CONTES Petite Fleur

 



BLOEMENTJE

"Petite Fleur"

(Extrait de « Contes Flamands et Wallons »)

Camille Lemonnier


Il y avait ce soir-là à Wavre, sur la place, une maison où l'on se préparait surtout à recevoir saint Nicolas. C'était chez le boulanger Hans Jans. Dans la chambre à deux croisées qui est au-dessus de la boutique, un grand feu et une petite lumière éclairaient le beau lit des étrangers, avec ses courtines blanches en perse à fleurs roses et son bois de chêne poli qui reluit. Bonne-maman Jans, les lunettes au nez, tricotait de ses vieilles petites mains jaunes une paire de chaussons qu'elle laissait par moments retomber sur ses jambes. Bonne-maman Jans poussait alors un soupir et regardait soit la lampe, soit le feu, soit le lit.

C'était une singulière chose que l'on fit du feu dans cette chambre, car les Jans avaient de l'économie et ne brûlaient que deux feux, l'un dans le four à pains, l'autre dans la petite chambre qui est derrière la boutique. Il fallait à coup sûr quelque grave raison pour faire flamber ainsi la bûche dans la chambre des étrangers, alors que les Jans n'avaient pas d'étrangers chez eux et que les deux feux d'en bas brûlaient gaillardement.

Mais je vous jure bien qu'ils ne pensaient pas à l'économie, en ce moment, les Jans, et si on leur eût dit de mettre le feu à la maison pour sauver leur Bloementje, ils l'eussent fait de grand coeur. Et pourtant ce n'est pas peu dire : il avait fallu travailler pendant vingt ans, mettre sou à sou l'argent de côté dans un vieux bas, ne manger de viande que le dimanche et besogner les nuits pleines sans mitron, avant que le père Jans eût pu déposer dans les mains du notaire Mossels, en les comptant par pièces de cinq francs, une pièce après l'autre, comme quelqu'un qui ne voudrait pas se tromper, les 9.500 francs qu'avait coûté la maison.

Mais les Jans aimaient plus qu'eux-mêmes, plus que leur maison, leur bas à économies et le beau comptoir peint en mahoni qu'ils venaient de faire revernir, plus que tout cela ils aimaient Bloementje, la prunelle de leurs yeux, le sang de leurs veines, le jasmin de leur maison.

Or, Bloementje, la jolie enfant, était venue au monde si pâle que le gros boucher Kanu avait dit de suite à sa voisine, la vieille Françoise :

- Certainement Mme Jans a trop pensé au prix de la farine.

Bloementje avait à présent ses huit ans et elle était toujours aussi pâle que quand elle avait ouvert la première fois sa bouche pour crier au lait.

Quand Jans jouait avec Bloementje, l'après-midi du dimanche, après vêpres, en fumant sa grande pipe de Nimy et en buvant son verre de bière à couvercle d'étain, il ne manquait pas de dire qu'il voudrait bien connaître le meunier qui lui donnerait un froment aussi blanc que les petites joues de Bloementje. Et c'est en mémoire de la fleur de froment que Jans, qui était Flamand, avait demandé à M. le curé la permission de nommer Bloementje la blanche petite Julie.

Le dimanche, lorsque maman Jans conduisait par la main à l'église sa Bloementje habillée de bleu avec une ceinture blanche, la mercière du coin, qui était la marraine de Bloementje, accourait sur sa porte et disait qu'elle était trop jolie pour vivre longtemps. Et bien des gens qui la voyaient si fluette et si pâle, pensaient comme la mercière et se disaient la même chose tout bas.

Un jour, la petite marraine Dictus, n'ayant vu passer ni Bloementje ni sa mère qui allaient toujours ensemble à la messe, ferma sa boutique pour courir chez les Jans.

- Mon Dieu ! Jans, cria-t-elle en tombant sur le comptoir tout d'une pièce, est-il arrivé quelque chose à Bloementje que je ne l'aie pas vue aller à la messe ?

Bloementje avait eu peur la veille au soir d'un rat qui était sorti de derrière un sac de farine et elle était tombée en faiblesse.

- Jans, dit en partant la bonne sèche petite Dictus, Bloementje fait envie aux anges du paradis. Il faut veiller à elle et appeler M. Trousseau.

Quand quelqu'un était malade, c'était de suite M. Trousseau qu'on allait quérir, et on voyait venir, entre ses deux gros favoris gris, un petit homme alerte et courbé, le plus empressé des hommes.

M. Trousseau vint voir la fillette, lui prit la main, lui fit tirer la langue, mit l'oreille à sa petite poitrine et dit en sortant au boucher Kanu :

- C'est une maladie de langueur. Bloementje est une fleur. Il arrivera un jour ou l'autre un petit vent qui la jettera à terre.

Ce jour-là, veille de la Saint-Nicolas, Bloementje était couchée dans le grand lit des étrangers, et on l'y avait couchée parce que le lit était meilleur et que le foyer chauffait mieux dans la chambre des étrangers que par tout ailleurs.

