CONTES La Noël du petit joueur de violon

 



LA NOËL DU PETIT JOUEUR DE VIOLON

(Extrait de "Contes Flamands et Wallons")

Camille Lemonnier 
(1844-1913)


I

– Jean, dit à son domestique M. Cappelle de la maison Cappelle et Cie, allez donc voir quel est ce tapage à la porte de la rue.
– Je n’ai pas besoin de me déranger, monsieur Cappelle, pour savoir que c’est le petit mendiant à qui vous m’avez fait donner deux sous ce matin, répondit Jean en regardant par la fenêtre du bureau.
– Ces mendiants ne nous laisseront donc jamais tranquilles, s’écria M. Cappelle. Tous les ans, je donne cent francs au bourgmestre pour les pauvres de la ville. Dites-lui cela, Jean, de ma part, et faites-le partir.
– Attendez un peu que j’aie fini d’épousseter votre grand fauteuil, monsieur Cappelle, et vous verrez si je n’irai pas le lui dire. C’est incroyable comme il y a toujours de la poussière dans votre bureau. Comment donc ! cent francs aux pauvres de la ville ! Je lui dirai cela, soyez tranquille, et s’il lui prend envie de recommencer, je lui dirai par-dessus le marché que je n’ai pas le temps de courir du matin au soir après des rien-du-tout, des gueux, des rats, monsieur Cappelle...

Et Jean donnait de si furieux coups de son plumeau sur le fauteuil que les plumes se détachaient par poignées...

– Oui, monsieur Cappelle, des rats. Cent francs par an ! vous badinez, je pense.
– Doucement, s’il vous plaît, Jean, vous allez déchirer le cuir de mon fauteuil. J’entends de nouveau le violon. Sortirez-vous à la fin ?
– Oui, monsieur Cappelle, fit Jean, en passant son plumeau sous son bras. Mettez-vous seulement un peu à la fenêtre pour entendre comment je vais l’arranger.

Puis il se planta au milieu du bureau, croisa ses bras, et regardant son maître d’un air attendri, la tête sur le côté, s’écria :

– Est-il Jésus Dieu possible que des rien-du-tout, des gueux, des rats, oui, des rats, monsieur Cappelle, viennent ennuyer jusque dans sa maison un monsieur si honnête, et qui donne cent francs par an aux pauvres de la ville ? Non, monsieur, cela n’est pas croyable.

Ayant ainsi parlé, Jean se dirigea lentement du côté de la porte, les bras croisés et le nez en terre, avec de petits hochements de tête, comme un homme qui médite sur ce qu’il vient de dire, mais, au moment de sortir, il releva les yeux, et interpellant son maître :

– Ainsi donc, monsieur Cappelle, je lui dirai de votre part... Qu’est-ce qu’il faudra dire, s’il vous plaît, monsieur ?
– Jean ! attendez un peu, cria en ce moment une joyeuse voix de petite fille.

Et Hélène, que tout le monde appelait Leentje dans la maison, entra en sautillant dans le bureau de son père. Oh ! la jolie enfant ! Elle avait dix ans, les joues roses, les cheveux blonds, les yeux bruns, et sa grande tresse serrée dans des noeuds de soie bleue battait son dos, comme une gerbe d’épis tressés.

–Père, supplia-t-elle, un petit sou pour le joueur de violon qui est devant la porte de la maison. Jean ira le lui porter.

Mais M. Cappelle lui répondit avec humeur :

– Qu’as-tu à t’occuper de cet affreux petit drôle ? J’en ai assez de sa manivelle.
–Ah ! père, il est si gentil, fit l’enfant en joignant les mains, très doucement, et il joue si bien ; il n’a peut-être plus de père, car enfin... Est-ce que tu me laisserais aller jouer du violon aux portes des maisons, père ?
– Leentje, voilà une sotte question... Qu’y a-t-il de commun entre nous et les pauvres gens ? Tu es la fille de Jacob Cappelle, de la maison Cappelle et Cie.
– La plus riche maison de la ville, Leentje, dit Jean en crachant derrière sa main, dans le corridor.
– Eh bien, père... Tiens ! je voulais te dire quelque chose de très raisonnable et voilà que j’ai oublié... Attends. Ah ! je sais maintenant... Je ne voudrais jamais que ma poupée manquât de rien tant que je serai vivante, et pourtant je ne suis que sa maman. Voyons, un petit sou, s’il te plaît, papa, ou je le prends sur l’argent de mes économies.
– Tiens, voilà le sou, Leentje, mais c’est le dernier qu’aura ce petit mendiant. À votre âge, mademoiselle, j’étais déjà plus sérieux : je m’occupais des intérêts de la maison, au lieu de prendre attention à des coureurs de rue.
– Je suis pourtant bien sage, père. Je sais tous les jours ma leçon et j’ai eu hier encore trois bons points pour mon écriture.
– Oui, ma chérie, mais tu es pendue tout le jour à ma poche. Un sou est un sou, et dix sous font un franc, et un franc avec d’autres francs font au bout de l’année un joli intérêt. Crois-tu qu’on nous donnerait comme cela des sous à la porte des maisons si nous étions pauvres ?

Ici Jean crut devoir intervenir, et crachant encore une fois derrière sa main, dans le corridor, il s’écria :

– Ah bien, non, Leentje, qu’on ne nous les donnerait pas. Un si bon monsieur et qui, tous les ans, donne cent francs aux pauvres ! Ah bien, non, et pour ma part, monsieur Cappelle, je vous dirais : Allez-vous-en; nous avons bien assez déjà de nos pauvres, auxquels nous payons cent francs par an. Est-ce que je mendie, moi ? Je suis domestique chez monsieur Cappelle et je travaille. Eh bien, travaillez aussi. Voilà ce que je dirais.

M. Cappelle haussa les épaules, et poussant du doigt Leentje vers la porte :

– Allons, fillette, dit-il, va avec Jean. Voici la fin de l’année et j’ai à revoir mes livres de comptes.

Ils descendirent et brusquement Jean se mit à crier de toute la force de ses poumons :

– Hé ! Là-bas ! Hé ! Mendiant ! Garnement ! Propre à rien !

L’archet cessa de faire grincer les cordes du violon et un jeune garçon se leva de la marche en pierre sur laquelle il était assis, dans l’encoignure d’une porte. Alors Jean prit un air majestueux et la main tendue, comme un avocat qui commence un plaidoyer :

– Monsieur Cappelle vous fait dire, de sa part, qu’il donne cent francs par an aux pauvres de la ville et que...
– Venez, petit, venez par ici, interrompit Leentje, poussant à travers la porte sa jolie tête rose.
Et de la main, elle lui faisait signe d’approcher.

Le petit mendiant qui avait ôté son chapeau, en souriant gauchement, quand Jean s’était mis à lui parler, entra dans le grand vestibule peint en marbre blanc, étonné, regardant la hauteur des voûtes, avec de réitérés mouvements de tête humbles et lents pour saluer.

Jean ferma la porte, examina le garçon des pieds à la tête et tout à coup indigné, montra Leentje et s’écria :

– Savez-vous bien à qui vous parlez ? À Leentje, la fille de M. Cappelle. Et M. Meganck, le notaire lui-même, n’est pas plus riche que M. Cappelle, quoique son cocher ait un frac avec de l’argent dessus.

Mais l’enfant avait posé le doigt sur les haillons du musicien :

– N’ayez pas peur, dit-elle, et répondez-moi. Vous n’avez plus de père, petit ?

Il fixait à présent les yeux sur la pointe de ses pauvres vieux souliers, haussant les épaules, doucement, pour montrer qu’il ne comprenait pas ; puis par contenance, un poing sur sa hanche, il se mit à siffler dans ses dents, d’un air à la fois timide et résolu.

– Bon ! c’est un sourd-muet, s’exclama Jean. J’ai vu ça de suite. Voyons, répondez. N’est-ce pas que vous êtes sourd-muet ?
– Comment voulez-vous qu’il soit sourd-muet, Jean, puisqu’il chantait hier en jouant du violon ?

Alors le jeune garçon mit son instrument sous son menton et ouvrit la bouche comme s’il s’apprêtait à chanter ; mais Leentje posa la main sur l’archet et lui dit :

– Moi, j’aime le violon, mais mon papa ne l’aime pas. Je vous ai demandé si vous n’aviez plus de papa ? Est-ce que vous ne m’avez pas compris ?

Il leva sur Leentje deux beaux grands yeux noirs, doux comme du velours, et haussa de nouveau ses épaules ; mais cette fois un triste sourire plissait le coin de sa petite bouche bien formée.

– Ah ! s’écria tout à coup Leentje gaiement, en frappant ses mains l’une dans l’autre, il veut dire qu’il n’est pas du pays. D’où viendrait-il, Jean ?

Jean fit alors le tour du jeune garçon, les mains derrière le dos, levant et abaissant son long nez de travers pour mieux voir les habits du petit mendiant, et une grimace dédaigneuse plissait le bas de sa grosse figure bien nourrie.

– Tenez, lui dit Leentje, j’ai demandé à mon père un sou que voici et j’y joins trois sous qui m’appartiennent. Cela vous fait quatre sous pour vous acheter un gâteau, car c’est la Noël ce soir. J’ai bien encore vingt sous dans ma tirelire, mais j’ai promis de les donner à la vieille Catherine.
Amusez-vous bien : une autre fois je vous montrerai ma poupée. Vous ne la connaissez pas ? Elle a coûté vingt francs. C’est une poupée très jolie.

