LEGENDES Promenades aux environs de Houffalize

 




PROMENADES AUX ENVIRONS DE HOUFFALIZE


Félix Ouverleaux Lagasse

Extrait du Guide Nels
"Promenade aux environs de Houffalize" (A.Dubois)
Bruxelles 1903



GENA ET MAGONETTE

Comment imaginer, au spectacle de ce village charmant, qu'il ait pu être jadis un repère de brigands ?
C'est là, que naquit en 1790 Magonette qui allait devenir un des plus célèbre bandit d'Ardenne. Dés sa jeunesse, Magonette s'adonna à la rapine. Bientôt, il devint le chef d'une petite bande de malandrins. Plusieurs fois condamné pour vol, dont la première fois pour vol de mouchoirs (foulards) et "pris" à La Roche, il est mis en prison où il fit la connaissance   d'un bandit du même acabit : Géna. Les deux comparses s'évadèrent et reprirent la tradition de Noyé le Poyou. Le groupe hanta la région de Wibrin-Nadrin et Les Tailles, multipliant les agressions, vols pour se procurer argent, nourriture et vêtements notamment chez le curé de Les Tailles et un riche fermier de Fontenaille. Suite au crime du gendarme Poncin, la gendarmerie s'organise pour aboutir à leur arrestation. Toutefois leurs recherches restent sans résultat. La population de Wibrin, dans la majorité était compromise dans ses activités, la peur des bandits transformant le paysan en indicateur, protecteur ou receleur.
Géna et Magonette furent capturés en 1820 par des forgerons, du côté d'Aywaille, lors d'une de leurs "excursions" à Liège, où ils allaient dépenser l'argent volé. Expédiés en prison, ils seront jugés et guillotinés à Liège le 4 juin 1821.
Ce furent, en Belgique, les deux derniers condamnés à mort à avoir la tête tranchée.
Lors d'une séance au tribunal Magonette s'est écrié : "Belhez, Belhez où j'ai tant laissé".
Belhez est un lieu-dit situé dans les bois entre Les Tailles et Wibrin.
Parlait-il d'un trésor ?
Les deux malfaiteurs entrèrent dans la légende.


LES LURCETTES

Lors de leurs vacances à Wibrin, les novices des récollets de Liège se moquaient volontiers de la naïveté des indigènes et surtout de leur curé. Lassé, celui-ci décide de donner une leçon à ces prétentieux moinillons. Il met en doute leur patience et leur habileté, et leur propose la "Chasse à la Lurcette". Picqués au vif, les novices relèvent le défi et vont passer la nuit blanche, un sac à la main à l'affût derrière les buissons pour attendre le passage de cet animal imaginaire.
A malin, malin et demi.


LA POSSEDEE DE WIBRIN

Un acte de décès très étrange transcrit en 1739 à la paroisse de Wibrin et signé par les curés et vicaires d'Ollomont, Wibrin et Tailles fait état de la mort le 19 juillet 1739 d'une habitante de Wibrin possédée de 36 démons, qui d'après l'aveu de ces derniers, entrèrent dans cette malheureuse âgée seulement de deux ans par le moyen d'une sorcière qui offrit à cet enfant une pomme qu'elle reçut sans faire le signe de croix. Les démons ne manifestèrent leurs présences que lorsque l'intéressée fut âgée de 24 ans et immédiatement après son mariage.
L'acte signale que, le jour de sa mort, avant de livrer le dernier combat avec le démon, elle s'était confessée et avait communié avec la dévotion la plus édifiante. Elle fut ainsi délivrée et du démon et de la vie après plusieurs heures d'atroces et spectaculaires souffrances dues tant à sa maladie qu'aux épreuves qu'on lui fit subir.


LES MACRALLES DE WIBRIN

Jusqu'au début du XIXè siècle, les habitants de Wibrin étaient surnommés les "makrals", les "makrins" ou les "macrês".