Bonne maman Jans mettait par moments une bûche dans le feu, en ayant soin de retourner celles qui y étaient, puis, relevant ses lunettes sur les bandeaux bruns qu'elle portait par-dessus ses cheveux blancs, elle allait à pieds doux vers le lit

- Bloementje, disait-elle tout bas en écartant les courtines.

Et alors la lampe rouge jetait sa clarté sur la petite Bloementje tapie dans les draps et ne laissant voir que ses tout petits bras et sa toute petite figure, si pâles qu'on eût dit de l'albâtre et si maigres qu'on en eût pleuré.

Deux fois depuis que la grande horloge à gaine de la boutique avait sonné sept heures, bonne-maman Jans avait ouvert les courtines du lit en appelant Bloementje, et Bloementje ne s'était pas éveillée.

Elle entendait à chaque instant le bruit de la petite sonnette que Jans avait attachée à la porte de la boutique et que le chaland faisait sonner quand il entrait. Or, il venait beaucoup de monde ce soir-là chez les Jans, car ils avaient, en sucre, en pâte et en massepain, des bonshommes si grands que nul boulanger de la ville n'aurait pu les faire plus grands.

Et chaque fois que sonnait la sonnette, bonne-maman Jans se demandait :

- Est-ce pour un homme de trente centimes ou pour un homme d'un franc ? Ceux d'un franc ont des cheveux en sucre blanc et des joues en sucre rose, et ceux de trente centimes sont en pâte unie. Hans aurait dû faire aussi des hommes à deux francs, parce qu'il y aura toujours des gens qui voudront payer deux francs quand leur voisin n'en paye qu'un.

Et Mme Jans servait au comptoir, regardant de côté les petits gamins, le nez rouge et les mains dans les poches, qui se renouvelaient toujours à la vitrine, devant les grands hommes en pâte, tandis que Jans disait dans le fournil :

- Allons, les garçons ! Hardi à la pâte ! Je m'en vais faire l'homme de Bloementje.

Et, par la fenêtre de la petite chambre de derrière, Mme Hans voyait Hans, les bras nus, en veste blanche et en pantalons blancs, qui allait et venait, à la lueur du four, à côté des garçons penchés sur le pétrin.

Jans prit la plus grande de ses formes à bonshommes, y mit le beurre, coula lentement la pâte et tout-à coup plongea la forme dans le four.

- Ah ! Bloementje, pensait la mère Jans, quel beau bonhomme ton papa va te faire lit ! Et il n'y en a pas un autre dans tout Wavre pour donner à la pâte une si belle tournure. Certainement j'ai bien fait, étant fille de boulanger, de me marier avec Hans, car il n'a pas son pareil.

Jans retirait en ce moment de la flamme un admirable bonhomme fumant et blond qu'il détacha d'un coup sec, et Il le déposa sur une planche poudrée de farine. C'était un gros monsieur en bas de culottes, avec une mitre sur la tête, une perruque dans le dos, une canne à crosse à la main et dans les poches des joujoux qui dépassaient. On lisait sous ses souliers à boucles, le long d'une banderole : Saint Nicolas.

D'admiration le premier mitron mit la main à son nez et le second la mit à son pantalon.

Hans, qui les vit, leur dit sévèrement :

- Sales garçons, depuis quand met-on à son pantalon et à son nez la main avec laquelle on pétrit ?

Puis Jans se mit à glacer en rose les joues et le nez de saint Nicolas, piqua des grains d'anis dans la perruque, du chocolat sur l'habit, étendit une couche de gelée de groseilles le long du gilet, saupoudra de poussière d'or la crosse et la mitre, sucra en blanc les mains et les bas, puis appela sa femme et lui montra son chef-d'oeuvre en disant :

- Annette, la pâte est mêlée de tranches de melon, de morceaux d'oranges et de raisins. Je ne donnerais pas ce saint Nicolas pour cinq francs, parce que je ne le referais peut- être plus si bien pour dix.

Et Bloementje s'éveilla tout-à coup en disant de sa petite voix :

- Bonne-maman, ça sent bien bon ; est-ce que saint Nicolas est déjà venu ?

Cette petite voix de Bloementje ressemblait aux dernières vibrations du cristal quand on l'a frappé avec un couteau et qu'on n'entend plus qu'un son qui va mourir.

- Non, Bloementje, dit bonne-maman Jans en remettant les petits bras de l'enfant dans le lit, saint Nicolas n'est pas encore venu, mais il passe dans la ville, et c'est ça qui sent bon.

- Bonne-maman, pourquoi que saint Nicolas sent bon quand il passe dans la ville ?

- Parce que papa Jans fait des spikelaus dans son four. Et il y en a de trente centimes et il y en a aussi d'un franc. Veux-tu boire un peu, Bloementje?