Et Leentje mit ses quatre sous dans les doigts du jeune garçon. Il eut un beau geste reconnaissant, et de la main dans laquelle Leentje avait glissé les sous, il frappa sa poitrine avec tant de vivacité qu’elle le regarda pour savoir s’il ne s’était pas fait de mal. Il baissa aussitôt les yeux et une grosse larme coula sur ses joues pâles, tandis qu’il portait son argent à sa bouche et le baisait religieusement.

– Il poverello ! cria-t-il tout à coup d’une seule voix, avec une grande énergie.

Et glissant très vite son violon sous son menton, il posa l’archet sur les cordes et ouvrit la bouche, en regardant en l’air, la tête sur l’épaule.

–Leentje ! Leentje ! cria une voix dans l’escalier.

Et Mina, la bonne, parut dans le corridor, tout essoufflée.

– Que faites-vous ici, Leentje ? Je vous cherche dans toute la maison. Est-il permis de faire courir ainsi les gens ! Dieu du ciel ! Mon corset vient de craquer. Je serai obligée de remettre une agrafe.
Mais elle, toute à son admiration :
– Voyez, Mina, quel gentil petit garçon ! C’est le même qui nous a suivies dimanche quand nous sommes allées, Nelle et moi, à la boutique de M. Pouffs, le marchand de volailles, car vous étiez retournée ce jour-là chez vos parents, Mina. Il jouait du violon en nous suivant. Nelle a voulu le chasser en lui montrant son poing, mais il n’a pas eu peur de Nelle, et seulement il a mis son violon sous son bras. Ne trouvez-vous pas qu’il est bien gentil, Mina ?
– Comment pouvez-vous trouver gentil un affreux petit garçon sale, noir, mal lavé et qui porte les cheveux si longs, Leentje ? Je n’ai jamais rien vu de plus laid que ce vilain petit singe, et vous feriez mieux de ne pas m’exposer à prendre un rhume en vous attendant.
– Mina ! Mina ! pourquoi dites-vous du mal de mon petit mendiant après l’avoir trouvé si gentil hier au soir, car je vous ai donné hier une pièce neuve de cinquante centimes pour la lui remettre, et vous êtes remontée en disant que vous n’aviez jamais vu un plus doux ni plus joli mouton.
–Bon, Leentje, ce que je vous en dis aujourd’hui est pour vous mettre un peu en colère contre moi. C’est un doux mouton, voilà.
– Un doux et un joli mouton, Mina.
– Oui, tout ce que vous voudrez, Leentje, un doux et joli mouton. Êtes-vous contente ? Je sais très bien que vous m’avez donné une jolie pièce de cinquante centimes toute neuve, avec la tête du roi Léopold dessus. Oui, je la vois encore d’ici.

Elle toussait en parlant, un peu gênée, car elle l’avait gardée pour elle.

Et Mina était, en effet, descendue la veille pour remettre la pièce au jeune garçon ; mais au moment d’ouvrir la porte, elle avait vu le fils du sacristain Klokke à genoux dans la neige et cherchant à regarder par la fenêtre de la cave. Et Klokke, qui était jaloux, lui avait dit :

– Pourquoi venez-vous à la porte, Mina ? Est-ce que vous m’avez entendu frapper contre la vitre ? J’ai pourtant frappé bien doucement. Je suis sûr que quelqu’un a rendez-vous à cette heure avec vous. Est-ce le gros Luppe, le Crollé, ou Metten, le cocher de M. Meganek ? Dites-le-moi, Mina, ou je vous pince.
– Qu’est-ce que vous me chantez là ? s’était écriée la grosse petite bonne. Vous êtes toujours planté devant le carreau pour savoir ce que je fais. Klokke ! c’est fini. Je ne veux plus rien avoir pour vous. Mariez-vous ailleurs. J’en ai assez de toutes vos raisons. Qu’est-ce que vous dites ?
– Eh bien, si c’est comme cela, je m’en vais. J’en ai assez de tous les museaux que je vois tourner par ici. Vous avez beau dire, je pars pour ne plus revenir.
– Je ne dis rien. 
– Non, non, c’est inutile. Nous irons chacun de notre côté. J’en connais qui vous valent bien, et il n’y a que le choix qui m’embarrasse. Votre amie Justine...
– Eh bien ! prenez Justine : je vous l’abandonne, avec son cou sur le côté et son air de n’y pas toucher. Votre ami Dirk...
– Prenez Dirk. Voilà un joli mufle. Sans compter qu’il boit tout son mois en un jour. Il y a bien de quoi faire la fière !
– Vous me rendrez mon mouchoir et mon gant, s’il vous plaît, avant dimanche, car je ne veux plus que vous ayez rien à moi.
– Ni moi non plus. Vous me rendrez le cent d’aiguilles et le petit pot de pommade.
– Le petit pot de pommade ! Il y a beau temps qu’il n’y en a plus, de la pommade, dans votre petit pot. Allez, ne me retenez pas plus longtemps. Je suis bien sotte de vouloir encore causer avec vous.
– Eh bien ! gardez le petit pot, Mina, en souvenir de moi, et s’il vous en faut encore un...
– Je ne vous connais plus.
– Hein ?
– Bonsoir.
– Voyons, Mina, est-ce moi que vous attendiez, ou un autre ?
– Rien...
– Dites-moi si tout est fini entre nous ?
– Bonsoir.
– Ah ! Mina, le pauvre Klokke a-t-il mérité d’être aussi durement traité ?
– Prenez Justine.
– Ce sont là des histoires, ma petite Mina ; je n’ai rien pour Justine.
– Il n’y a que le choix qui vous embarrasse.
– J’étais venu avec l’intention de vous donner...
– Hein ? 
– Mais c’est inutile, puisque tout est rompu. 
– Dites toujours. 
– Non, cela ne sert à rien. 
– Voyons un peu.
– À quoi bon ?
– C’est pour voir.
– Ce sera pour une autre.
– Alors, bonsoir.
– Mina, dites-moi pourquoi vous êtes venue à la porte et je vous dirai...
– Ah ! Klokke, vous ne méritez pas qu’on vous aime. Qu’est-ce que c’est que vous me donnez ?
– Mina, je vous apportais une petite broche en jais.
– Montrez un peu pour voir. Mon petit Klokke, c’est très gentil d’avoir pensé à votre Mina. On voit bien l’amitié que les gens ont pour quelqu’un aux cadeaux qu’ils lui font.
– Maintenant, Mina, nous ne nous quitterons plus. Dites-moi pourquoi vous avez ouvert la porte ?
– Ah ! Klokke, c’est pour cet affreux mendiant qui jouait tantôt du violon devant la maison. Où est-il ? L’avez-vous vu partir ?
– Le voilà qui tourne le coin de la rue.
– Leentje m’a donné de l’argent pour lui.
– Hem ! hem !
– Pourquoi faites-vous hem ! hem ! Klokke ?
– C’est que si j’étais à votre place, Mina...
– Que feriez-vous à ma place ?
– Je sais bien ce que je ferais. Les mendiants sont assez riches comme cela.
– N’en dites rien à personne, Klokke. Nous le mettrons avec les autres pour le jour de notre mariage.
– Ah ! Mina, il y aura toujours du pain sur la planche avec une femme comme vous.

Et voilà comment il se fait que le petit mendiant n’eut pas la jolie pièce que Leentje avait donnée pour lui à la bonne amie de Klokke, le fils du sacristain. Mais la fine Mina n’avait garde d’en rien laisser paraître et elle faisait à présent semblant de se rappeler très bien qu’elle la lui avait donnée.

– C’est égal, Leentje, dit-elle, vous feriez mieux de ne pas vous occuper de ces petits traîneurs de pavé. Ce sont tous des fripons et des fils du diable. J’en ai vu comme cela pas mal à Bruxelles, quand j’étais en service chez M. Schoreels, le ferblantier, et j’entendais dire autour de moi qu’ils venaient de si loin que c’était au moins de Macaroni ou d’Italie, je ne sais plus au juste, mais c’est quelque chose comme cela.
– Mina ! Mina ! C’est donc plus loin que Bruxelles. Ah ! pauvre petit garçon ! Je lui garderai certainement un morceau du gâteau de Noël.
– Voilà votre père qui vous appelle. Rentrez vite, de peur qu’il ne vous trouve encore dans le vestibule.
– Bonsoir, petit mendiant, dit alors l’enfant, en faisant aller ses mignonnes mains ; maman m’a appris à prier Dieu pour les pauvres. Je dirai dimanche à la messe une prière pour que vous soyez toujours un gentil petit garçon.

Alors Jean, redevenu hautain, le bourra dans les épaules.

– Allons, sortez d’ici. M. Cappelle vous fait dire de sa part qu’il donne tous les ans cent francs aux pauvres de la ville.
– Vous êtes bien dur, Jean, dit Leentje.
– Qui ça ? Moi, dur, Leentje ? On m’a toujours dit que j’avais un coeur de poulet.
– Vous le rudoyez.
– Le rudoyer ! moi ! Sortirez-vous à la fin, vilain rat ?

Le petit mendiant regarda l’argent qu’il avait dans la main, murmura quelques mots que personne ne comprit et gagna la rue. Au moment de sortir, il leva ses yeux noirs sur Jean, avec colère.

– Allez ! allez ! lui cria Jean, je me moque de vos grands yeux. Vous ne pouvez rien contre moi. Je suis ici dans un bon service où je ne manque de rien et où je gagne de bon argent. Propre à rien ! Brigand !

Et la porte se ferma.

II

Le petit joueur de violon remit son chapeau sur sa tête, serra autour de ses reins le vieux manteau bleu qu’une corde attachait à son corps et se mit à remonter la rue en frappant ses pieds gelés sur le pavé plein de neige.