J-Th De Raadt, dans "Les sobriquets des communes belges" explique :
"D'après la légende, un jour, les chiens des chasseurs étrangers à la commune y avaient croqué des poules. Les gens du pays jetèrent un sort sur eux, après quoi ces chiens pondirent des oeufs".

Dans une étude signée Gaston Gérard, l'anecdote suivante à été trouvée :
Qui n'a entendu parler des macralles de Wibrin et des méfaits que l'on attribue généralement à ces mâlès djins (mauvaises gens). Je veux, pour en témoigner, que l'amusante historiette qui suit. Elle m'avait été racontée par le curé de la région : deux charretiers de La Roche, qui conduisaient à Houffalize leurs attelages lourdement chargés, venaient d'arriver à Wibrin. L'un d'eux voulait s'y arrêter pour permettre aux chevaux de se reposer un peu, mais l'autre s'y opposait. "Ne sais-tu pas, dit-il à son compagnon, que Wibrin est un village de macralles ?"
"Ce sont des bêtises. Il n'y a plus de macralles, même à Wibrin", répondit l'autre.
Mais à ce moment, une vieille femme qui, du pas de sa porte toute proche, avait entendu la discussion, l'interrompit en disant : "Siya, siya, m'fi, ign'a co des macralles à Wibrin. Dj'estans co nos sèt'" (Si, si mon fils, il y a encore des sorcières à Wibrin. Nous sommes encore sept).


LA CHAPELLE

La légende veut que cette chapelle ait été construite en 1680 par deux frères nés à Mont du nom de Lomal. Ces jeunes gens se firent marins et servaient en 1680 sur un vaisseau commandé par un lieutenant de Jean Bart. Ce vaisseau fut surpris par les anglais et après un combat acharné - l'équipage n'ayant pas voulu se rendre - le navire fut coulé; les deux frères parvinrent à se réfugier sur une épave. Ils invoquèrent la Vierge Marie et firent le voeu de lui élever une chapelle dans leur paroisse natale s'ils échappaient au danger de la mer. Ils réussirent à regagner sains et saufs la terre ferme et s'acquittèrent fidèlement de leur promesse.


LA VACHE DE TOUSSAINT CORNET

Un soir, le vacher du village qui avait rassemblé son troupeau veut attirer avec son cheptel la vache blanche inconnue qui avait durant la journée tenté d'éloigner ses bêtes de cette vallée herbeuse en se joignant au troupeau.
Il conçut de s'en emparer pour la ramener à Wibrin.
Il l'enchaîna, mais la bête se mit à galoper et entraîna Toussaint jusqu'à un détour de Martin Moulin et tout à coup, le long du ruisseau, la vache lui échappa.
Plus exactement, elle fit place à une belle et jeune créature qui lui dit :
"Brave homme, si tu reviens demain avec le plus grand sac que tu puisses trouver, je te récompenserai pour les bons soins que tu as eus pour ma vache. Mais entraîne ton troupeau ailleurs, les fées, mes soeurs se désolent de voir leurs fleurs foulées aux pieds".
Le lendemain, il revint avec sa paillasse vidée et la déposa devant la grotte, lorsqu'il revint à quatre heures, il la trouva bourrée à craquer.
La jeune fille lui dit :
"Voici la récompense promise, mais si tu ouvres ce sac avant d'être chez toi, tu perdras tout"
Comme le sac rendait un son de gros sous, Toussaint ne résista pas et l'ouvrit.
A l'instant même, le sac devint plat comme une galette et un peu de poudre d'or lui coula sur les mains.
Toussaint médita : "La curiosité est un vilain défaut".
Mais depuis ce jour, la vallée fleurie reste toujours le domaine des fées.