- Bonne-maman, répondit Bloementje, j'ai fait un rêve. J'ai rêvé que saint Nicolas venait me chercher dans mon lit. Et il avait une grande barbe, comme l'image du bon Dieu que m'a donnée marraine Dictus. Et j'ai dit : « Bonjour, saint Nicolas, patron des bons enfants. » Et il m'a dit comme ça : « Viens, Bloementje, je suis ton patron, car tu es une bonne petite fille et j'aime les bons petits enfants comme toi. » Et j'ai dit : « Pour où aller, bon saint Nicolas? » Et il m'a répondu : « Pour aller jouer au paradis. » Alors maman et papa et bonne-maman m'ont donné une robe blanche et m'ont dit qu'ils viendraient plus tard. Et quand je suis entrée au paradis, il y avait des petites filles et des petits garçons tout en blanc qui jouaient.

» Ils me prirent dans leurs bras et me dirent qu'ils jouaient comme ça nuit et jour, et ils avaient des joujoux que le bon Dieu leur donnait, des joujoux bien plus beaux que ceux que papa m'a donnés au nouvel an dernier.

» Et les petites filles avaient des poupées aussi grandes qu'elles, qui faisaient la révérence et qui disaient : « Merci, madame. «

" Et alors saint Nicolas m'a embrassée et il m'a dit :

Amuse-toi, je t'aime bien. Tu auras aussi des poupées et elles te parleront. » Et puis, bonne-maman, j'ai senti une bonne odeur et je me suis éveillée.

- Voilà M. Trousseau qui vient te dire bonjour, Bloementje, dit tout-à-coup bonne maman Jans.

M. Trousseau entra, et en entrant il dit :

- C'est papa Trousseau, Bloementje. Comment vas-tu, mademoiselle ? Voyons le pouls... Hum ! Hum ! Et la langue ? Tu as le sang aux joues, petite. On a donc eu des émotions. ? C'est ça, la Saint-Nicolas. On a pensé à papa Colas. Et notre petit coeur?

M. Trousseau mit la main sur le coeur de Bloementje, puis il y mit l'oreille, puis encore la main, puis encore l'oreille. Jans et sa femme entrèrent l'un derrière l'autre sur la pointe des pieds, comme des ombres, en retenant leur haleine. M. Trousseau alla prendre la lampe sur la table, la posa devant les yeux de Bloementje et la contempla longuement, sans déposer la lampe et sans souffler mot. Puis il prit son chapeau et son parapluie et sortit brusquement.

Jans s'en alla derrière lui. M. Trousseau était déjà dans rue.

- Eh bien, docteur?

- Eh bien, quoi ?

- Comment va Bloementje ?

M. Trousseau répondit d'une voix extraordinaire :

- Oh! très-bien ! Quand je vous dis très-bien !

Et il courut à la cure chez un des vicaires qui aimait les Jans et allait parfois prendre le café chez eux.

Bloementje était si faible, ce soir-là, qu'elle s'endormait en parlant. Quand M. Trousseau l'avait regardée avec la lampe, elle avait souri de son petit rire qui montrait ses jolies dents, et tout à-coup elle s'était endormie.

- Voyez, Hans, comme Bloementje dort tranquille, disait bonne-maman Jans. Jamais elle n'a eu meilleur sommeil.

Quand la pendule sonna neuf heures, Bloementje s'éveilla.

- Bonne-maman, est-ce que saint Nicolas n'est pas encore venu ?

- Non, Bloementje, il n'est pas encore venu, mais il passe sur la place.

- Oeh ! bonne-maman, dit la fillette, laissez-moi voir saint Nicolas passer sur la place.

- Bloementje, reste en paix : saint Nicolas ne donne plus rien aux enfants qui l'ont vu.

- Och ! bonne-maman, j'entends sur la place la voix du petit Pierre qui crie : « Saint Nicolas passe derrière la maison du bouclier Kanu, » et celle de la petite Marie qui lui répond : " Non, il ne passera que dans une heure. «

Le père Jans, entendant d'en bas qu'on parlait, monta, et ayant pris Bloementje dans ses bras, la couvrit d'un jupon de laine. Il leva le petit rideau blanc de la fenêtre, et Bloementje put voir la place.

Il était tombé de la neige dans l'après-midi et il y en avait bien par terre trois pouces. Les maisons de la place se détachaient en gris, avec une perruque blanche, dans un ciel roux d'où la neige continuait à tomber. On voyait dans les chambres, çà et là, de la lumière, et devant les boutiques, les quinquets dessinaient en rouge sur la neige les carrés des vitrines.

- Je vois bien derrière le rideau Marie qui court dans la grande chambre où le poêlier son papa met ses plus beaux poêles, et voilà son frère Ludovic qui regarde aussi par la fenêtre pour voir passer saint Nicolas.