Le soir tombait et le long des façades les vitres s’éclairaient l’une après l’autre. Des lampes brillaient sur les tables. De temps en temps, une fenêtre s’ouvrait sur la lumière chaude des chambres ; un homme ou une femme se penchait, fermait les volets. Les vitrines des boutiques, scintillantes de givre, étalaient des arabesques, légères comme des dentelles, sur lesquelles dansait l’ombre des brosses, des torchons, des paquets de chandelles et des nattes en paille qui pendaient à l’étalage. On voyait les boutiquiers aller et venir avec empressement derrière leur comptoir, en riant, parce que les gros sous pleuvaient ce soir-là dans leur tiroir, et les chalands tapaient leurs sabots à terre pour se réchauffer, en attendant leur tour d’être servis.

La vitrine du marchand de vin était une vraie merveille ; le malin compère avait rangé l’une à côté de l’autre, sur les planches, toute une armée de bouteilles, renfermant de belles liqueurs roses, brunes, jaunes et violettes que la lumière de la lampe faisait miroiter comme des topazes, des rubis, des améthystes et des saphirs. Et sur le trottoir, la neige se colorait de feux qui reflétaient la nuance des liqueurs dans les bouteilles. Près de là, le charcutier avait pendu à sa fenêtre de longs chapelets de saucissons, enguirlandés de fleurs en papier d’or, et de la belle saucisse luisante tournait en rond sur une assiette, à côté d’un grand foie de porc dont le brave homme était en train de couper une tranche.
L’enfant poussa la porte qui se mit à carillonner, et du doigt montra le foie.

– Qu’est-ce que c’est, mon petit bonhomme ? lui dit le marchand. Je veux bien vous donner une tranche de foie, mais il faut me la payer.

Et en même temps il frottait plusieurs fois de suite son pouce contre son index pour donner plus de poids à ses paroles.

L’enfant tira de sa poche un de ses sous et le mit sur le comptoir, en passant sa main dessus, de crainte que l’homme ne le prit avant de l’avoir servi. Le grand couteau luisant plongea alors dans le foie et une tranche s’en détacha ; puis le petit mendiant ôta sa main de dessus le sou et s’en alla, emportant sa marchandise. Il avait grand’faim, il mordait dans la tranche à belles dents, et en un instant il n’en resta plus rien. Il glissa alors sa main dans sa poche pour voir s’il avait encore ses autres sous et continua son chemin.

Le pâtissier avait imaginé pour la Noël une montre extraordinaire. Des cramiques étalaient leurs dos bruns piqués de raisins, laissant sortir par places la miche dorée ; et une pièce montée, superbe, avait la forme d’une tour. Cette tour, dont la base était en pâte de pouding, étageait trois rangs de galeries circulaires ; en haut de la dernière, parmi les fruits confits qui brillaient sur le sucre de la croûte glacée, une petite femme en jupe blanche, posée sur l’orteil du pied gauche, haussait en l’air sa jambe droite en ouvrant les bras comme si elle allait s’envoler. Puis des meringues soulevaient, non loin de la tour, leur écume figée au milieu de laquelle deux cerises et une prune semblaient des îlots battus par les flots. Contre la vitre, de grandes couques hérissées de drapeaux en soie rouge et bleue et de plumes frisées posaient debout, à côté d’hommes en spikelaus et en biscuit, qui avaient l’air de dire bonjour aux passants. Il y avait aussi des assiettes remplies de dragées, de pralines au chocolat, de fondants, de sucres de couleur, de caramels, mais la plus belle chose était certainement la tour aux trois étages, à cause de sa hauteur et de ses fruits.

Le petit vagabond s’arrêta longtemps devant ces merveilles, n’ayant jamais rien vu d’aussi beau. Il se baissait, se haussait, se penchait à droite, se penchait à gauche, faisait avec son haleine des trous dans le givre des vitres, pour mieux voir. Et tantôt il sautait sur une jambe tantôt sur l’autre, frappant ses vieilles semelles sur le trottoir et chantant entre ses dents un air de son pays. Doucement il passa le bout de sa langue sur la vitre et lécha le givre à petits coups, croyant lécher les confitures.

Le pâtissier s’aperçoit tout à coup qu’il y a quelqu’un derrière sa vitrine et il fait un geste de colère. Le petit joueur se sauve alors ; mais le boulanger, lui aussi, a fait de grands hommes en spikelaus, des cramiques de fine farine, des couques en forme d’oiseau, avec des plumes et des drapeaux. Et l’enfant s’arrête de nouveau, regarde ces belles choses avec le désir d’en manger.

Il n’a pris, depuis le matin, pour toute nourriture, qu’un petit pain de deux sous et une tranche de foie. À la fin il se décide, pousse la porte vitrée du maître mitron, montre du doigt les bonshommes qui sont à la vitrine, et parmi ceux-là le plus beau. Mais la boulangère appuie le pouce de sa main droite sur la paume de sa main gauche, l’avertissant ainsi qu’il doit avant tout payer. Il tire son sou et le pose sur le comptoir.

La méchante femme hausse alors les épaules et lui dit d’une voix aigre :

– Avez-vous pensé vraiment, petit drôle, que vous auriez ce grand bonhomme pour un sou ?

Puis elle prend le sou, le tourne dans ses doigts et lui donne un petit pain blanc, le plus sec de la fournée.

Comme c’est bon, du pain ! Il l’avale en quelques coups de dents et porte ensuite sa main à sa bouche pour y ramasser les miettes roulées dans les coins.

III

Constamment la sonnette des marchands carillonne ses drelin drelin; car de riches et pauvres vont à la boutique, ce soir-là, pour acheter les cadeaux de Noël. Les ménagères passent en courant, la tête baissée sur la poitrine, les mains pelotonnées dans leur tablier, à cause de la bise qui rougit le nez et les doigts : et l’une tient dans les bras un cramique qui répand derrière elle une bonne odeur de pâte aux oeufs, l’autre porte à son poignet un cabas d’où sortent des goulots de bouteilles. Des petits garçons et des petites filles passent aussi, chargés de provisions, et quelques-uns s’arrêtent pour ouvrir les paquets et prendre délicatement un bonbon, un morceau de sucre, un macaron.

De vieilles femmes, enveloppées de manteaux et le capuchon sur les yeux, sortent de l’église en marmottant entre leurs dents, qui claquent de froid, et il y en a qui tiennent à la main une chaufferette par les trous de laquelle le vent fait pétiller la braise.

Le petit musicien voit briller dans la noire église les hautes fenêtres en forme de trèfle ; la porte étant restée ouverte, un flot de lumière se répand sur le parvis, jusqu’à ses pieds, avec une tiède odeur d’encens. Il pénètre sous les voûtes jaunies par le reflet des cierges, et se dirige vers le poêle où se meurt un petit feu de houille. Il tend avidement ses mains et ses pieds vers la fonte brûlante : il passe ensuite ses mains sur ses jambes et sur ses bras pour les imprégner de la chaleur du poêle, et une douce action de grâces s’élève de son coeur pour remercier le Sauveur qui, aux approches de la grande nuit de Noël, lui donne du feu pour se réchauffer.

L’église est silencieuse : on n’entend dans les nefs muettes que le grincement des chaises sur les dalles bleues, le pas du sacristain dans le choeur, et le claquement des sabots, lorsque les vieilles femmes en manteau noir se dirigent du côté du bénitier afin d’y tremper leurs doigts avant de sortir. Et de temps à autre une d’entre elles s’arrête près du poêle et ouvre au feu ses petites mains sèches, en regardant de côté avec défiance le jeune vagabond. Il sent alors glisser dans son sang une chaude langueur ; sa tête retombe sur sa poitrine ; il s’affaisse dans son vieux manteau troué dont il s’est fait un oreiller. Une voix irritée éclate tout à coup à son oreille. C’est le sacristain qui lui fait signe de partir. Il se lève, regarde fièrement cet homme qui le chasse, ramasse son violon et s’en va, lentement, en boitant, car ses pieds ont gonflé dans les vieilles bandelettes de cuir qui retiennent ses souliers à ses jambes. Il ouvre la porte, et la bise glacée le frappe de nouveau au visage.

Alors le jeune garçon se parle ainsi à lui-même :

– Francesco, mon pauvre Francesco, pourquoi as-tu quitté la montagne ? Tu avais une mère à la montagne et tu l’as quittée. Où sont les autres, ceux qui m’ont précédé dans mon tour du monde ? Paolo est mort dans la campagne, pendant qu’il faisait chaud encore et que les arbres étaient verts. Il a bien du bonheur, Paolo ! Un jour, quand il gèle et qu’on n’a plus la force de marcher, on regarde derrière soi et l’on cherche de quel côté du ciel est la montagne. C’est alors, mon Francesco, que le chemin paraît long et l’on se dit qu’on n’arrivera jamais. J’ai perdu en chemin Paolo, et Pietro aussi, mon cher Pietro, plus jeune que moi de deux ans, et les autres m’ont quitté en me disant : Bon voyage. Buppo était le plus grand, mais il toussait. Que sera-t-il arrivé de lui et des autres ? Bonjour, Buppo, Paolo, Pietro et les autres. Ce sera tantôt la nuit de Noël ; il y a fête dans le ciel et ceux de la montagne sont descendus vers Naples. Tous les ans, à la Noël, nous allions à Naples, avec les cornemuses et les violons, et les gens nous donnaient de la galette, du fromage, des fruits ou de petites pièces de monnaie, tout le long du chemin. Naples ! Naples ! Et tout le long du chemin, il y avait des crèches avec l’âne, les mages et notre Sauveur, devant lesquelles ronflaient les cornemuses et chantaient les hommes de la plaine. Chez les hommes d’ici il n’y a point de crèches et les mains ne jettent que du cuivre rouge. Ma mère me disait : « Francesco, tu es le dernier de mes entrailles et je te vois partir avec douleur. Mais on est riche où tu vas : voilà pourquoi je ne veux pas te retenir. Dieu soit avec toi ! Quand tu reviendras, je pourrai mourir. Va donc, mon cher enfant. » Puis elle m’a donné ce violon et elle est venue avec les autres mères jusqu’aux montagnes qui paraissent bleues quand on les voit de loin. Ensuite elles sont restées les bras tendus, et quand le soir est venu, nous avons joué de la cornemuse et du violon, afin qu’elles pussent encore nous entendre. Et maintenant, je reviens, mais plus pauvre que lorsque je suis parti, car je n’ai plus d’espérance.

