux pour échapper parfois aux tristes réalités de la vie !
Urbain Germain me pansa, et la nuit étant venue, je restai seul avec lui.
— Eh bien !  dis-je, voilà un pur hasard qui va donner à jaser aux commères... Je joue de malheur : en voulant déraciner une croyance stupide, il se trouve que j'aide à la confirmer.
Le vieux chirurgien hocha la tête et aspira une prise de tabac.
Il se fit un silence que je me gardai bien de rompre. Je savais d'avance où mon interlocuteur allait en venir.
— Tenez, mon cher François, dit-il enfin, (il m'appelait ainsi à cause de mon père et de mon parrain, et parce que mon prénom vient d'un saint qu'il ne connaissait pas), vous n'êtes pas encore en ceci raisonnable, permettez-moi de vous le déclarer : il ne faut pas tout croire, mais il ne faut pas non plus tout nier. Le mot hasard est commode, mais il prouve justement l'insuffisance de notre raison. Vous savez que je ne suis pas superstitieux, hein?...
C'était une précaution oratoire à laquelle il recourait toujours; mais il avait, au fond, une foi entière dans tout ce qu'il racontait de surnaturel, et on s'en apercevait bien vite.
— Non, continua-t-il, je ne suis pas superstitieux, grâce à Dieu !  mais enfin..., il y a des choses... qu'on ne peut s'expliquer... Et quand les preuves sont visibles, palpables, il faut bien cependant ajouter foi à leur existence. Ainsi, par exemple, il y en a eu d'autres que vous qui ont projeté de surprendre les makralles, et justement il leur est toujours survenu quelque empêchement plus ou moins désagréable. C'est singulier, mais c'est réel, et je vous parle en parfaite connaissance de cause, comme un homme qui a vu et approfondi divers cas de ce genre. Il n'y a guère que Jean-Mathieu Herzet et Georges Spineux... Mais ceux-là avaient poussé la bravade trop loin, et ce n'est pas un simple avertissement qu'ils devaient recevoir :  le démon leur réservait autre chose.
— Quoi donc?
— Vous savez bien la croix qui se trouve au bout des prairies, à droite du chemin de halage qui conduit à Aywaille, le long de la heid des Gattes?
— Oui, il s'agit d'un homme précipité du haut de la montagne et arrivé là horriblement mutilé... Je n'ai jamais bien su...
— Ah !  c'est une longue, mais bien curieuse histoire, et je vous la raconterai une autre fois.
— Dites-la-moi maintenant, je vous prie.
— Non, elle est trop noire; puis cela ferait travailler votre tête, et vous avez grand besoin de repos.
Le vieillard se montra dans son refus d'une ténacité qui me surprit, car c'était bien la première fois que cela lui arrivait, quand il s'agissait de conter. Tout à coup je me souvins que, dans la nuit du vendredi, il est de croyance générale qu'il y a danger de « faire chanter les oreilles » des sorciers et des sorcières.
Je n'insistai plus; je savais que c'eût été inutile.
Le lendemain, dans la matinée, à l'ombre d'une verte tonnelle où je m'étais traîné, et en face d'un splendide soleil de juin, Urbain Germain me fit le récit suivant, auquel je regrettai que les lueurs trompeuses de la nuit ne vinssent pas prêter leur mystérieux prestige.

II

« Le père de Jean-Mathieu était un brave homme qui ne s'occupait d'autre chose que de ses champs, de sa famille et du salut de son âme; c'est-à-dire qu'il était cultivateur laborieux, père et époux modèle, chrétien charitable et pieux. Son fils, sans qu'on pût rien articuler de grave contre lui, ne marchait cependant pas tout à fait sur ses traces; il était facile de voir que, dès qu'il deviendrait son maître, s'il ne faisait pas de sottises, au moins il renoncerait à l'agriculture, qui lui semblait un état trop commun pour lui.