Ainsi parlait Bloementje, mais ce qu'elle regardait surtout, c'étaient les grands parapluies des marchandes qui, les pieds sur des chaufferettes, les mains sous leurs tabliers, étaient assises au milieu de la place devant des tables recouvertes de nappes en serge à carreaux bleus et blancs. Et chacune d'elles avait allumé une chandelle aux deux bouts de la table, afin qu'on vit bien qu'elles vendaient des napoléons en sucre d'orge, des chiens en pâte de pomme, des drapeaux de Notre-Dame de Hal, des poupées à têtes de bois, des prientjes, des macarons, des couques de Dinant et des spikelaus.

Et, tandis que la neige tombait en petits flocons qui poudraient les parapluies et faisaient grésiller la mèche des chandelles, les enfants des pauvres gens, le nez goutteux et le doigt dans la bouche, regardaient sans rien dire et tour à tour les brimborions de l'étalage et les marchandes qui s'assoupissaient en clignant de l'oeil. Et tout ce pauvre monde pour qui la vie est si dure attendait, les enfants leur Saint-Nicolas qui ne viendrait pas, et les marchandes les mamans qui çà et là, en sabots et le cabas à la main, arrivaient sous les parapluies.

Par moments, Bloementje entendait le bruit d'une porte qu’on ouvre, et c'était un voisin qui allait au cabaret ou une voisine qui mettait son chien à la rue ; et d'autres fois elle n'entendait plus que le bavardage des commères sous les parapluies.

Mais la neige amortissait tous ces bruits et les faisait paraître doux comme du velours.

- Je vois bien encore, disait-elle, la vieille Lisbeth qui balaie la neige devant sa porte, et elle a mis près d'elle un bac de cendres pour les jeter sur le trottoir après qu' elle l'aura balayé. Je vois aussi M. Onuzel, le pâtissier, qui se promène les mains dans les poches, avec son tablier blanc, et il regarde de loin les bonshommes que papa a faits ce matin. Mais je suis bien contente de n'avoir pas vu saint Nicolas, et je vais rentrer dans le lit.

Papa Jans recoucha Bloementje et l'embrassa en lui disant ;

- Dors bien, Bloementje. Ton papa fera la maison bien belle pour recevoir saint Nicolas, et on mettra sous la cheminéee le beau tapis rouge à fleurs noires qu'on met entre deux bougies à la fenêtre, quand passe M. le curé avec la procession.

Et bonne maman Jans disait :

- Comment est-il possible, Jésus mon Dieu ! de ne pas aimer une enfant qui se laisse mettre au lit sans pleurer et qui est toujours contente de sa bonne-maman ?

On n'entendit plus bientôt dans la chambre que la petite respiration de l'enfant et le bruit des aiguilles à tricoter qui cliquetaient dans les petites mains sèches de bonne-maman Jans.

Et quand il fut neuf heures, M. le vicaire sortit de la cure si vite qu'il avait mis son chapeau de travers; et les gens qui le virent passer se dirent entre eux :

- Voilà M. le vicaire qui court : il y a quelqu'un qui va mourir dans la ville.

M. le vicaire ouvrit la porte de la boutique et dit à papa Jans et à maman Jans qui faisaient leur caisse en mettant à part les gros sous, les petits sous et les francs :

- C'est moi, mes amis. Bonjour, madame Jans, je n'oublie pas votre petite Bloementje et je viens voir si elle a mis des carottes dans son panier.

- Tiens ! c'est M. le vicaire, dit Jans en ôtant sa pipe de sa bouche et en le conduisant dans la petite chambre qui est derrière la boutique. Bonne-maman Jans sera bien contente de vous voir.

- Et Bloementje?

- Ah ! pour sûr, monsieur le vicaire, dans quinze jours vous la verrez à messe, et dans deux ans elle fera sa communion, sauf votre permission.

Dans ce moment, la porte de la chambre d'en haut s'ouvrit et bonne-maman Jans cria très-vite :

- Hans ! Hans !

- Ah ! c'est ça ! dit Jans. Bloementje m'appelle à tout bout de champ pour me parler de saint Nicolas. Ces anges-là ! Montez, monsieur le vicaire.

? Jesus God ! cria bonne-maman quand elle les vit. Bloementje vient de se lever et elle veut aller sur la place... Votre bénédiction, monsieur le vicaire.

Bloementje avait les yeux grands ouverts et elle regardait sans voir.

- Ma Bloementje ! cria Jans comme un fou.

Et il remit la fillette dans le lit.

Quand M. le vicaire regarda Jans, il vit qu'il était pâle comme les draps du lit et qu'il tremblait.

Bloementje ferma lentement ses yeux et se rendormit.

- Il nous faut du courage dans cette vie, Jans, dit M. le vicaire en lui mettant doucement la main sur l'épaule.

Et Jans regardait sa Bloementje sans rien dire. Alors elle se mit à parler tout bas à quelqu'un qui n' était ni papa Jans ni maman Jans ni bonne-maman Jans, et elle disait en rêve :

- Je suis Bloementje, la fille du boulanger Jans qui est sur la place.

Elle se tut un peu et puis dit encore :

- Bonjour... Toujours jouer... Poupées... Merci, madame.