En ce moment il entendit à quelques pas de lui trois petits garçons qui chantaient à la porte d’une maison, et l’un d’eux tenait au bout d’un bâton une lanterne où brûlait une chandelle. C’étaient des enfants de la campagne, en sabots, avec des écharpes sur la tête, et ils chantaient des complaintes de Noël pour gagner quelques sous. Le plus grand se haussait sur la pointe des pieds et chantait à travers le trou de la serrure, afin qu’on l’entendît mieux de l’intérieur ; le second chantait en tournant sur lui-même, les mains dans les poches, et l’on voyait sa bouche large ouverte, car il criait de toutes ses forces ; le troisième criait aussi, mais il s’interrompait à tout moment pour renifler car son nez coulait, et il se remettait à crier avec une telle force que sa voix semblait devoir se briser. Et tantôt l’un, tantôt l’autre disait : « Plus fort », pendant que celui qui avait le nez à la serrure tapait de petits coups du bout de son sabot contre la porte : alors ils se mettaient à crier tous les trois comme des diables. Et leur chanson était à l’unisson ; mais l’un avait déjà fini quand l’autre commençait, et le dernier courait toujours après le premier, sans pouvoir l’atteindre. La petite chandelle tremblante éclairait leurs nez rouges et faisait danser leur ombre derrière eux jusqu’au bout de la rue : et eux-mêmes dansaient à la dernière note de la chanson, en sautant et en retombant sur le plat de leurs sabots, sans rire. Et voici ce que disait leur chanson :

– Noël ! ils sont venus, les petits 
– Les petits et les plus petits encore 
– Dire bonjour à l’âne du Seigneur 
– De Notre Seigneur Jésus-Christ. 
– Il y a du foin et des navets cuits 
– Des carottes et du pain bénit. 
– Mangez, les gens, les bêtes aussi, 
– Koekebakken et pain cuit. 
– Noël ! Noël ! Amen !
– Noël ! baas ! dirent les rois. 
– Du foin pour nos trois chevaux, 
– Mais pour nous des koekebakken 
– Lesquels nos dents couperont. 
– S’il en reste un tout petit morceau, 
– Mettez de côté pour les cochons. 
– Mangez, les gens, les bêtes aussi, 
– Koekebakken et pain cuit. 
– Noël ! Noël ! Amen !
– Pour chandelle une petite étoile 
– Montre là où dort Notre Seigneur 
– Dans son maillot cousu de fil blanc. 
– Sur la paille qui est dans la crèche, 
– Il dort, le joli petit mouton. 
– Blokke kloppen (1) 
– S’il s’éveille, c’est pour mourir. 
– Mangez, les gens, les bêtes aussi, 
– Koekebakken et pain cuit. 
– Noël ! Noël ! Amen !
– Car il mourra pour nous sauver de l’enfer, 
– Jésus-Christ, le fils de notre chère Dame. 
– Les petits et les plus petits encore 
– Auront le cramique et du beurre en paradis 
– Avec de la bonne musique de violon. 
– Mangez, les gens, les bêtes aussi, 
– Koekebakken et pain cuit. 
– Noël ! Noël ! Amen !
– Oh ! baas, Si vous êtes contents des petits enfants, 
– Donnez-leur, par amour de Christus, 
– De l’argent pour acheter des couques 
– Des couques avec des prientjes (2) dessus. 
– Blokke kloppen. Nous ôterons nos sabots pour y faire coucher le chat. 
– Mangez, les gens, les bêtes aussi, 
– Koekebakken et pain cuit. 
– Noël ! Noël ! Amen !

Les trois petits garçons allaient recommencer pour la troisième fois leur complainte quand ils entendirent tout à coup jouer du violon à côté d’eux : c’était Francesco qui, humble et souriant, les accompagnait, et du pied il battait la mesure pour tâcher d’être d’accord avec eux. Ils cessèrent alors de chanter, et le plus grand mit son poing sous le nez de Francesco en lui disant :

– Nous ne voulons partager notre argent avec personne.

Ainsi chassé, il s’en va, de rue en rue, jouant à la porte des maisons et devant les boutiques, mais l’archet glisse à peine sur les cordes, car les crins en sont gelés.

Où passera-t-il la nuit ? Au fond d’une cour sombre, sous un hangar, une charrette de paille est remisée. Il pénètre doucement dans le hangar et soulève la paille pour se glisser dessous. Un chien sort en ce moment de sa niche et fait entendre des aboiements furieux. Il revient sur ses pas et se dirige vers cette maison où la charité, la grâce et la douceur lui sont apparues sous les traits de Leentje ! Voici, en effet, la belle maison blanche avec sa grande porte peinte en chêne sur laquelle les poignées de bronze imitent des têtes de lions, et un peu au-dessus, dans le panneau de gauche, une superbe plaque de cuivre reluisante étale le nom de CAPPELLE et Cie, gravé en grosses lettres. Il regarde les fenêtres partout closes, et il y en a trois au premier étage qui sont éclairées.

Qui donc est encore éveillé dans la maison ? Les sons d’un piano, comme une musique de paradis, s’échappent par les fentes des volets, et bientôt une petite voix d’or s’élève dans le silence de la nuit. Cette voix lui rappelle le murmure avec lequel sa mère le berçait, les chants des petits enfants de la montagne, le vent dans les arbres, mille choses tendres et lointaines. Puis la voix cesse, mais il l’entend longtemps encore, comme un chant de Noël, au fond de son coeur.

Des portes s’ouvrent dans la rue et il en sort des ombres qui marchent rapidement ; quelques-unes balancent à la main de petites lanternes qui rougissent la neige, car les réverbères de la ville sont éteints. Toutes ces petites lanternes se dirigent du même côté, là où la cloche sonne pour la messe de minuit. La porte de la maison Cappelle et Cie s’ouvre aussi et une joyeuse lumière se répand au-dehors : des hommes et des femmes, chaudement vêtus, serrent la main au maître de la maison, et une petite voix, celle qui a chanté, leur jette le bonsoir ; puis la compagnie se sépare en riant, la porte se referme et les fenêtres où brillait l’éclat des lampes, une à une s’obscurcissent. Ah ! M. Cappelle a voulu fêter le réveillon et il a bien fait les choses : on a bu du thé, du vin chaud et du punch ; la table est encore remplie de beaux pâtés et de belles tartes dans lesquels le couteau a taillé de grandes brèches. Mina déshabille Leentje et la couche dans des draps chauds, après l’avoir embrassée; et au moment de s’endormir, Leentje tourne la tête du côté de son arbre de Noël, qu’elle a fait monter dans la chambre, avec la poupée, les étuis, les boîtes à ouvrages et les cornets de dragées. Alors la lumière qui danse au haut de la maison sur le rideau de Leentje, comme une étoile dans le brouillard, s’éteint à son tour, et l’obscurité enveloppe le doux sommeil de la fille de M. Cappelle.

IV

Ah ! qu’ils sont gais, les petits flocons de neige, lorsque, pareils à des papillons d’hiver bondissant sur le tremplin de la bise, ils montent, descendent, montent encore et qu’un enfant passe, à travers la fenêtre entr’ouverte, sa main dodue pour les saisir ! Qu’ils sont gais pour tout autre que le pauvre Francesco, dans cette nuit glacée de Noël ! De grosses larmes roulent au bord de ses yeux, tandis qu’il souffle son haleine sur le bout de ses doigts. Le monde est bien dur ! Que va-t-il faire maintenant ? Il voit dans l’ombre une porte profonde dont la neige n’a pas recouvert le seuil ; il y va. Tenez, le voilà qui s’assied, après avoir eu soin de tirer son manteau sous lui; et son menton sur ses genoux, il s’endort.

Tout à coup il lui semble que la terre s’est dérobée sous ses pieds. Est-ce lui qui monte ? Est-ce la terre qui descend ? Qu’importe ! ce qui se découvre à ses yeux est bien plus beau que la terre. Et tout de suite il sent une odeur délicieuse, comme celle qui sortait de la cave du pâtissier. L’air est embaumé de vanille, de safran, de cannelle, de citron, et un petit vent chaud répand ces bonnes odeurs au loin. Dieu ! qu’elles sont enivrantes ! Il les sent couler dans ses veines comme le jus des fruits mûrs.

De magnifiques campagnes s’étendent à présent devant lui, avec des tons de pourpre, d’émeraude et de turquoise, jusqu’aux horizons de montagnes qui dentellent l’azur du ciel. Et un abricot, étincelant comme un soleil, répand sa lumière sur les gelées, les sirops et les crèmes du paysage. Jamais le vrai soleil ne lui a paru à la fois si brillant et si humide !

« Seigneur ! Seigneur ! que tout cela est bon et qu’il fait doux de vivre ! » Ainsi se parle Francesco, car il vient de prendre un bain dans la crème et il a mangé trois îles coup sur coup.