En effet, il abandonna la charrue et se fit blatier sur Verviers et sur Spa, où il se rendait chaque semaine avec ses deux chevaux chargés de sacs d'avoine ou de blé. Passant ainsi une partie de sa vie dans les villes, il devint faraud et grand parleur, et bientôt il voulut en remontrer à tout le village et aux villages voisins. Il allait jusqu'à critiquer les sermons du curé, et quant aux revenants et aux makralles, il ne cessait d'en rire et de rire de ceux qui y croyaient de bonne foi. Son cousin Georges, qui l'accompagnait souvent à la ville, tenait son parti et voulait aussi faire l'entendu et le moqueur; mais au fond, c'était pure imitation de sa part, car lorsqu'il était seul avec vous et que vous l'aviez arraisonné, on voyait bien que, sans l'influence de Jean-Mathieu, il eût été tout comme les autres.
Dans ce temps-là, car remarquez bien que ceci remonte à quarante ans au moins, il y avait à Sougnez deux vieilles femmes qui étaient bien les plus laides créatures qui se pussent voir. L'une s'appelait Jolivette et n'avait qu'un œil; l'autre, la Françoise, était grêlée et boitait : elles avaient à elles deux plus d'un siècle et demi. On les disait makralles, et l'on racontait à leur sujet des choses... vous verrez plus tard. Cependant, je dois reconnaître, que quoiqu'elles fussent voisines elles vivaient comme chien et chat (c'est le cas de le dire car il paraît qu'elles prenaient souvent la forme de ces animaux.) Elles étaient donc toujours en querelle, et alors c'étaient des injures à n'en pas finir. On les entendait se qualifier mutuellement de tous les noms possibles, mais jamais pourtant, et notez cela, du nom de makralle.
Or, c'est à ces deux vieilles que Jean-Mathieu et Georges en voulaient surtout, et il n'était pas de mauvais tours qu'ils ne leur jouassent. Quand ils les rencontraient le dimanche dans la rue, ils leur offraient de les épouser; ils avaient l'air de vouloir les embrasser; ils leur adressaient toutes sortes de propositions déshonnêtes, et finissaient par les prendre à bras le corps pour les faire valser. Elles devenaient furieuses, comme de juste; alors on s'attroupait, on riait : c'était une vraie comédie.
Moi qui vous parle, j'ai assisté cent fois à ces scènes que, vu ma qualité, j'essayais toujours d'empêcher, mais sans y parvenir, car l'intervention du curé lui-même était restée inefficace, et Jean-Mathieu lui avait répondu d'un air railleur:
— Comment, M. le curé, vous prenez parti pour des sorcières : si le pape de Rome le savait!
Dans l'après-dînée de je ne sais plus quel jour de fête, Jolivette et la Françoise, se suivant à peu de distance, passèrent par hasard devant le jeu de quilles, où beaucoup de monde se trouvait rassemblé, et où, comme toujours, Jean-Mathieu se faisait remarquer par sa mise recherchée et son ton prétentieux. Il avait gagné plusieurs manches et était en plus belle humeur que jamais. Vous concevez ce qui eut lieu. Mais pendant que les vieilles se démenaient et vomissaient force malédictions contre leur persécuteur, un marchand colporteur, étant entré dans le cabaret pour se rafraîchir, demanda l'explication du tapage qu'il entendait. On la lui donna.
- Eh bien !  dit-il aux personnes présentes, la conduite que tient votre Jean-Mathieu est lâche et inhumaine. Puisqu'on prétend que ces femmes sont makralles, qu'il ose donc aller les braver sur leur terrain, qu'il ose se rendre au sabbat!
Là-dessus, l'inconnu, qui paraissait grandement indigné, paya sa consommation et continua son chemin. On ne l'avait jamais vu; on ne le revit plus jamais.
Ici le père Germain s'arrêta et me regarda comme pour m'interroger. J'avais compris sa pensée, et je gardai le silence à dessein, pour l'obliger à faire lui-même la réflexion que la circonstance amenait naturellement. Aussi reprit-il :  « C'est singulier, n'est-ce pas ?  ce prétendu colporteur qui arrive là comme tombant des nues, qui débite des choses semblant tout à fait préméditées, et qui disparaît aussi mystérieusement qu'il est venu. »
Je fis un signe d'assentiment, et je remarquai qu'une vive satisfaction se manifesta chez le brave homme; il continua son récit en ces termes:
« Jean - Mathieu Herzet n'était pas aimé, principalement des jeunes gens du village : aussi quand il rentra dans le cabaret, plusieurs s'empressèrent-ils de lui répéter les paroles du colporteur, en les exagérant même un peu.