LA VALLEE DES FEES

Vous avez tous entendu parler des fées, des lutins, feux follets et nutons. Ces esprits charmants autrefois peuplaient toute la terre. Ils ont fui devant le progrès, et surtout ont abandonné les villes dont l'atmosphère ne leur convient pas. Aussi des savants vous affirmeront-ils avec supériorité que ces esprits n'existent pas. Cela tout simplement, parce qu'ils n'en ont jamais vu. Belle raison en vérité !
Demandez aux habitants des montagnes de l'Ardenne, s'ils connaissent les fées. C'est en effet, loin des palais, dans les vallons agrestes, aux abords des ruisseaux murmurants que s'est réfugié le gentil monde des esprits. Les grands de la terre ne les intéressent pas, ils aiment les humbles. Chaque chaumière dans le pays a son lutin bienfaisant. C'est lui, qui le jour de marché, au bourg voisin, éveille en temps la fermière. C'est lui qui suspend la truite à l'hameçon du pêcheur. C'est lui encore qui ramène vers l'étable, la vache égarée dans la forêt.
Ce sont les fées qui penchées sur le berceau des nouveaux nés, leurs donnent les qualités qui en feront de braves ménagères et de bons et honnêtes pères de famille. Les méchants ne naissent que là où il n'y a plus de fées.
La ravissante vallée à laquelle on a donné le joli nom de "Vallée des fées" est un des séjours de prédilection de ces esprits bienfaisants. Allez-y le soir ou au lever du soleil, vous aurez la chance d'en rencontrer.
C'est ainsi qu'un matin de mai, dès avant l'aurore, le jeune Antoine Michel, du hameau d'Achouffe errait dans le vallon dans l'espoir d'y surprendre une de ces aimables fées dont les histoires avaient bercé son enfance.
Il était parvenu, au moment où naissait le jour, à peu de distance du moulin de Ziette, là où vers l'amont, la vallée étroite semble fermée par la montagne aux roches abruptes couvertes de mousses et de fougères, entremêlées de grands chênes étendant sur le ciel leurs rameaux noueux et où le ruisseau sinueux s'en va cascadant, bouillonnant, à travers la prairie remplissant l'air d'une joyeuse et fraîche musique.
Soudain, au milieu de la blanche et légère buée matinale, s'élevant lentement de l'herbe humide, voici qu'Antoine aperçoit un ravissant spectacle.
Des ombres légères s'agitent, de petits pieds remuent en cadence, et l'air se remplit bientôt de cris et de chants joyeux.
Ce sont les fées de la vallée réunies en un gracieux ensemble qui célèbrent le retour et la fête du printemps.
Elles dansent et sous leurs pas, dans le pré, naissent les fleurs. Bientôt, l'herbe est émaillée de leurs belles couleurs et mille senteurs délicieuses embaument l'atmosphère.
De leur souffle léger et parfumé, les gentilles fées, répandent sur le corps des libellules et sur les ailes des blancs papillons, de fines poudres d'or, de sinople, de grenat et d'azur. Les jolis insectes volent de fleurs en fleurs, autour des groupes de danseuses, et miroitent au soleil comme de riches joyaux, plus beaux, plus brillants qu'il n'en peut sortir des mains des plus habiles orfèvres.
C'est la fête du printemps !
Et la buée continue doucement à s'élever entraînant avec elle le joyeux cortège des fées. En frôlant les flancs des collines, leurs doigts sèment l'or aux branches des genêts, couvrent d'un frais manteau de vert tendre les sombres branches des sapins et font craquer les bourgeons des grands arbres. Dans l'air tiède et doux chantent les oiseaux ravis de ce changement magique. Leurs trilles éperdus remplissent les airs. La nature entière tressaille.
Lentement le soleil monte à l'horizon inondant de gaie lumière ce joyeux spectacle.
C'est la fête du printemps !