Puis une montagne en caramel se dresse devant lui, surmontée de la même tour qu’il a vue chez le pâtissier. Qui donc habite la tour ? Ce ne peut être qu’une fée, et la fée sans doute est la reine du pays qu’il vient de parcourir.

Mais comment pénétrer dans la muette et splendide tour ? Il cherche en vain la sonnette. Toc, toc ! fait-il enfin. Et une voix, douce comme de la confiture, lui répond du fond de la tour : Entrez.

Il entre.

De grands escaliers en sucre montent d’une galerie de pouding vers une galerie de nougat. Toc, toc ! fait-il encore. Et la même voix répond : Plus haut.

Toujours frappant, il arrive à la dernière galerie, qui est en biscuit aux amandes, après avoir passé par toute sorte de merveilles ; et tout à coup il se trouve en présence de la petite danseuse du pâtissier. Elle lui sourit très gentiment et lui dit :

– Je t’attendais, mon petit Francesco.

À vrai dire, elle n’était plus posée sur la pointe de son orteil, la jambe droite levée, comme il l’avait aperçue la première fois, au haut de la tour, chez le pâtissier. Non, elle était debout sur ses deux pieds et lui tendait la main, à présent.

Jamais Francesco n’avait vu une si jolie personne, ni plus mignonne, ni plus potelée, ni mieux faite, et elle était tout en sucre, avec des couleurs éclatantes qui la rendaient encore plus à son goût. Oh ! c’était de bon sucre, allez ! et si appétissant que Francesco, qui ne savait que répondre à la jolie personne, se mit à lui lécher le cou, sous ses cheveux blond-cendré.

D’où vient qu’il pensa tout à coup que cette jolie créature était la même que celle qui lui avait fait la charité, tandis qu’il se trouvait encore sur la terre ? Et comme si la petite danseuse eût compris ce qui se passait en lui, elle lui dit :

– Oui, c’est bien moi. Voici ma main : épousons-nous. Mon royaume sera aussi le tien.

Alors, Francesco mit sa main dans la sienne et ils furent mariés.

Le bel abricot couleur de soleil s’obscurcit en ce moment : aussitôt une teinte crépusculaire revêtit la crête des monts, et la plaine entière se couvrit d’une couche glacée de confitures aux lueurs sombres.

– Voici la nuit, Francesco, lui dit la petite fille en sucre, nous allons nous séparer.

Et Francesco la vit fondre lentement, comme une étoile dans les clartés croissantes du matin, et la tour se fondit, et les montagnes se fondirent et les paysages se mirent à fondre aussi pendant que lui-même se sentait fondre, fondre toujours un peu plus.

Jusqu’à ce que...

Le matin la servante de la maison, en ouvrant la porte pour aller chez le boulanger, trouva sur le seuil un petit cadavre glacé.

– Chut ! ne le réveillons pas. Il est parti, le pauvre Francesco, sur l’aile du rêve à travers la nuit de Noël.

FIN

1. Les sabots cognent. 
2. Petites figures de plâtre que les boulangers flamands mettent sur leurs pâtisseries de Noël.

LEGENDES Manneken-Pis de Bruxelles (Version 2)

 



MANNEKEN-PIS

Charles Deulin 
(1827-1877)


I

Au temps jadis, il y avait au hameau de Boschfort, dans le bois de la Cambre, à deux lieues de Bruxelles, en Brabant, un sabotier qui vivait pauvrement, avec ses trois fils, de la vente de ses sabots. Or, un matin, ce sabotier vit s’arrêter devant sa cabane un vieil homme qui s’appuyait péniblement sur un bâton.

Cet homme, à longs cheveux blancs, à grande barbe et portant un tablier de cuir, était rendu de fatigue, et, de plus, si mal chaussé que ses souliers semblaient près de le laisser en route.

« Est-ce que vous ne pourriez pas, demanda-t-il au maître de la hutte, m’indiquer l’échoppe d’un savetier ?
— Il n’y a par ici ni savetiers ni cordonniers, répondit l’autre. Nous sommes tous sabotiers de père en fils et, de notre vie vivante, nous n’avons porté de souliers. »

Le voyageur parut désappointé.

« Mais vous-même, reprit le sabotier en regardant son tablier de cuir, n’êtes-vous point cordonnier de votre état ?
— Je l’ai été, repartit l’inconnu, et, bien que les cordonniers soient d’ordinaire fort mal chaussés, j’ai vraiment honte à traverser ainsi la capitale du royaume des Pays-Bas. Vendez-moi donc, je vous prie, une paire de sabots. »

Il entra dans la hutte et, après avoir trouvé chaussure à son pied, il ouvrit son escarcelle. Le sabotier s’aperçut qu’elle ne contenait que cinq sous, et, prenant en pitié la misère du vagabond, il lui dit :

« Gardez votre argent, fieu de Dieu. Ce n’est point moi qui priverai de ses derniers patards un pauvre vieux las d’aller tel que vous.
— Puisque vous avez l’âme si bonne, répondit l’étranger, je ne veux point vous le céder en honnêteté. Laissez-moi vous conter une histoire. Pour n’être point d’aujourd’hui, elle n’en est pas moins véritable.

Après l’arbre de vie et le fatal pommier qui damna le genre humain, le plus bel arbre du paradis terrestre était un superbe pêcher. Ce fut aussi le seul qui resta sur la terre quand, par la faute d’Adam, le jardin des délices disparut de ce monde.

Or, il y a dix-huit cents ans, j’ai été condamné pour avoir manqué de charité, à un voyage qui n’est point près de finir.

Un jour que je passais par l’endroit où verdoyait jadis le paradis, je vis le merveilleux pêcher, et j’y cueillis trois pêches.

Je les mangeai dans le dessein de me fortifier le cœur contre les fatigues d’un si long pèlerinage, et je gardai les noyaux, afin d’en faire don à ceux qui pratiquent sincèrement l’amour du prochain, que j’avais si mal pratiqué.

Depuis dix-huit cents ans que je parcours le monde, je n’en ai encore placé que deux. J’ai offert le premier à saint Martin, patron des francs buveurs, quand, à la porte d’Amiens, il partagea son habit avec un faux invalide qui n’était autre que Belzébuth ; j’ai offert le second au roi Robert de France, lorsque, surprenant un pauvre diable de voleur qui coupait la frange de son manteau, il le pria débonnairement d’en laisser pour un autre.

Voici le troisième ; acceptez-le, vous qui, manquant de tout, m’avez donné le seul bien qui vous appartienne, le produit de votre travail.

— Merci, l’homme de Dieu, fit le sabotier ; et il prit le noyau, tandis que ses fils ouvraient des yeux grands comme des portes de grange.

— Mais, notre maître, dit alors Petit-Pierre, le culot de la famille, si vous voyagez depuis dix-huit cents ans, c’est donc vous qui…

Oui, c’est moi, mes enfants,
Qui suis le Juif errant, 

répondit sur un air bien connu Isaac Laquedem, car c’était lui, et, après avoir repris son bâton, il se remit en route pour Bruxelles où, comme chacun sait, il fut accosté par des bourgeois fort dociles qui le régalèrent d’un pot de fraîche bière, en le priant de raconter son histoire.

II

Le sabotier et ses fils ne revirent plus jamais le Juif errant, mais ils plantèrent le noyau dans leur courtil. Le noyau germa et devint un arbre extraordinaire.

Il portait quatre fois l’an, aussi bien le printemps que l’été, l’hiver que l’automne, et les pêches les moins bonnes n’étaient point celles qui mûrissaient au vent de bise.

Il faut savoir que le trône des Pays-Bas avait alors pour maître un monarque fort gourmand, digne petit-fils d’Adam, de qui nous descendons tous, monarques et sabotiers.

Ce roi aimait passionnément les pêches, et comme on n’avait point encore inventé les serres pour remplacer le soleil, il était désolé de n’en pouvoir manger à Noël ou à la Chandeleur.

Il lui arriva même une fois, en faisant réveillon, de dire qu’il donnerait de bon cœur sa fille en mariage au beau premier qui lui apporterait une corbeille de pêches pour son dessert. Le propos en vint aux oreilles du sabotier.

Le merveilleux pêcher se couronnait justement de ses fruits, et c’était un rare et curieux spectacle de le voir balancer son front vermeil sous le ciel gris de nuages, sur la terre blanche de neige.

« Voilà, se dit le sabotier, une riche occasion d’établir l’aîné de mes fils. Il épousera la princesse et, après la mort du beau-père, il régnera sur les Pays-Bas, ce qui est un métier moins fatigant que de faire des sabots. »

Il cueillit les plus belles pêches, les déposa soigneusement dans un petit panier et envoya son fils au palais du roi. Le jeune sabotier partit à travers la futaie.

En passant près de l’abbaye de la Cambre, à l’endroit qu’on appelle le Trou du Diable, il rencontra une vieille pauvresse toute ratatinée qui ramassait du bois mort.

« Qu’est-ce que vous portez donc dans ce panier, mon petit fieu ? lui cria-t-elle.
— Des glands à votre service, la vieille ! répondit le gars, qui n’était pas très bien élevé pour un prince en herbe.
— Eh bien ! fieu, répliqua la grand’mère, je souhaite que ce soient les plus beaux glands qu’on ait jamais vus. »

Le messager se présenta à la porte du palais et, quand il eut dit qu’il apportait des pêches pour le dessert royal, on le conduisit devant le monarque, qui justement était à table.

Il ouvrit son panier, et jugez de sa surprise lorsque, au lieu de pêches, il y trouva des glands gros comme des pétotes, ou, si vous le préférez, des pommes de terre.

« Godverdom ! pour quelle bête me prend-on ? » s’écria le roi en jetant sa serviette.