Le blatier devint rouge de colère, et frappant violemment sur la table, il s'écria en proférant un juron:
— Encore bien que ce vilain porteballe a pris soin de filer vite, car je l'aurais conduit par les oreilles au Champ des Makralles, cette nuit même, puisque c'est demain vendredi, et là je lui aurais proposé de prendre la Françoise et d'être notre vis-a-vis, à moi et à Jolivette : on eut vu la mine que nous aurions faite tous les deux...
Ce langage excita des bravos chez les uns, des murmures et des ricanements chez les autres, suivant l'impression du moment et les sentiments bienveillants ou hostiles des auditeurs.
- A la bonne heure, Jean-Mathieu !  c'est bien parler, ça !
- On ne doit pas montrer trop de témérité dans les choses qu'on ne peut concevoir.
-Dire et faire sont deux : c'est à l'oeuvre qu'on connaît l'ouvrier.
Telles furent les paroles qui s'entrecroisèrent de toutes parts.
Jean-Mathieu, ainsi excité de diverses façons, jura solennellement qu'il irait au Champ des Makralles entre minuit et une heure, et qu'au beau milieu de l'enceinte maudite, comme preuve de sa présence, il planterait sa canne de jonc qu'il irait reprendre, avec des témoins, au point du jour.
Et il fut question d'un dédit consistant en nombreuses chopines de bière.
Sur l'entrefaite, Georges Spineux entra; son cousin alla au-devant de lui, en s'écriant :
- Tu arrives à point, mon cher Georges; tu m'accompagneras, et tu prouveras, comme moi, que bon sang ne peut mentir, et que nous sommes bien de la même famille.
Il lui conta brièvement ce qui‘ s'était passé.
Le cousin fit une grimace qui démontrait assez combien l'expédition était peu de son goût.
- Comment !  tu refuserais ?  moi qui croyais t'avoir réformé, t'avoir rendu véritablement homme, philosophe, d'après le mot que j'entends souvent prononcer à Verviers par les gros fabricants avec lesquels je fais des affaires : tu ne jouais donc pas franc jeu, quand tu te gaussais des revenants et des sorciers ?  Tu y crois, oui, tu y crois.
— Ah !  pour ça, non... moi, croire a de pareilles balivernes, tu m'offenses, cousin.
— Pourquoi donc ne veux-tu pas venir avec moi, alors?
— La raison en est fort simple : c'est que j'ai envie de dormir la nuit, au lieu de courir les campagnes pour rien du tout.
— La belle excuse... Et tu m'as proposé, le matin, de pêcher cette nuit même aux flambeaux.
Georges se gratta le front, sur lequel brillaient de grosses gouttes de sueur.
— C'est que, dit-il enfin, pêcher, ça offre quelque avantage, tandis que je n'en vois aucun à ce que tu me proposes.
— Allons, allons, tu as peur, c'est clair.
— Oui, il a peur! s'écrièrent plusieurs voix.
Jean-Mathieu regarda son cousin d'un air de mépris et s'apprêta à sortir. Il savait qu'il frappait là un coup décisif. Le pauvre Georges ne put résister à cette manœuvre; il dit d'un ton qu'il voulait rendre assuré, mais qui trahissait le combat intérieur qui se livrait en lui:
— A mes yeux, c'est une véritable sottise que de se déranger toute une nuit pour si peu, quand on a de la besogne le lendemain, et qu'on aurait besoin de se reposer. Voilà simplement pourquoi j'ai hésité. Mais puisque je vois que tu tiens à m'avoir avec toi, je veux bien me prêter à ta ridicule idée, par amitié d'abord, puis pour pouvoir rire à mon tour de tous ceux qui disaient tantôt que j'avais peur.
Spineux jeta un regard de défi autour de lui, pendant que son cousin lui prenait la main et la serrait avec force en signe de félicitation. Ensuite on se remit à jouer aux quilles jusqu'à la nuit.
Tout ce qui venait de se passer m'avait été rapporté par un témoin oculaire, et je crus de mon devoir de me rendre auprès de Jean-Mathieu pour le détourner de son projet, car nous avions fait ensemble notre première communion. Il ne m'écouta pas, prétendant que le vin était tiré et qu'il fallait le boire. Encore une expression qu'il avait entendue à la ville, et qui signifiait que toute pierre lancée en l'air doit retomber.