SORCIER(E)S Le moine sorcier de Stavelot

 







LE MOINE SORCIER DE STAVELOT

"Le Val de l'Amblève :  Histoires et Légendes Ardennaises"

Par Marcellin La Garde
(1818 - 1889)



I

Au cœur de l'hiver de l'année 1596, par un froid des plus âpres, un lourd coche, traîné par quatre vigoureux chevaux, suivait la route de Spa à Stavelot. Ce coche renfermait pourtant quatre hommes d'âge avancé et de haute qualité : c'étaient André Streignard, suffragant d'Ernest de Bavière, prince-évêque de Liége; Jean Chapeauville, grand vicaire, et Pierre Oranus, chancelier dudit prince-évêque; puis Jean Malempeter, avocat fiscal. Tous, chaudement vêtus et assis sur de moelleux coussins, causaient gaiement, malgré le vent du nord, qui hurlait, et les cahots imprimés à leur maison roulante par les inégalités du chemin.
Ils étaient arrivés au fond du ravin où coule la Roanne, en deçà du hameau de Neuville, lorsque Malempeter, interrompant Chapeauville qui dissertait sur un point de théologie, lui dit, à demi-voix, en lui montrant un marécage à peu de distance de la route:
— Tenez, voilà précisément la place où a eu lieu l'aventure dont nous causions hier soir.
Chapeauville regarda avidement à travers la vitre de la portière, et il se mit à sourire.
— De quelle aventure est-il question? demanda Oranus, qui semblait intrigué.
— Oh! une bonne histoire, répondit Chapeauville. Voyons, Malempeter, racontez à ces messieurs votre centième patagon puisque nous avons sous les yeux le lieu de la scène:
— "Volontiers, dit l'avocat fiscal: « Sachez donc que François Monthouet, charretier à Francorchamps, éprouva, il y a quelques mois, plusieurs revers sans exciter grand'pitié de la part de ses voisins, car c'est un drôle dont presque tout le village a plus ou moins à se plaindre. Le même jour, il avait vu sa cabane brûler, son cheval mourir et sa charrette tomber en pièces. Malgré sa réputation de chrétien équivoque, il se tourna, dans sa détresse, vers son saint patron, qu'il allait souvent prier dans l'église du couvent de capucins récemment fondé à Stavelot. Il lui fallait cent patagons, autrement dit trois cents écus, pour rétablir ses affaires, et c'est ce qu'il conjurait saint François de lui accorder. Donc, à genoux devant son image, il lui disait chaque fois à haute voix : — « Bienheureux saint François, faites-moi obtenir cent patagons, mais pas un de plus, pas un de moins, car j'ai juré de n'accepter que cela, puisque c'est tout juste ce qu'il me faut pour reconstruire ma maison, acheter un cheval et faire raccommoder ma voiture. »
Le père supérieur, homme jovial, l'entendant sans cesse répéter les mêmes paroles, s'avisa de laisser tomber devant lui une bourse renfermant quatre-vingt dix-neuf patagons seulement, s'imaginant, dans sa bonhomie, que le charretier, conformément à son vœu, ne les prendrait pas, et voulant un peu s'amuser de sa surprise et de ses perplexités.
Monthouet ouvrit, en effet, de grands yeux, puis il compta et recompta la somme, et, sans hésiter, l'empocha, en disant avec componction:
— Oh! mille fois merci, mon bien-aimé patron. Pour le patagon qui manque, ne vous gênez pas... Je retrouverai cela à l'occasion... Trop heureux d'être votre débiteur.
Il sortit bien vite de l'église, au grand ébahissement du prieur, qui n'osa le retenir pour ne pas avouer une plaisanterie dont il comprit trop tard les conséquences, au double point de vue , de son intérêt et du respect qu'il devait au lieu où il se l'était permise.
Quelque temps après, un mur de l'église, fraîchement bâtie, s'écroula, et il fut décidé qu'on recourrait à la charité des fidèles pour obtenir de quoi le rebâtir. Deux frères se mirent donc à quêter, accompagnés d'un âne qui devait porter les dons en nature, à travers les chemins pénibles qu'ils avaient à franchir pour arriver aux villages voisins.
Un jour qu'ils revenaient de la Gleize et se dirigeaient sur Francorchamps par le fond de la Roanne, leur âne s'embourba dans le marécage que nous venons de voir, et les voilà adressant à la pauvre bête toutes sortes d'invitations et de prières pour l'engager à avancer. Mais elle ne bougeait pas.