Sa voix n'était plus qu'un souffle, et tandis qu'elle parlait elle souriait.

Jans vit son petit bras mignon sortir des draps et elle salua de la main comme saluent les enfants. Puis Bloemmentje s’éveilla de nouveau.

- A qui parles-tu, Bloementje, dit Jans à genoux devant le lit. Tiens, voici M. le vicaire, et il priera pour que saint Nicolas te donne une belle poupée.

- J'ai rêvé, dit Bloementje, que j'étais en paradis et que je jouais avec des poupées qui disaient : « Merci, madame. »

Voilà deux fois que notre Bloementje fait le même rêve, dit bonne-maman Jans :

- Est-ce que saint Nicolas n'est pas encore venu? demanda Bloementje.

- Bloementje, dit Jans, saint Nicolas ne vient qu'à minuit.

- Ah ! c'est bien long, dit la fillette. Mais il vient de loin et son âne est fatigué. Papa mettra un fauteuil à saint Nicolas et une chaise à son âne.

- Je n'y manquerai pas, Bloementje, dit Jans, et je mettrai pour saint Nicolas le beau fauteuil qui est dans le coin et dans lequel s'asseoit la tante Catherine quand elle vient chez nous.

Et Jans descendit à la boutique parce qu'il entendit sonner à l'horloge la demie après dix heures et qu'il était temps de mettre les volets à la vitrine.

- Ne trouvez-vous pas singulier, dit à sa voisine la vieille Lisbeth qui venait voir à la porte s'il neigeait toujours, que M. le vicaire ne soit pas encore sorti de chez les Jans et qu'on ferme la boutique avant qu'il soit parti?

- J'ai vu entrer M. le vicaire il y aura tantôt deux heures, répondit la voisine, et je me suis mise à la porte pour savoir s'il n'allait pas sortir.

Et leurs vieilles petites voix faisaient entendre un bruit pareil à celui des cliquettes de bois que les petits garçons cognent dans leurs doigts en sortant de l'école.

. Quand Jans eut fermé là porte et qu'il eut éteint la lumière dans la boutique, il alla voir si ses garçons travaillaient bien, et ayant vu qu'ils travaillaient selon son goût, il remonta près de Bloementje, à qui maman Jans donnait un peu de jus de groseilles dans une cuillerée d'eau.

- Je suis bien contente, disait Bloementje.

Et vers onze heures, Jans descendit pour préparer sur des assiettes le saint Nicolas de Bloementje. Il avait acheté une grande poupée qui avait des yeux de nacre, des cheveux blonds et un corps articulé : il avait acheté aussi un berceau doublé de satin bleu et qui se balançait sur une demi-lune. Et il avait payé le tout quinze francs.

Il mit la poupée dans le berceau et rangea dans un grand carton la mantille de soie, la robe de barége et le chapeau de peluche rose qu'il avait achetés pour la poupée. Et Jans riait en lui-même en pensant à la joie de Bloementje.

Il ôta ses souliers et monta deux fois sur ses bas l'escalier, la première fois pour porter les assiettes de bonbons, la seconde fois pour porter la poupée, le berceau et le carton aux habits de la poupée. Et il disposa tout cela près de la chambre de Bloementje, dans le réduit qui est à côté. Puis il remit ses souliers et siffla dans l'escalier pour montrer que c'était lui qui venait.

Bloementje ne cessait pas de dormir.

- Je veux voir sa joie tantôt quand elle aura son Saint-Nicolas : c'est pour cela que je reste, dit M. le vicaire à Jans quand il entra.

Mais ce n'était pas pour cela que restait M. le vicaire.

Il tira de sa poche son bréviaire, recouvert de crêpe afin que la couverture ne s'usât point, et se mit à lire près de ta petite lampe. Mais de temps à autre M. le vicaire regardait Bloementje et alors il disait en lui-même en fermant son livre, après y avoir mis le doigt pour ne pas perdre la page :

- Seigneur mon Dieu ! prenez en pitié ces pauvres gens !

Quand vint minuit, Bloementje entendit du bruit dans la maison, et s'étant réveillée, demanda si ce n'était pas l’âne de saint Nicolas qui descendait par la cheminée. Et Jans, qui savait bien que c'étaient ses garçons dans le fournil, lui dit en faisant la risette que certainement il distinguait le bruit des sabots de l'âne.

Puis il descendit.

Lorsque Jans reparut dans la chambre, il tenait dans ses mains le fauteuil où s'asseyait la tante Catherine; et sur le fauteuil il y avait le berceau, la poupée, le carton, le bonhomme en pâte et les assiettes de bonbons.

- Merci, saint Nicolas, merci pour Bloementje, dit Lans en entrant.

Et quand Bloementje vit la belle poupée et le berceau, sa petite bouche se plissa pour sourire.

Et Jans lui montra sur le fauteuil de la poussière qu'il avait faite lui-même en mettant les pieds dessus.