Les deux cousins se mirent donc en route vers onze heures trois quarts du soir. Je ne dirai pas dans quelles dispositions ils étaient, je ne les ai pas vus. Mais ce que je sais, c'est qu'ils avaient, dans la soirée, consommé un grand nombre de roquées (roquilles) de genièvre , et qu'ils quittèrent le village en chantant; ce qui, du reste, ne devait troubler le sommeil de personne, car tout le monde était sur pied; mais on s'efforçait de parler de toute autre chose, et beaucoup de gens s'étaient mis en prières, les femmes principalement.
Quand ils furent arrivés sur la hauteur de Hodister, il parut à Georges, quoique l'air fût très-calme, qu'il entendait dans l'espace de singuliers bruits.
— Tiens, dit-il, on croirait que des balles sifflent à nos oreilles.
— Des balles !  fou que tu es, d'où veux-tu qu'elles viennent? Ce que nous entendons, c'est le vent.
— Non, car vois ces arbres : pas une feuille ne bouge.
— Alors ce sont des chauves-souris qui volent au-dessus de nos têtes.
— Non plus : regarde, tu n'en verras pas une seule; pas le plus petit insecte même ne bourdonne.
Georges avait une pensée qu'il n'osait avouer, et qui venait de lui faire perdre un peu de l'assurance que lui avait donnée l'attitude de son cousin : il avait toujours entendu dire que c'est à travers l'espace que chevauchent, invisibles, les hôtes du sabbat sur des manches à balais.
Ils continuèrent à marcher et arrivèrent à un point où le sol s'inclinait fortement.
Une gorge sauvage s'ouvrait devant eux, pleine de silence et d'ombre. C'était le fond de Secheval, bien différent alors de ce qu'il est aujourd'hui.
— Bravo !  dit Jean-Mathieu , nous approchons de ce fameux Champ des Makralles.
Et il se mit à rire aux éclats et à descendre la côte en courant. Georges fit comme lui, car il espérait encore que, une fois au fond de la gorge, il déterminerait son cousin à ne pas aller plus loin, vu surtout qu'il y avait là un large torrent difficile à franchir; mais quand il le vit mettre le pied sur la berge il le prit par sa blouse en disant :
— Cousin, crois-moi, n'allons pas plus avant; c'est déjà bien assez d'être venus jusqu'ici; ne soyons pas assez fous pour faire un pas de plus; car, quoi qu'il puisse arriver, les gens sensés n'approuveront jamais ce que nous faisons en ce moment.
— Ah !  voilà sa peur qui le reprend... Écoute, sais-tu ce que nous trouverons là ?  Peut-être un pauvre lièvre qui, à notre approche, fuira d'un buisson de genévriers ou quelque renard sortant de sa tanière pour faire sa chasse... Comme nous rirons demain, quand ma canne, plantée au milieu du Champ dit des Makralles, prouvera qu'il n'y a ni sorciers, ni sabbat, à ces gens qui de père en fils, depuis des centaines d'années, croient à cela comme à l'Évangile! Considère donc quel honneur il nous en reviendra à dix lieues à la ronde. Et quelle bonne histoire à raconter aux messieurs de Verviers et de Spa qui me plaisantent toujours au sujet de nos superstitions villageoises!
Tout en parlant ainsi, Jean-Mathieu franchit le torrent et se mit à gravir la côte. Le cousin Georges, placé entre plusieurs alternatives également fâcheuses à ses yeux, le suivit machinalement sans rien dire, mais il tremblait comme la feuille et se sentait le cœur singulièrement oppressé.
Les voilà sur le plateau. Ils s'avancent en rampant vers le pli de terrain où doit se trouver l'assemblée nocturne...
Au moment où ils lèvent la tête, ils entendent une musique criarde et voient, à peu de distance, une fourmilière d'êtres bizarres, au milieu desquels brille une lumière tremblante et sinistre, qui leur permet de distinguer les visages de Jolivette et de la Françoise, placées à côté d'un homme de haute stature, assis sur un objet élevé et accoutré d'un vêtement noir sur lequel se dessinaient une foule d'images monstrueuses. Mais la vue de ces objets est pour eux aussi rapide que l'éclair, car à l'instant, comme si des sentinelles étaient placées ça et là, un son étrange, pareil à celui qui sortirait d'une énorme trompe, retentit à côté d'eux et est répété par une dizaine d'instruments semblables , qui éclatant aux quatre points cardinaux. Alors un grand tumulte a lieu dans l'assemblée, et elle disparaît comme par enchantement derrière un rideau de fumée épaisse, brûlante et sulfureuse, qui semble sortir de terre.