Sur l'entrefaite, arriva François Monthouet, conduisant une charrette neuve que traînait un excellent cheval. Il voit l'embarras des moines:
— Attendez, leur dit-il, je vais vous porter assistance.
Et prenant son fouet, il accable de coups le baudet en proférant d'affreux jurons, et en invoquant tous les diables de l'enfer. L'animal fut sur pied en un instant. Les frères quêteurs, scandalisés, s'écrièrent en reculant:
— Oh! la maudite bête, qui reste sourde à nos prières et ne répond qu'à l'appel du démon... Qu'elle s'en aille vers lui...
— Très-bien, mes chers frères, dit résolument Monthouet, vous avez raison: j'accepte le cadeau.
Il allait continuer sa route et poussait déjà le grison devant lui, lorsque s'arrêtant tout à coup:
— A propos, dit-il : à quel ordre appartenez-vous donc?
— Vous le voyez, répondirent les capucins, nous sommes des fils de saint François.
— Ah! vous êtes les fils de saint François... Eh bien, votre père me redoit un patagon depuis plusieurs semaines, et voici une bonne occasion pour me payer sa dette, car votre pochette me semble bien remplie.
Et il se mit, avec une intention marquée, à faire claquer ce fouet qui avait si rudement fonctionné sur le dos de l'âne .
Que devaient faire les bons pères avec un pareil garnement?... »
Jean Malempeter en était là de son récit, lorsqu'un craquement se fit entendre sous la voiture, qui chancela et versa le long du talus de la route, — ce qui fit que ceux qui l'occupaient ne reçurent que de légères contusions.
Un des essieux s'était rompu net par le milieu,
Oranus, lorsqu'il fut sur pied, dit avec l'expression de la mauvaise humeur, en s'adressant à l'avocat fiscal:
— Pourquoi aussi raconter de pareilles histoires? C'est cela qui nous a porté malheur.
— Est-ce sérieusement que vous parlez ainsi? reprit Malempeter avec animation.
Le chancelier allait répondre, lorsque Streignard prit la parole:
— Eh ! messieurs, dit-il, ne voyez-vous pas qu'il y a dans cet accident inattendu quelque chose qui semble trahir la main qui l'a causé? Ne serait-ce pas celle du misérable que nous allons juger?
-« C'est vrai! crièrent à l'envi Oranus, Chapeauville et Malempeter.
-- Mais la Providence n'a pas voulu que le plan du moine-sorcier Delvaux réussît, ajouta Streignard; nous voilà sains et saufs, et nous pouvons continuer notre route à pied puisqu'une demi-lieue a peine nous sépare de Stavelot, d'où nous enverrons des ouvriers pour faire réparer notre voiture.
Il était nuit close lorsqu'ils arrivèrent à l'abbaye, où ils furent reçus avec les honneurs dus à leur rang et à la mission qu'ils venaient remplir.
Cette mission était aussi grave qu'étrange :
En effet, un moine du monastère, Jean Delvaux, était accusé de magie, « comme étant l'un des chefs des sorciers qui désolaient le pays de Stavelot, par leurs réunions nocturnes, où les démons et les personnes des deux sexes se livraient aux plus détestables dérèglements. »
Nos quatre personnages étaient donc délégués pour connaître de cette affaire, la juger, et faire exécuter le jugement, avec pouvoir de s'adjoindre un certain nombre de personnes versées dans la connaissance du droit et des coutumes locales.
Une heure après son arrivée, la commission inquisitoriale se rendit auprès de l'accusé. Elle trouva, dans un sombre cachot, étendu sur de la paille, un homme de quarante à cinquante ans, vêtu d'un mauvais froc et dont les traits amaigris, la chevelure inculte, la barbe longue, les yeux égarés avaient quelque chose d'effrayant.
A l'approche des visiteurs, il se leva sur son séant, et leur dit, à leur grande stupéfaction :
- Votre voiture s'est brisée en route, n'est-ce pas, messeigneurs ?  mais vous ne devez point me soupçonner... le démon qui l'a fait m'est étranger, car je n'ai rien ordonné de semblable au mien, et il est trop bien appris pour avoir agi sans mes ordres. ,
Le lendemain, au point du jour, l'interrogatoire commença. La substance de ce document nous est restée. Elle se trouve dans les Gesta pontificum Leodiensium de Chapeauville, sous les yeux duquel se déroulèrent toutes les péripéties de ce procès, où le fantastique le dispute à l'horrible réalité.