Le messager n’eut que le temps de détaler et retourna tout courant chez son père.

« Eh bien ? dit le sabotier.
— On ne m’a mie laissé entrer, » répondit le jeune drôle.

Le père, qui le connaissait menteur et gourmand, pensa qu’il avait mangé les pêches, au lieu de les porter au palais. Le lendemain, il en cueillit d’autres et les envoya par son fils cadet.

Arrivé au Trou du Diable, le gars rencontra la pauvresse qui lui dit :

« Qu’est-ce que vous portez donc là, mon petit fieu ?
— Des crapauds qui t’ont vue au sabbat, vieille sorcière, répondit celui-ci, qui était encore plus mal embouché que son aîné.
— Eh bien ! fieu, je souhaite que ce soient les plus beaux crapauds qu’on ait jamais vus. »

En effet, quand le panier fut ouvert devant le roi, il en sortit d’énormes crapauds qui se mirent à marcher, noirs, gluants, hideux, sur la belle nappe blanche.

Le roi, la reine et la princesse se levèrent en poussant un cri d’horreur. Le monarque allongea à l’insolent commissionnaire un grand coup de pied qui l’envoya cogner de la tête un domestique, lequel le repoussa sur un autre, qui le rejeta sur un troisième, et c’est ainsi que, de bourrade en bourrade, le garnement gagna la porte, trop heureux d’en être quitte à si bon marché.

III

Le souverain déclara alors par un édit que le premier qui, sous couleur de pêches, lui apporterait encore des glands ou des crapauds, il le ferait pendre à la flèche du beffroi.

Le sabotier voulut savoir de ses fils ce que cela signifiait, mais ils se gardèrent bien de lui avouer comment, par leur malhonnêteté, les pêches s’étaient changées en route.

Le pauvre homme ne pouvait se consoler de ce qu’ils eussent manqué une si belle occasion d’épouser une princesse.

« J’irais bien, moi, si on m’y envoyait, » dit Petit-Pierre.

Petit-Pierre paraissait plus avisé que ses frères ; mais autant ceux-ci étaient gros, joufflus et vermeils, autant il avait l’air maigre, chétif et pâlot. C’est à ce point qu’on ne l’appelait jamais que le criquet ou le sautériau d’août.

« Quelle apparence que le sautériau réussisse mieux que ses frères ? pensait le sabotier. Jamais d’ailleurs la princesse ne voudra épouser un pareil criquion. »

La récompense était pourtant si tentante qu’après avoir balancé toute une semaine, il se décida à dépêcher Petit-Pierre.

Celui-ci, comme les autres, rencontra la vieille au Trou du Diable, et, quand elle lui demanda ce qu’il portait dans son panier, il répondit poliment :

« Des pêches, ma brave femme, pour le dessert du roi.
— Eh bien ! fieu, je souhaite que ce soient les plus belles pêches qu’on ait jamais vues.
— Que Dieu vous entende, bonne grand’mère ! »

Et Petit-Pierre continua son chemin.

Lorsqu’il arriva à la porte du palais, la sentinelle eut pitié de lui et voulut l’empêcher de courir à sa perte, mais il insista tellement qu’on finit par l’introduire.

Il laissa ses sabots derrière l’huis et entra bravement dans la salle à manger. Aussitôt qu’il eut ouvert son panier :

« Godverdom ! les belles pêches ! » s’écria le roi, dont les yeux brillèrent comme des lumerotes.
Et de fait, elles étaient superbes, blanches et roses, couvertes d’un mignon duvet et presque aussi grosses que les balles d’argent qu’on donne chez nous pour prix du jeu de paume.

Le monarque, avec son petit couteau d’or, commença d’en peler une, en passant sa langue sur ses lèvres. La chair lui en parut si parfumée qu’il les expédia toutes sur-le-champ. Il s’aperçut seulement, au dernier quartier de la dernière pêche, qu’il oubliait d’en offrir à la reine et à la princesse.

Quand son assiette fut pleine de noyaux, il s’avisa de la présence de Petit-Pierre. Il le toisa de la tête aux pieds et, fronçant le sourcil:

« Qu’est-ce que tu fais là, manneken ? »

Vous saurez qu’en flamand manneken, qu’on prononce menneke, veut dire petit homme.

« J’attends, sire, répondit le sautériau.
— Quoi ?
— La récompense que Votre Majesté a promise.
— Ah !… comment t’appelles-tu ?
— Petit-Pierre.
— Et que fais-tu de ton métier ?
— Des sabots, sire.
— Mais je me veux mie devenir sabotière ! s’écria la princesse.
— Oh ! je changerai d’état, mademoiselle, si le mien vous déplaît.
— Et tu apprendras celui de roi ? demanda le monarque.
— Oui, sire, pourvu que Votre Majesté veuille bien me l’enseigner.
— Eh bien ! fieu, tu vas commencer tout de suite ton apprentissage. »

Le roi des Pays-Bas avait le bec plus fin que la conscience délicate. Morceau avalé, comme on dit, n’a plus de goût, et c’est pourquoi il cherchait un prétexte honnête de manquer à sa parole.

Il parla à l’oreille d’un valet qui sortit et rentra bientôt avec une manne où se trouvaient douze petits lapins blancs.

« Ecoute, manneken, dit-il alors au sautériau, les rois ne sont pas autre chose que des bergers ; mais les hommes, sais-tu, sont plus malaisés à conduire que les moutons. Tu vois ces douze petits lapins. Tu vas les aller paître au bois et si, durant trois jours, tu nous ramènes ton troupeau au complet, c’est que tu as des dispositions pour le métier de roi, et que, plus tard, tu pourras tenir notre houlette. »

Un éclat de rire général accueillit ce beau discours. Petit-Pierre vit bien que le monarque se moquait de lui, mais, comme il n’avait point d’autre parti à prendre :

« J’essayerai, » fit-il sans se déconcerter, et, tirant sa révérence, il se dirigea vers le bois, suivi du domestique qui portait les lapins.

IV

Lorsqu’on fut au Trou du Diable, le valet ouvrit le panier, d’où les lapins s’enfuirent dare-dare dans tous les sens.

« Au revoir à vous treize ! » dit-il d’un ton goguenard au berger, qui n’eut pas l’air de l’entendre.

Petit-Pierre ne s’amusa point à courir après ses bêtes. Il les regarda fuir tout en busiant et, quand la dernière eut disparu, il reprit lentement le chemin de Boschfort.

Il pensait à part lui que la princesse était bien jolie et qu’il eût été bien agréable de réussir à garder les lapins, ne fût-ce que pour se revancher des éclats de rire et rendre au monarque la monnaie de sa pièce. Il n’eut point fait vingt pas que la vieille grand’mère se trouva tout à coup devant lui.

« Eh bien ! mon petit fieu, lui dit-elle, avez-vous eu bonne dringuelle ?
— Pas trop bonne, grand’mère. Le roi avait à peine fini de manger mes pêches qu’il m’a envoyé paître… ses lapins.
— Et tu n’y es pas allé ?
— Si fait.
— Eh bien ?
— Eh bien ! on ne les a point plus tôt lâchés dans le bois qu’ils ont pris leurs jambes à leur cou.
— Il faut les rappeler.
— Mais comment ?
— Avec ceci. »

Et elle lui tendit un petit sifflet d’argent.

« Merci, grand mère, » dit le sautériau, et il donna, sans hésiter un grand coup de sifflet.

Aussitôt les douze lapins blancs d’accourir, par sauts et par bonds, de toute la vitesse de leurs pattes. Il renouvela deux ou trois fois l’expérience, et toujours elle réussit à souhait.

Pierre, enchanté, laissa alors son troupeau brouter le thym et le serpolet, et s’en alla près de là, au cabaret du Noir-Mouton boire une pinte en fumant sa boraine.

Le soir, qui fut penaud ? Ce fut le roi quand il vit revenir Petit-Pierre poussant devant lui ses douze lapins et faisant : Prrrou ! prrrou ! du haut de sa tête.

« Est-ce que le drôle serait sorcier ? dit le monarque à ses courtisans. C’est égal, il n’est point possible, savez-vous, qu’un pareil manneken épouse l’héritière présomptive du trône des Pays-Bas".
— Si Votre Majesté le permet, hasarda le sire de Nivelle, je me fais fort que le manneken ne ramènera pas demain son troupeau au complet.
— Va, mon ami, répondit le souverain, et, si tu réussis, je te donne ma fille, bien que tu ne sois point fils de roi, sais-tu, et que tu me paraisses bien gros pour la rendre heureuse. »

Le sire de Nivelle était gros, en effet, comme un tonneau, et il ne fallait pas moins qu’une pareille rencontre pour qu’il osât prétendre à la main de la princesse.

Le lendemain, il s’en alla au bois avec son chien, et se mit en quête de Petit-Pierre.

V

Le sautériau, pour passer le temps, avait coupé une branche de sureau et il était en train de fabriquer une canonnière ou plutôt, comme on dit chez nous, une arbute, quand il avisa de loin le gros seigneur. Vite, d’un coup de sifflet, il rassembla son troupeau.

« Hardi ! Miraud, hardi ! » cria le sire à son chien.

Miraud était un fameux lévrier. Son maître comptait qu’il ferait une telle peur aux lapins qu’ils s’enfuiraient à tous les diables ; mais, chose singulière ! ils l’attendirent de pied ferme et, loin de courir au gibier, Miraud se tint sur les talons du sire, la queue et l’oreille basses.

Voyant sa ruse échouer, celui-ci suivit l’exemple des chasseurs, quand ils reviennent le carnier vide. Il s’approcha du sautériau.