- Malheur à nous ! s'écrie Jean-Mathieu d'une voix strangulée.
Et entraînant Georges plus mort que vif, il s'élance avec lui dans le ravin, au risque de se briser les os. Puis ils reprennent en courant le chemin par lequel ils sont venus, sans oser regarder derrière eux, car ils se croient suivis par une légion de sorciers, dont il leur semble entendre les pas retentir sur la bruyère sonore.
Haletants, épuisés, ils parviennent enfin jusqu'à la petite chapelle de Hodister, et ils tombent à demi évanouis devant le saint monument, qu'ils étreignent convulsivement dans leurs bras.

III

Les deux aventuriers restèrent longtemps dans cette attitude, les yeux fermés, priant avec ferveur et s'attendant a tout moment à être saisis par une main invisible, et transportés dans quelque brûlante fournaise.
Ce ne fut que quand ils entendirent que tout s'animait autour d'eux, que les oiseaux chantaient, que les cloches des églises environnantes appelaient les fidèles à la première messe, qu'ils se hasardèrent à ouvrir les yeux : le soleil brillait de tout son éclat, et déjà de nombreux laboureurs peuplaient les champs.
Ils essayèrent de reprendre leurs forces et regagnèrent péniblement Sougnez, où déjà on les croyait perdus, et où leur retour, dans l'état piteux où ils étaient, excita, on le conçoit, une ardente curiosité.
Je me rendis aussitôt auprès d'eux, et après avoir éloigné, non sans peine, la foule avide qui les entourait, je leur administrai les soins que réclamait leur situation. De graves désordres existaient dans leur état moral et physique. Quoi que vous puissiez penser concernant la réalité de leur aventure, il y a une chose qui ne peut être niée : à part leurs vêtements déchirés, et les blessures qu'ils avaient au visage et aux mains, ce qu'expliquait leur course désordonnée à travers les haies et les buissons, ils avaient la barbe et les cheveux roussis... Vous souriez !  Je cite le fait pour l'avoir constaté moi-même.
D'ailleurs, ceci n'est rien encore :  attendez la fin.
Je leur recommandai de ne raconter à personne ce qu'ils avaient vu, si ce n'est à leur confesseur. Mais ce Jean-Mathieu était un être incorrigible.
Dès le surlendemain, il se trouva remis de cette secousse et reprit à peu près son train de vie ordinaire. Figurez-vous qu'un jour, à son retour de Verviers, il osa me dire qu'un médecin de cette ville lui avait fait comprendre comme quoi ce qui leur était arrivé pouvait s'expliquer de la manière la plus naturelle du monde !  Et il voulut me rapporter la conversation, que je refusai d'écouter, tant j'étais indigné... Pour comble de malheur, ne voilà-t-il pas que notre imprudent et son niais de cousin, — qui, malgré la leçon qu'il avait reçue, continuait à ne voir que par ses yeux, — se remirent tous deux à tourmenter Jolivette et Françoise !
Une fois elles leur dirent que Dieu ne tarderait pas à les châtier. Jean-Mathieu osa répondre qu'en tout cas ce ne serait pas le diable, dans les bonnes grâces duquel elles étaient moins bien qu'il ne l'avait pensé, puisqu'il ne leur avait pas permis de les happer lors de leur visite au Champ des Makralles, où l'occasion était belle pourtant. Georges ajouta, avec un gros rire, que c'était sans doute parce qu'il manquait l'une un œil et à l'autre une jambe, qu'ils avaient échappé à leur poursuite.
Je rencontrai Herzet quelque temps après, et lui reprochai la légèreté de sa conduite; il eut l'impiété de me dire que, justement depuis son affaire, le Ciel le favorisait d'une manière toute spéciale; qu'il vendait le triple, et que sa tante de sur la Heid, qui, depuis dix ans, avait refusé de le recevoir à cause de certains mauvais tours, venait de lui accorder son pardon, avec promesse de lui laisser tout ce qu'elle possédait. En effet, elle mourut quelques mois après, et il fut déclaré son héritier universel; or, ce n'était pas peu de chose, mafoi, que l'héritage de la mère Henoul !