II

Jean Delvaux raconta qu'il était né à Brâ, village des Ardennes, et qu'à l'âge de quinze ans, pendant qu'il gardait, dans la bruyère, les troupeaux de ses parents, un vieillard, vêtu d'une longue robe, lui apparut et lui offrit honneurs et richesses en échange d'une obéissance entière à ses volontés, — ce que le jeune pâtre ayant accepté, il vit le vieillard, pour lui prouver sa puissance, se métamorphoser en plusieurs êtres effrayants et lui imprimer, à l'aide de ses griffes, deux stigmates sur les épaules. Quelques jours après, il plaça son élève à Trêves, où il lui fit faire des études complètes, après quoi il l'initia aux secrets de la sorcellerie, l'introduisit dans des assemblées de sorciers , et, enfin, lui ordonna d'entrer à l'abbaye de Stavelot et de prendre les ordres sacrés. Devenu, en 1593, suspect à son prieur, qui le considérait comme ayant causé la mort de plusieurs de ses confrères, Delvaux avait été mis au cachot, d'où il n'était pas sorti depuis lors, et où il avait été nourri au pain et à l'eau.
Interrogé ensuite sur les assemblées dont il venait de parler, il déclara qu'il existait dans le pays huit sociétés de sorciers : celles de Stavelot, d'Houffalize, de Cherain, de Salm, de Lavaux, de Tagnez, de Malmedy et de Trêves. Il indiqua les lieux et les jours où l'on se réunissait, dit combien de tables on dressait dans chaque endroit, quelles personnes s'y trouvaient et quelles cérémonies s'y accomplissaient.
D'abord, avait lieu la cérémonie de l'adoration envers Belzébuth, démon de première classe : elle consistait à se mettre à genoux devant lui et à baiser la terre qu'il avait foulée. Puis on prenait place au banquet après avoir prononcé ces paroles: « Au nom de Belzébuth, notre grand-maître souverain, commandeur et seigneur, que nos viandes, ce boire et ce manger soient garnis et servis pour nos réfection, plaisir et volupté !  Chacun répondait : « Ainsi soit-il! «  Le repas fini, les assistants remerciaient le maître en ces termes : « De notre réfection salutaire prise et reçue, que notre commandeur, seigneur et maître Belzébuth soit loué, gracié et remercié à son exaltation et au commun bien. » L'assistance répondait encore : « Ainsi soit-il! » Les danses et les chansons commençaient alors. Les premières étaient entremêlées de toutes sortes d'obscénités et interrompues à certains intervalles par l'obligation où était chaque danseur d'aller donner un baiser a Belzébuth, qui se trouvait au milieu du cercle sous la forme d'un bouc. Parmi les chansons, la principale était celle qui avait pour refrain ces paroles : « A Bois Burnet, attendez-nous. » La séparation avait lieu au premier chant du coq, ou au premier son des cloches, mais auparavant le démon avait soin de faire à chaque associé une distribution de divers poisons destinés aux hommes, aux bestiaux et aux fruits de la terre.
Quant aux personnes qui assistaient à ces conventicules, Delvaux en dénonça plus de cinq cents, tant laïques qu'ecclésiastiques, parmi lesquelles se trouvaient François Monthouet, le voiturier de Francorchamps, Pierre Kemerling, mayeur de Stavelot, Jean de Formille, curé de cette ville; l'ancien prieur du monastère lui-même, et cinq moines, lesquels, interrogés a leur tour, déclarèrent qu'en effet, ils croyaient que Jean Delvaux les avait ensorcelés au moyen d'un venin jeté dans divers endroits du bâtiment. Il cita aussi, comme ayant été vu jadis par lui, a l’assemblée de Trèves, le docteur Vlatten, conseiller de l'archevêque-électeur, brûlé sept ans auparavant pour fait de sorcellerie, et comme ayant eu pour partenaire dans cette assemblée une jeune et belle poissonnière des bords de la Moselle, qui l'avait régalé souvent d'excellents poissons.