« Berger, lui dit-il en soufflant comme un bœuf, tu as là de bien jolis lapins. Veux-tu m’en vendre un ?
— Mes lapins ne sont ni à vendre ni à donner, répondit le sautériau. Ils sont à gagner.
— Ah !… et que faut-il faire pour les gagner ?
— Me prêter votre figure afin que je m’exerce à la cible.
— Je ne comprends pas.
— C’est pourtant bien simple. Je viserai votre pleine lune et son gros nez me servira de petit noir, encore qu’il soit rouge.
— Quoi! marmouset, tu oses…
— Voilà, fieu. C’est mon idée.
— Voyons ! trêve de plaisanterie ! Combien veux-tu de ton lapin ?… Mille escalins ? »

Pierre, sans répondre, se mit à bourrer son arbute avec de petites balles d’écorce de peuplier.

« Dix mille ? »

Il haussa les épaules.

« Vingt mille ? »

Il envoya un projectile sur le nez de Miraud.

Le seigneur comprit qu’il n’en démordrait point. Il se dit qu’un moment de honte est bientôt passé, et qu’après tout, lorsqu’on a le malheur de ressembler à un muid, on ne saurait acheter trop cher l’agrément d’épouser une princesse belle comme le jour.

« Ainsi, tu me donneras un de tes lapins ?
— Oui, seigneur, sitôt que je l’aurai mis dans le petit noir.
« Soit ! dit-il, mais dépêchons. »

Il s’essuya le front et se plaça à la distance voulue.

Pendant que les lapins broutaient l’herbe, trottaient, jouaient à cache-cache, Pierre s’amusa gravement à chasser dans la belle face ronde du gros seigneur une grêle de petits bouchons qui rebondissaient sur la peau comme des balles sur un tamis.

Miraud regardait la scène à l’écart, assis philosophiquement sur son derrière.

Le malin sautériau visait tantôt l’œil droit, tantôt l’œil gauche, tantôt la bouche. Jamais il n’atteignait le nez.

« Touché ! s’écriait le sire de Nivelle.
— Non, fieu.
— Si.
— Je ne joue plus, fieu de Dieu, si vous trichez. »

Au bout d’un quart d’heure, ses munitions commençant à s’épuiser, Pierre le mit dans le petit noir, et donna un de ses lapins au seigneur qui partit sans demander son reste.

Il n’était point à une portée d’arbalète qu’un coup de sifflet retentit. Prouf ! le lapin sauta à terre.

« Ici, Miraud, ici ! » cria le sire de Nivelle à son chien qui avait pris les devants.

Mais, au lieu d’obéir, Miraud se sauva à toutes jambes, et de là vint qu’on dit en commun proverbe :

C’est le chien de Jean de Nivelle,
Il s’enfuit quand on l’appelle.

Le seigneur retourna au palais avec sa courte honte, et ne souffla mot du tir à la cible.

C’est pourtant en mémoire de ce haut fait que les gens de Nivelle ont mis plus tard sa statue en fer sur la tour de Sainte-Gertrude, et qu’on l’y voit encore aujourd’hui sonner l’heure à coups de marteau.

 VI

« Si on m’y laissait aller, proposa timidement la princesse, il me semble que je ne reviendrais point les mains vides.
— Va, ma fille, dit le monarque, sauve l’honneur de la couronne, et prouve au monde que tu n’es pas faite pour devenir sabotière, godverdom ! »

Quelques heures plus tard, Petit-Pierre vit venir de son côté une jeune et fraîche laitière en sabots, cotillon rouge, casaquin noir et tablier blanc. Elle portait sur la tête une cruche ou, pour mieux dire, une cane de cuivre jaune qui brillait au soleil comme de l’or.

« Voici du nouveau, » pensa-t-il.

Et il siffla ses lapins.

La princesse passa, en criant d’une voix claire et traînante :

« Il ne faut point de lait ?
— Hé ! la belle laitière, vendez-m’en pour un sou, fit Petit-Pierre, qui, prenant goût au jeu, ne voyait aucun inconvénient à engager la partie.
— Volontiers, gentil bergeolin. »

Et, versant du lait dans le couvercle de la cane, la fausse laitière le présenta au sautériau.

« Oh ! les jolis lapins blancs ! dit-elle en feignant la surprise. Donnez-m’en un.
— Les lapins de mon troupeau ne sont ni à donner ni à vendre, fille. Ils sont à gagner.
— Et comment les gagne-t-on ?
— En embrassant le berger. »

La princesse, choquée d’une telle hardiesse, faillit se trahir, mais elle réfléchit que, le petit sabotier croyant avoir affaire à sa pareille, sa prétention n’avait rien d’offensant, que cette galanterie à la paysanne ne tirait nullement à conséquence, qu’enfin, si jamais baiser avait été innocent, c’était bien celui-là, puisqu’on ne le laissait prendre que pour se débarrasser du pauvre bergeolin.

Elle tendit donc en rougissant sa joue et son tablier, puis elle partit comme une flèche, emportant sa cruche et son lapin.

Elle n’avait point fait cent pas que, prouf ! voilà le lapin qui saute hors du tablier. La princesse le rattrapa au vol, mais il l’égratigna si bien que force lui fut de le lâcher.

Une heure après, le sautériau ramenait son troupeau au complet.

« Il n’est chasse que de vieux chiens, dit le roi. C’est demain le dernier jour. J’irai moi-même, et nous verrons si je reviendrai bredouille. »

VII

Le lendemain, Petit-Pierre aperçut dans la drève un abbé monté sur sa mule. La présence du saint homme, à deux pas de l’abbaye de la Cambre, lui parut chose assez naturelle ; pourtant il se tint sur ses gardes et rappela ses lapins.

Quand l’abbé fut tout près, le sautériau ôta son bonnet et se signa dévotement. Le bon père lui donna sa bénédiction. Petit-Pierre remarqua qu’il avait le capuchon rabattu comme pour se garantir du soleil.

« Qu’est-ce que tu fais donc là, mon petit fieu ? demanda l’abbé qui semblait déguiser sa voix, de même qu’il cachait sa figure.
— Vous le voyez, mon père, je garde mon troupeau.
— Ah ! tu es berger.
— Oui, berger, comme votre Révérence, comme le roi, notre maître, ou comme notre saint-père le pape, sauf que mes ouailles sont des lapins.
— De jolis petits lapins, godv… Veux-tu m’en vendre un ?
— Je te connais, beau masque, » dit tout bas Petit-Pierre.

Puis tout haut :

« Monsieur l’abbé, mes lapins ne sont ni à vendre ni à donner. Ils sont à gagner.
— Et comment les gagne-t-on ?
— Comme le ciel, monsieur l’abbé, par l’humilité. Si vous aviez une grâce à demander à notre saint-père le pape, que feriez-vous ?
— J’irais me jeter à ses pieds.
— Ensuite ?
— Ensuite, je baiserais dévotement sa mule.
— Eh bien ! fieu, voici la nôtre, baisez-la. »

« Godverdom » s’écria celui-ci.

Puis il s’arrêta court. Comme le sire de Nivelle, il offrit de l’or, pria, supplia, conjura au nom de tous les saints du paradis. Petit-Pierre ne voulut entendre à rien.

Il fallut que le roi mît pied à terre, s’agenouillât et baisât le sabot du malicieux manneken. Après l’humiliante cérémonie, il remonta sur sa bête, emportant un lapin dans la poche de sa soutane.

A peine était-il à une portée de crosse que, prouf ! le lapin sauta de la poche. Le monarque, pour courir après lui, sauta, de son côté, à bas de sa mule, mais si lourdement qu’il s’épata au beau milieu d’une large flaque de bouse, et rentra au palais dans une tenue qui manquait complètement de majesté, godverdom !

VIII

Petit-Pierre ramena ses lapins pour la dernière fois. Il se rendit avec son troupeau à la salle où le roi tenait conseil, assis sur son trône.

« Sire… » dit le sautériau.

Mais il fut soudain interrompu par un grand bruit. La porte s’ouvrit et la princesse se précipita dans la chambre en criant :

« Ma bague ! on m’a volé ma bague !
— Tais-toi donc, fit le roi. Tu nous assourdis. »

Puis, saisissant la balle au bond, il se tourna vers Petit-Pierre, dont il ne voulait point davantage pour son gendre :

« C’est fort bien, lui dit-il, tu es venu à bout de la première épreuve, mais le métier de roi ne consiste pas seulement à garder ses sujets ; il faut aussi, savez-vous, faire la police de son royaume. Voyons si tu en seras capable. On a volé la bague de ma fille. Je te donne trois jours pour m’amener le voleur.
— Comment est-elle, votre bague ? demanda le sautériau.
— En or, avec un diamant gros comme un pois, répondit la princesse en le regardant d’un air qui n’avait plus rien de dédaigneux.
— En chasse, manneken, ajouta le monarque en se frottant les mains, et, pour que tu aies le gibier à portée, j’ordonne que tu sois logé au palais et servi comme moi-même. On ne dira point que je fais mal les choses. »

On mena sur-le-champ le sautériau dans un bel appartement et on lui donna à souper. Il n’était pas servi tout à fait comme le souverain, n’ayant derrière lui qu’un seul domestique, mais le souper était exquis et tel que, je le parierais, vous n’en avez jamais fait un pareil, même le dimanche de la ducasse.

Petit-Pierre, qui était homme de goût, s’en lécha les doigts, pensant à part lui que le métier de roi ne manquait point d’agrément, et que, s’il soupait ainsi tous les soirs, il ne tarderait guère à avoir de belles grosses joues, comme ses frères.