- Vois, Bloementje, dit maman Jans, ce sont les sabots de l’âne à saint Nicolas.

Et tout de suite après, Bloementje pencha la tête, comme une fleur de jardin quand le soleil est brûlant, et se remit à dormir.

- Monsieur le vicaire, dit tout à coup maman Jans en joignant les mains, je crois qu'il y a un malheur sur la maison.

- Bonne madame Jans, répondit M. le vicaire en levant la main vers le ciel, pensons toujours à Celui qui peut tout.

Tandis qu'il parlait ainsi, le gros boucher Kanu, qui venait de ranger sur la table le Saint-Nicolas de ses enfants, disait à sa femme en regardant la maison de Jans :

- En vérité, Zénobie, il se passe quelque chose chez notre voisin Jans, car je vois sur le rideau blanc des ombres qui passent et repassent. Si Bloementje avait la santé de Zéphyrine et d'Annette, certainement il ne faudrait pas s'inquiéter : mais elle est comme un peu de ouate que le vent souffle avec sa bouche dans l'air.

Et dans toutes les maisons de la ville et des campagnes, les petits enfants des riches et des pauvres dormaient cette heure, faisant des rêves où il y avait des bonbons et des joujoux.

Bonne maman Jans avait laissé tomber son tricot sur ses genoux et dormait près du feu, ses lunettes sur son nez. Mais ni papa Jans ni maman Jans ne dormaient et ils pensaient tout bas, sans oser se regarder, que Bloementje ressemblait plus à une petite morte qu'à une enfant qui dort.

M. le vicaire se disait :

- La respiration de Bloementje est comme la cloche de l'église de Wavre quand on l'entend de la campagne et qu'elle va cesser de sonner.

Bloementje respirait si doucement qu'on n'entendait plus dans la chambre que le crépitement de l'huile dans la lampe et le ronflement de bonne maman Jans.

Quand la bonne vieille maman s'éveilla, elle s'étonna d'abord que M. le vicaire fût encore là ; mais sitôt qu'elle eut vu papa Jans et maman Jans à genoux près de Bloementje, elle tira son grand mouchoir à carreaux et se mit à pleurer dedans, sans savoir pourquoi.

Un peu après, Bloementje s'éveilla et dit si bas que bonne maman ne l'entendit pas :

- Bonjour, saint Nicolas.

Et Bloementje dit encore plus bas :

- Bonjour, papa, maman et bonne maman.

Bloementje dormit jusqu'à l'aube.

Et lorsque les coqs chantèrent, les enfants de Wavre, éveillés plus tôt que de coutume, allèrent écouter aux portes s’ils n'entendraient pas saint Nicolas dans la maison. Ah ! monsieur le vicaire! s'écria tout à coup Jans en se jetant dans les bras du jeune prêtre.

- Jans ! l'âme de Bloementje vient de monter en paradis, cria  M. le vicaire en sanglotant,

Et depuis ce temps, le pauvre M. Jans ne fit plus jamais de bonshommes en pâte à la Saint-Nicolas.

Burnot, 6 décembre 1871,


CONTES Un mariage en Brabant

 


  
UN MARIAGE EN BRABANT

(Extrait de « Contes Flamands et Wallons »)

Camille Lemonnier


I

C'était un habile homme dans sa partie que Claes Nikker, et pas méchant, bien qu'il eût voulu le faire croire. Oui, c'était un habile homme et nul ne s'entendait à ressemeler comme lui les vieux souliers, car Claes Nikker était savetier comme son père l'avait été. Il avait beaucoup à faire et il n'y avait pas d'homme plus vaillant que lui : tous les jours, du matin au soir, sauf les dimanches, on entendait le pan! pan! de son marteau, et quelquefois même, quand tout le monde était couché, on le voyait encore, à travers la fente du volet, besogner en fumant sa petite pipe noire. Oh ! la pratique ne lui manquait pas dans le village et l'on venait même de deux lieues à la ronde, tant il était connu. Il chaussait les pères et les garçons, les mères et les filles aussi, mais deux fois l'an seulement, car le reste du temps, c'étaient les vieux souliers qu'on lui portait à raccommoder. Tout le monde était content de lui, car il travaillait bien et à bon marché, et il n'y avait qu'une voix pour dire : c'est un habile homme que Claes Nikker.

Il n'était pas nécessaire de demander où habitait le bonhomme Claes ; dès qu'on était entré dans le village, on voyait sa petite maison couleur de jambon fumé et on se disait de suite : « C'est là que demeure le savetier Nikker, « à cause des mesures en papier qui pendaient derrière le carreau, sur une corde. Et c'était là en effet : Claes était sur son petit tabouret bas, ses bésicles au bout du nez, l'échine courbée, avec son long tablier à bavette sur ses maigres cuisses plates. Un petit jour vert tombait par les étroits carreaux de vitre dans l'échoppe, et elle était si petite que Claes Nikker l'occupait à lui seul, lui seul et ses outils. Il avait devant lui son établi, avec les tranchets, l'alène, le marteau et la pierre creuse pour battre le cuir, et il y avait encore dessus, pêle-mêle, des boules de chanvre noir et blanc, de la cire noire et de la cire jaune, de la poix, de la colle de pâte et les soies de porc qui servent à passer les doubles de chanvre par les trous que l'alène a faits. Près de la croisée, les patrons pendaient à un crochet, avec de beaux morceaux de basane jaune et rouge, au-dessus des deux formes posées sur le coin de l'établi, car Claes avait deux formes, ce qui est déjà très-joli à la campagne, et il s'en servait pour tous les pieds, ayant soin de mettre des allonges en cuir pour les pieds plus grands que les formes.