Quelques jours après, la commission inquisitoriale se rendit de nouveau près de l'accusé, et on lui donna lecture de ses déclarations, en ayant soin de renverser les faits ou d'en omettre, de placer ailleurs des personnes qu'il avait désignées comme occupant telle ou telle table; l'accusé alors protestait contre ces inexactitudes, et rétablissait les choses comme il les avait exposées d'abord. « A plusieurs reprises, écrit Chapeauville, - dont nous suivons l'exposé point par point, - Oranus et moi, par esprit de charité chrétienne, nous avons été en particulier trouver Jean Delvaux dans sa cellule, et l'avons examiné sur beaucoup de choses, et il n'a cessé de nous démontrer que ses confessions n’étaient nullement l'effet d'une imagination troublée par les artifices du diable, mais que le tout s'était passé réellement, hypostatiquement et personnellement, comme il l'assurait. Enfin, nous l'avons trouvé toujours tellement d'accord avec lui - même et constant dans ses narrations qu'il ôtait à chacun de nous tout soupçon qu'il pût être un insensé. »
La commission ayant fait son rapport, Ernest de Bavière ordonna de procéder judiciairement à l'examen de l'affaire et l’arrestation d'un grand nombre de personnes dénoncées par Jean Del vaux, aussi bien les seigneurs de villages, les échevins et curés que les vieilles femmes et les gens du vulgaire.
Un décret fut ensuite promulgué, déclarant qu'avant de prendre une décision sur la cause, il y avait lieu d'appliquer Jean Delvaux à la question. Ce décret ayant ému beaucoup de personnes, qui ne craignaient pas de dire hautement, au risque de se rendre elles-mêmes suspectes de sorcellerie, que le moine Delvaux n'était autre chose qu'un aliéné, la commission résolut de faire convoquer un grand nombre d'hommes marquants pour les rendre témoins des déclarations de l'accusé, qui, devant eux, répéta ses premiers aveux et réfuta même diverses objections qui lui furent faites par l'assistance. Ainsi, comme on lui parla de lettres qu'il avait écrites à trois personnes, les capitaines de la Bouillotte et de Greinbiéville et le seigneur de St-Vith, lettres où il les qualifiait de neveux, en leur offrant de faire périr par son art tous les ennemis de Philippe II, roi d'Espagne, il répondit que s'il avait simulé la folie dans ces pièces, c'était un calcul de sa part, afin d'obtenir sa mise en liberté. Confronté avec Jean Formille, qui niait avec indignation tout fait de sorcellerie, il expliqua comment les sorciers prêtaient, chaque année, serment de ne rien révéler, serment que le curé de Stavelot, ajoutait-il, avait renouvelé naguère à l'assemblée de Stavelot.
Il fut mis ensuite à la torture, et il persista dans tous ses aveux, dans toutes ses dénonciations, prenant Dieu à témoin de la vérité de ses paroles: « Après qu'où l'eut détaché du chevalet, dit Chapeauville, on trouva qu'il n'avait pas les membres mutilés; mais ayant mis à nu ses épaules, nous avons examiné, de nos propres yeux, les deux stigmates qui y avaient été imprimés, et nous y avons enfoncé une épingle sans que le patient éprouvât aucune douleur. »
Enfin, le 2 avril 1597, après une instruction qui avait duré plus d'un an, sortit la sentence suivante, émanée de Jean Chapeau ville, en sa qualité de juge commissaire:
« Puisque vous, Jean Delvaux, prêtre et religieux de Stavelot, avez été convaincu non-seulement par une foule d'indices, de dépositions, de témoins et par la clameur publique, mais encore de votre propre aveu plusieurs fois répété, d'avoir renié la foi et la religion que vous aviez professées devant le Saint-Sacrement au baptême, non-seulement de bouche, mais encore de pompe et d'esprit, de vous être dévoué au démon, ennemi du genre humain, et de l'avoir adoré fréquemment dans les assemblées nocturnes des sorciers, comme aussi d'avoir fait alliance et pacte avec lui pour opérer des maléfices, pour obtenir des honneurs, des voluptés, des richesses et les autres biens temporels du siècle présent; d'être marqué de ses stigmates sur vos deux épaules, en confirmation du pacte et de l'alliance susdits; et enfin, d'avoir causé la mort à plusieurs religieux du monastère de Stavelot, et à d'autres personnes laïques (suivent les noms), au moyen de poison à vous fourni par le démon; ainsi que d'avoir perpétré d'autres crimes abominables avec les démons succubes et aussi avec plusieurs femmes mariées et non mariées, crimes pour lesquels nous vous privons de tout office et grade, et décrétons que vous devez être livré au bras séculier, suivant le dispositif des sacrés canons, priant néanmoins les juges et ministres de la justice séculière, que pour autant que le droit le permette, ils veuillent et daignent s'abstenir de l'effusion du sang. » Jean Delvaux, l'acte de la dégradation religieuse accompli, fut, en effet, livré à la justice civile, dans la personne de Pierre Oranus et de Jean Malempeter, qui , après s'être adjoint plusieurs notables de la principauté de Stavelot, condamnèrent le coupable à la peine de mort; toutefois, prenant en considération ses aveux, son repentir et la détention de près de cinq ans qu'il avait subie, ils décidèrent qu'il ne serait pas brûlé vif, contrairement à l'usage établi pour les sorciers, mais qu'il serait pendu, et que son corps recevrait la sainte sépulture dans le cimetière de l'abbaye.
Trois jours après, une potence était dressée dans la prairie faisant face au monastère, sur la rive opposée de l'Amblève. Une foule immense était là réunie, à la fois curieuse et pleine d'anxiété, car, malgré la croyance où l'on était alors que le sorcier qui était aux mains de la justice et avait révélé le secret du sabbat ne pouvait plus compter sur aucun secours surnaturel, la plupart des spectateurs, paysans des villages voisins, s'attendaient à voir, au moment suprême, le démon jouer quelque tour de sa façon aux juges et au bourreau, et délivrer le patient. Celui-ci parut, se traînant à peine, s'agenouilla, se recueillit quelques moments, puis demanda, comme dernière faveur, que la distribution d'aliments qu'on était dans l'habitude de faire aux pauvres à la mort de chaque religieux, se fît aussi à son intention, pour que ceux qui en seraient l'objet se souvinssent de lui dans leurs prières. On lui promit d'accomplir ce dernier vœu, et le moine-sorcier fut lancé dans l'éternité, —laissant un des exemples les plus frappants de cet état d'extase et d'hallucination épidémique par lequel la science moderne explique ces aveux inouïs, dont notre récit offre un échantillon authentique, et qui venaient si fatalement en aide aux préjugés du temps pour faire des victimes.
De tous ceux que Jean Delvaux avait dénoncés comme étant ses complices, un seul périt avec lui sur le gibet : ce fut François Monthouet; mais, d'après le sentiment public, ce qui décida principalement de son sort, ce fut l'affaire de l'âne des frères quêteurs, et celle du centième patagon.