Jean-Mathieu, qui avait jadis renoncé à la culture pour mener la vie de blatier, résolut tout à coup de remettre ses affaires à son cousin et de prendre la direction de sa métairie. Il alla donc s'établir sur la Heid, et bientôt il chercha à se marier.
Ce ne devait pas être bien difficile pour lui, car les jeunes filles de tous les temps et de tous les pays ont toujours préféré les godelureaux aux gens raisonnables. Il n'eut qu'à aller à la fête à Aywaille pour faire son choix. On vit tout de suite que celui-ci était tombé sur la belle Marguerite Damré, de Sprimont : car il ne dansa qu'avec elle, et ne but guère qu'à la table de son père, de ses frères et de ses oncles, qui avaient l'air d'être très-flattés la de préférence, et riaient de tout ce qu'il disait. Aussi personne ne fut-il surpris d'apprendre que le mariage de Jean-Mathieu et de Marguerite aurait lieu dans les premiers jours de novembre ; et comme cette dernière avait une cousine déjà un peu mûre, on dit en badinant:
— Tiens, ce serait l'affaire de Georges.
On devinait juste : le second mariage devait se célébrer le même jour que le premier. Il fallait que ce Georges imitât son cousin en toute chose !
Croyez-vous qu'à la veille d'un événement aussi grave, Jean-Mathieu fût devenu plus sage ?  Vous vous tromperiez beaucoup. C'était le même écervelé, riant indécemment de tout. Un dimanche soir, vers dix heures, passant avec son cousin devant les habitations de Jolivette et de Françoise, il alla frapper à la fenêtre de la première, en débitant des propos que la pudeur m'empêche de répéter, tandis que Georges tenait exactement la même conduite à l'égard de la seconde des deux vieilles.
De singulières idées commençaient à se glisser dans l'esprit de ceux qui voyaient ces traits d'audace et l'impunité qui en était la suite. Toutes les notions admises jusque-là se trouvaient bouleversées:
— Quoi, disait-on, ils projettent de visiter le Champ des Makralles, et ils n'en sont pas empêchés; ils y vont, et ils en reviennent; ils se montrent indiscrets au plus haut point touchant ce qu'ils ont vu; ils bravent, ils outragent Jolivette et la Françoise, et il ne leur arrive rien... Ou il n'y a plus de makralles, ou elles ont perdu tout pouvoir, ou bien ils sont ce qu'on appelle nés coiffés.
Je me souviens qu'entendant un jour ce langage sur le cimetière, devant le porche de l'église, le vieux Bernard, berger du fermier de Montjardin, qui était près de moi, marmotta ceci entre ses dents :
— Attendez, attendez, ils ne sont pas au bout; ce qui est différé n’est pas perdu.
Toutes les formalités étaient remplies pour le double mariage, qui devait avoir lieu le surlendemain de la Toussaint. On était justement au jour des Morts. Jean-Mathieu s'en retournait sur la Heid, vers la nuit tombante; son cousin avait voulu l'accompagner, et ils devisaient ensemble de leurs futures femmes. Lorsqu'ils furent parvenus au faîte de la montagne , Spineux, avant de se séparer de son compagnon, voulut allumer sa pipe; il se mit à battre le briquet, mais l'amadou ne prenait pas. Ils poussèrent un peu plus loin où se trouvait un gros tilleul, derrière lequel ils se mirent à l'abri du vent, et ils purent ainsi avoir du feu.
Comme ils allaient se quitter, ils virent s'avancer, par le sentier conduisant à Florzé, deux femmes aux allures dégagées.
Il leur parut qu'elles avaient une vague ressemblance avec leurs fiancées. Ils se regardèrent surpris.
— Oh !  ce serait bon !  s’exclama JeanMathieu, venir à notre rencontre...!
— Fou que tu es, quelle supposition. Ce ne sont pas elles.
— Allons voir.
Et ils coupèrent le terrain de manière à se trouver sur le passage de celles qui excitaient ainsi leur curiosité.
— Ce sont probablement les filles du nouveau censier de Florzé, dit Georges.
—C'est possible ; elles habitent le pays, depuis trop peu de temps pour que je les connaisse. En tout cas, nous allons savoir cela.