Claes avait toutes ces choses à portée de sa main : sous son tabouret, des cuirs de semelles trempaient dans une vieille casserole pleine d'eau. Tout autour de lui des piles de souliers, de bottes, de brodequins et de bottines, jetés sens dessus dessous, avec des marques à la craie sur la semelle, attendaient le moment de passer par ses mains, et il les regardait parfois du coin de l'oeil, sans tourner la tête, en se disant : « Quel malheur que tout le monde soit toujours pressé. " Il y avait aussi un gros tas de vieilles savates sous l'établi, mais ce n'étaient pas là les chaussures de la pratique, et Claes ne s'en occupait guère, si ce n'est pour les découper, afin d'y prendre de quoi ressemeler les souliers qu'on lui apportait.

Voilà bientôt quarante-cinq ans que Claes Nikker vivait dans sa petite échoppe, car il en avait maintenant soixante-cinq, et il s'y était établi à vingt ans. Oh ! il avait beaucoup changé, le vieux coquin, mais il était resté garçon, oui, un vieux garçon de soixante-cinq ans, les cheveux ébouriffés sur un front bas, les sourcils haut montés, les yeux petits et gris, avec un clignotement, le nez gros et criblé de trous noirs, une gouttière profonde sous le nez, la bouche perdue à droite et à gauche dans deux plis qui partent de dessous le nez et aboutissent au menton, et pour finir, le menton, mais un menton énorme, hérissé d'un poil gris et ras qui produit le bruit d'une râpe quand on passe la main dessus. Et pan ! pan ! Claes Nikker était d'humeur gaie et chantait en piquant l'alène, comme Piet Snip, l'apprenti, quand il vient travailler chez Nikker, bien que depuis quelque temps Piet ne chante plus. Eh bien, malgré sa bonne humeur, Claes passait pour un terrible homme, et en effet, il ne faisait pas bon être dans sa manche, comme il le disait lui-même, car il avait la langue bien pendue. Il aimait la plaisanterie et rien n'était plus drôle que de le voir quand il allait dire quelque chose de plaisant : il changeait alors de place son petit bout de pipe et le mettait à gauche s'il l'avait pris à droite ; mais avant de le changer de place, il salivait entre ses dents un long jet jaune qui claquait à terre ; puis il clignait de l'oeil par-dessus ses bésicles rondes et disait ce qu'il voulait dire, et pas autre chose, car Claes était fin.

Et pan ! pan ! Les enfants du village l'appelaient ainsi, à cause du bruit de son marteau : le soir, en hiver, quand la lampe de maître Nikker brillait derrière le volet, ils jetaient de la neige par la fente en criant : Eh ! pan ! pan ! Mais les vieilles mains de Claes, avec leurs os saillants, leurs veines grosses comme des haies au bord des chemins creux et leur peau brune comme le dos d'un crapaud, ne cessaient pas de tirer les chanvres au bout des soies, de battre le cuir ou de piquer l'alène, et on entendait toujours sortir de sa maigre poitrine nue où s'ébouriffait un bouquet de poils, sa vieille chanson nasillarde. Et une jeune et joyeuse chanson répondait à la sienne dans la petite chambre qui est derrière la boutique, pendant que Truitje préparait les pommes de terre cuites à l'eau pour le souper.

- Je ne sais pas, petite fille, lui dit un jour son oncle Claes Nikker, je ne sais pas, mais vous avez la tête bien légère depuis quelques mois ?

Et en même temps, il regardait la jolie fille de son petit oeil gris qui riait, pendant que sa bouche se tirait vers le bas et que son menton, hérissé en brosse, s'allongeait d'une manière effrayante. Sûrement il y avait quelque chose, car Truitje, qui était en ce moment occupée à mettre du poivre dans les pommes de terre, y versa la poivrière tout entière ; mais de dire ce qu'il y avait, Claes Nikker seul l'aurait pu.