Le lendemain, il alla se promener, à la piquette du jour, vers le Trou du Diable, mais il n’y rencontra point la vieille grand’mère.

« Bah! se dit-il, je m’en tirerai peut-être bien tout seul. A force de chercher on trouve. »

Sur le coup de midi, il revint au palais avec un appétit de chasseur, songeant au souper de la veille et calculant, en vrai Flamand, que, s’il n’avait point la chance d’épouser la princesse, il aurait du moins le plaisir de faire trois excellents dîners. Le dîner fut, comme de juste, encore meilleur que le souper.

Quand Petit-Pierre eut avalé la dernière bouchée :

« En voilà déjà un ! » dit-il tout haut en s’essuyant la bouche avec sa serviette.

A ces mots, le domestique qui le servait fit un mouvement.

C’était ce maraud qui avait volé la bague, de concert avec un de ses camarades.

Le jour suivant, le sautériau se promena par le palais, examinant toutes les figures, mais sans découvrir son voleur. Il ne se découragea point, se mit à table à midi sonnant, fit largement honneur au dîner, et, quand il eut fini :

« Voilà le deuxième ! » dit-il en claquant de la langue.

Le domestique, qui n’était autre que le second coquin, devint tout pâle et laissa tomber une pile d’assiettes.

« Si j’allais fumer une pipe avec mes lapins, pensa le sautériau. Ils me donneront peut-être une idée, godverdom ! comme dit notre souverain. »

IX

Pendant que Petit-Pierre caressait ses lapins, les deux voleurs se consultaient, fort inquiets de la conduite à tenir.

Puisque la mèche semblait éventée, ne valait-il pas mieux tout avouer que d’attendre qu’on les forçât à rendre gorge ? D’un autre côté, était-il bien sûr que le manneken fût sorcier ?

Pour s’en éclaircir, ils imaginèrent une épreuve qui leur parut décisive. Ce fut de fourrer la bague dans une boulette de mie de pain et de la faire gober à un superbe dindon qui se pavanait au milieu des canards, des poules et des dindes, comme notre nouvel adjoint à la procession de la Fête-Dieu.

« S’il fait mine de la chercher là, se dirent-ils, c’est que véritablement il est sorcier, car il n’y a point de meilleure cachette. »

En quittant son troupeau, Petit-Pierre avisa le gros dindon. Jamais il n’en avait vu de pareil.

« Hé ! Baptiste, lui cria-t-il, la belle gave que tu as ! Il faut que demain je dîne avec toi, qu’en dis-tu ?
— Glou ! glou ! glou ! » répondit naïvement maître Baptiste.
— Ça te va. Eh bien ! Je vais demander qu’on te torde le cou tout de suite. »

Les voleurs, interprétant à leur manière les paroles du sautériau, ne doutèrent plus qu’il ne fût sorcier.
Ils tombèrent à ses pieds et lui dirent en tremblant de tous leurs membres :

« Nous voyons bien que vous savez tout, mynheer manneken, mais pour l’amour de Dieu ! ne nous perdez pas. »

Pierre bondit comme un vrai sautériau.

« Qu’est-ce que je sais ? demanda-t-il.
— Parbleu ! vous savez que c’est nous qui avons fait gober à Baptiste l’anneau de la princesse. »

Cette révélation inattendue étourdit Petit-Pierre, mais il reprit sur-le-champ sa présence d’esprit.

« Ah ! coquins ! dit-il d’un air sévère et majestueux, vous avez cru me tromper ! Sachez qu’on ne peut rien me cacher, à moi… mais je suis bon prince et, puisque vous avouez tout, je veux bien vous pardonner. Allez vous faire pendre ailleurs. »

Il prit le dindon et courut chez le roi.

« Sire, fit-il, voici le voleur.
— Qui ça ? Baptiste ?
— Lui-même.
— Ah bah ! J’avais toujours laissé dire que les pies… Mais je n’aurais mie cru que les dindons… Après ça, à la cour…
— On se décrotte, et vous voyez, sire, que maître Baptiste et moi en somme la preuve. »

Le pauvre Baptiste fut exécuté séance tenante et sans autre forme de procès. On trouva la bague dans son jabot.

Il n’en était pas moins innocent, et son exemple prouve une fois de plus qu’il ne faut point condamner les gens sur l’apparence.

« Le scélérat ! s’écria le roi. Nous le mangerons à dîner. Je t’invite, manneken, et, cette fois, nous causerons sérieusement. »

X

Le dîner fut splendide, un véritable dîner de fiançailles. Le roi y avait prié les seigneurs et toutes les dames de la cour. On y but un brassin et demi de bière de Louvain et vingt-sept tonnes de faro de Bruxelles. Le dindon, amplement bourré de marrons, fut déclaré exquis, et Petit-Pierre lui fit bonne mine.

Celle que la princesse faisait à Petit-Pierre n’avait rien de désagréable, et le monarque, de son côté, ne le voyait plus de trop mauvais œil.

« Il faut, décidément, que le drôle soit sorcier, se disait-il. S’il l’est, il n’y a point de sabots qui tiennent, je lui donne ma fille ! Ce sera la première fois qu’on aura vu un sorcier sur le trône. Au reste, nous allons le savoir. »

Il parla tout bas à son écuyer, qui sortit.

Au dessert, on apporta deux plats couverts. Dans l’un était la bague de la princesse, que Petit-Pierre lui présenta le genou en terre. On allait découvrir l’autre, quand le roi s’écria :

« Arrêtez ! »

Puis, s’adressant au sautériau :

« Si tu es sorcier, devine ce qu’il y a là-dessous. »
— Cette fois, je suis pris, pensa Petit-Pierre, et, regardant le plat d’un œil de pitié, il ajouta tout haut :
— Pauvre sautériau, où est-ce que je te vois ?
— Brigand de manneken ! Il ne l’a point manqué ! » s’écria le monarque en lui appliquant sur l’épaule une tape assez forte pour assommer un bœuf.

On découvrit le plat et, au grand étonnement de Petit-Pierre, ce fut, en effet, un criquet, ou, si vous l’aimez mieux, un sautériau qu’on y trouva.

XI

« Eh bien ! puisque tu es sorcier, s’écria le monarque gris d’admiration et de faro, il faut que, par-dessus le marché, tu nous remplisses trois sacs de malices !
— Ah ça ! Il m’ennuie, le monarque, et je vas lui clore le bec, dit à part lui Petit-Pierre, à qui l’esprit venait avec le succès.
— Trois sacs de malices, soit ! s’écria-t-il. Je suis en fonds. Apportez-les aussi grands que vous le pourrez. »

Les sacs apportés, il commença :

« Premier sac ! Il y avait une fois un petit sabotier qui gardait des lapins ; un gros seigneur vint, en soufflant, lui en demander un. Le berger le donna à la condition que le seigneur prêterait son beau nez rouge pour tirer au blanc. Le sire y consentit et…

En parlant ainsi, le sautériau saisit son arbute et, paf ! il le mit dans le petit noir.

« Bravo ! cria toute la cour. Dans le sac, le sire de Nivelle, dans le sac ! »

Le pauvre homme y entra en enrageant. Le sautériau reprit :

« Deuxième sac ! Après le gros seigneur vint une jolie laitière.
« — Combien vos lapins, gentil bergeolin ?
« — Un baiser, la belle laitière. »
« La jolie laitière tendit la joue et…
— Quoi ! tu oses dire ?… s’écria le roi. Ce n’est point vrai.
— Si, papa, répondit la princesse en rougissant.
— Dans le sac ! dans le sac ! cria toute la cour en délire, et la princesse s’y blottit de la meilleure grâce du monde.
« Troisième et dernier sac ! continua le sautériau.
« A la jolie laitière succéda un vénérable abbé.
« — Manneken, que faut-il faire pour avoir un de tes lapins ?
« — Il faut baiser…
— Chut ! je te la donne ! » cria le roi en fermant la bouche du manneken.

XII

Le sautériau invita son père et ses frères à la noce. Pour qu’ils y fissent meilleure figure, il avait eu soin de leur mettre, comme on dit, du foin dans leurs sabots.

La noce fut magnifique. Le monarque mangea au dessert une pleine quertinée, ou, si vous le préférez, une pleine hottée de pêches et mourut d’indigestion.

Le petit berger changea tout de suite sa houlette contre le sceptre du roi défunt. Bien qu’il n’eût guère qu’une semaine d’apprentissage, il n’en gouverna pas moins avec une rare sagesse.

On fit honneur de son habileté au merveilleux sifflet, mais je crois bien que son secret consistait tout bonnement, comme dans le bois de Boschfort, à fumer sa pipe à la coyette… je veux dire ses sujets se divertir tout à leur aise.

Et c’est pourquoi les Belges, dans leur reconnaissance, lui élevèrent, au coin même de la rue du Chêne, — où, quittant la noce qui se rendait à Saint-Nicolas, il s’était arrêté un instant, — une petite statue de bronze qu’ils baptisèrent du nom de Manneken-Pis.

En gens pratiques, qui savent joindre l’utile à l’agréable, ils l’employèrent en qualité de fontaine publique, et lui firent verser de l’eau après sa mort, comme, de son vivant, il versait l’abondance sur toute la contrée.

Manneken-Pis est le plus ancien et le plus libre bourgeois de la bonne et franche ville de Bruxelles, s’il n’en est point le plus décent.

Tous les ans, à la kermesse, on l’habille de pied en cap, comme un suisse de cathédrale, avec un petit bicorne, un petit habit brodé, de petites culottes, une petite épée, et on ne regarde pas à la dépense, savez-vous, car c’est à Manneken-Pis que la Belgique doit d’être le premier pays du monde ! godverdom !

FIN