Ils se mirent en train de barrer le passage aux inconnues, qui s'avançaient vers eux sans la moindre hésitation.
Lorsqu'elles furent en leur présence, elles les regardèrent d'un air assuré; eux, à leur tour, les examinèrent et les trouvèrent toutes les deux jeunes et admirablement belles sous leur propret costume de paysanne.
Herzet prit la parole:
— Dieu vous garde, mes charmantes; mais il est déjà tard, et les chemins sont déserts : n'avez-vous donc pas peur?
— Nous aurions même peur, que nous serions complétement rassurées en rencontrant d'aussi gentils garçons que vous, dit l'une d'elles.
— Voilà qui est galamment riposté !  s'écria Jean-Mathieu; mais où allez-vous donc, et qui êtes-vous? car moi, qui me flattais de connaître toutes les beautés des environs, je ne me souviens pas de vous avoir jamais vues.
Celle qui avait gardé jusque-là le silence répliqua avec un gracieux sourire :
— Vous êtes vraiment bien curieux; mais vous avez un moyen de le savoir, c'est de nous suivre, car nous ne pouvons pas vous en empêcher.
— Par ma foi !  fit Herzet, ce sont de bonnes vivantes, et nous allons rire un coup, hein, Georges?
Il allait continuer, lorsque celle qui avait parlé la première se mit à sautiller et à fredonner.
— En voilà une qui aime la danse, dit Georges.
— Oh ! je le crois bien, la danse ! la danse! s'écria-t-elle avec enthousiasme.
— Et vous donc? demanda Jean-Mathieu à la seconde.
— Et moi aussi, répondit-elle en se mettant à sautiller à son tour.
Le fiancé à Marguerite se tourna vers Georges; son regard brillait:
— Une dernière fredaine, cousin, un quadrille au clair de la lune avec ces joviales créatures...
— Tu badines sans doute? Non pas, non pas.
A peine Spineux avait-il dit cela, que Jean-Mathieu le poussa vers une des jeunes filles, tandis qu'il attirait l'autre à lui.
Et ils commencèrent tous quatre à sauter, les bras entrelacés. Le terrain se mit à fuir sous eux, et ils franchirent l'espace avec une rapidité extrême.
Georges commençait à haleter, et il voulut s'arrêter ; mais une force supérieure à la sienne l'entraînait.
Et comme le murmure des eaux de l'Amblève annonçait que la rivière n'était pas loin, et que le sol allait leur manquer, il voulut en avertir son cousin, qui le précédait à quelque distance, quand tout à coup un cri déchirant frappa l'air.
Il vit Jean-Mathieu disparaître avec sa danseuse dans l'abîme. Alors les mots: « Jésus! Maria! » s'échappèrent de ses lèvres tremblantes, et il fit un suprême effort, par suite duquel il put s'arracher des bras de sa compagne.
Horreur !  la belle jeune fille se changea soudain en une hideuse vieille femme...
Il reconnut la Françoise, qui s'envola, comme si elle avait eu des ailes, en poussant un cri semblable à celui de la chouette.
Que dirai-je maintenant? Le cadavre de Jean-Mathieu fut retrouvé au bas de la heid des Gattes, près de la rivière, à l'endroit qu'une croix consacre encore aujourd'hui. Je constatai moi-même l'état d'affreuse mutilation dans lequel il se trouvait...
Mais, chose non moins étrange que tout le reste : peu après l'heure où Georges prétendait s'être échappé miraculeusement de l'étreinte de la Françoise, deux personnes, en passant devant la chaumière de celle-ci, entendirent des gémissements, et y étant entrées, elles trouvèrent la vieille expirant sur un grabat... La femme qui l'ensevelit me confia qu'elle avait remarqué, à son cou, des traces noires ressemblant à des empreintes de doigts osseux, et elle ajouta : — Ne serait-ce pas Jolivette qui aurait fait cela pour empêcher qu'on ne crût au récit de Georges, et pour faire envisager comme un simple accident la mort de Jean-Mathieu ?...»
Telle est l'histoire que me raconta Urbain Germain, le vieux chirurgien de Sougnez. Elle m'avait trop vivement intéressé pour que je m'avisasse de la discuter. Ceux qui la liront ici, se montreront-ils aussi faciles que moi ?