Truitje, la jolie fille rose aux cheveux noirs et aux yeux bruns, devint tout-à-coup si rouge que ses yeux ressemblèrent à deux morceaux de charbon qu'on vient de jeter sur de la braise en feu; quoiqu'elle tournât le dos à maître Nikker, celui-ci vit bien qu'elle devenait rouge, à cause de la jolie couleur rose qui lui monta dans le cou, par derrière, là où se tortillent des frisettes de cheveux. Mais ce fut une bien autre affaire, quand le plat de pommes de terre ayant été apporté à table, l'oncle Nikker se mit à éternuer quinze fois de suite sans pouvoir poser la main sur son mouchoir, dans la poche de son tablier. Et après qu'il eut éternué quinze fois, il resta longtemps la bouche ouverte, avec de grosses larmes qui lui descendaient dans le creux des joues et s'accrochaient aux poils ras de son menton, comme un homme qui est sûr qu'il éternuera encore.

- Dieu vous bénisse, maître Nikker, dit un jeune garçon qui entrait justement.

II

- Ah ! c'est toi, Piet, que le diable t'emporte, répondit Claes.

Le garçon restait sur le seuil de la chambre, sans oser avancer, car ce n'était pas tout à fait une invitation que venait de lui adresser son maître Nikker, et il regardait en même temps Truitje et son oncle, mais surtout Truitje.

Or, Truitje, la bonne fille, ayant jeté les yeux sur le plat de pommes de terre, s'était tout-à-coup aperçue que le plat était criblé de petits grains noirs, à cause du poivre, et elle s'était mise à tousser de toutes ses forces, en tenant sa gorge à deux mains. C'est qu'elle toussait ! On n'a pas d'idée de la force avec laquelle toussait Truitje : on voyait distinctement le fond de son petit gosier rose, avec ses jolies dents blanches devant. Voilà pourquoi Piet la regardait plutôt que son oncle, et certainement il y avait quelque sympathie entre eux, car il se mit à tousser de son côté. Il faut dire à son éloge qu'il toussa à se désosser la poitrine, avec une violence dont on ne l'eût jamais cru capable, et il toussa jusqu'au moment où le bruit de quelque chose qui tombe à terre se fit entendre.

- Hé? qu'est-ce cela? dit Claes Nikker en se tournant vers le jeune garçon.

- Maître, ce sont les souliers que vous m'avez donnés à faire, répondit en tremblant le pauvre Piet.

Et, en effet, il les avait laissé tomber à terre.

Alors Claes Nikker frappa du poing sur la table et s'écria en ricanant horriblement :

- Ah! ah! Truitje Nikker laisse tomber la poivrière dans les pommes de terre et Piet Snip laisse tomber ses bottes sur le carreau. - Pieter Snip, vous êtes un séducteur de filles. Sortez, Pieter Snip.

Claes Nikker voyait d'un oeil bien singulier le pauvre Piet, car nul moins que lui n'avait l'air d'un Lovelace et toute sa personne semblait demander pardon de n'être pas rentrée sous terre au premier mot de son maître. Ce jeune garçon avait même une si piteuse figure en regardant Truitje au moment de partir, qu'il n'y avait que Nikker au monde pour lui trouver do mauvaises pensées ; non, il n'avait pas de mauvaises pensées dans la tête lorsqu'il jeta un long regard humide à sa chère Truitje, mais peut-être la tête lui tournait-elle un peu sur les épaules.

- Je m'en irai donc puisque vous le voulez, maître, dit Pieter Snip.

Et il fit comme il avait dit.

Alors Claes se mit à rire dans son menton à poils gris et il regardait en même temps Truitje du coin de l'oeil. Truitje était vraiment à plaindre et elle demeurait immobile, près du poêle, sans rien faire, en ayant soin de se tourner de manière que son oncle Nikker ne pût voir sa figure. Elle était à plaindre, vraiment, car Piet l'aimait, le bon garçon ; elle était sûre qu'il l'aimait et peut-être avait-elle des raisons pour le savoir. Il n'était pas beau ; Lamme, le fils du maréchal, était plus beau que lui, et cependant Truitje la jolie fille ne détestait pas Pieter Snip. Elle n'avait qu'un mot à dire pour le rendre le plus heureux des garçons de son âge et elle pensait par moment qu'elle ferait de son homme ce qu'elle voudrait, si jamais Pieter devenait son homme. Le deviendrait-il ? Si on eût consulté le petit coeur de Truitje, le petit coeur de Truitje n'eût probablement pas dit non, mais il est certain que Claes Nikker ne paraissait pas le vouloir. Aussi Truitje bouda-t-elle son oncle quand il mit si méchamment Pieter Snip à la porte, et elle le regardait, tout en boudant, dans le petit miroir qui pendait à la cheminée.

« Est-il possible d'avoir le coeur dur comme mon oncle Nikker, pensait-elle. Il rit du malheur des pauvres gens et il ne pense qu'à causer du déplaisir à ceux qui l'entourent. «

Claes Nikker riait, en effet, comme un homme qui n'est pas fâché de ce qu'il vient de faire. Mais Truitje éclata à la fin, car elle venait de voir dans son esprit le pauvre Pieter sur le chemin, poussant de grands soupirs et regardant de loin la maison pour savoir si sa bonne amie ne paraîtrait pas sur le seuil de la porte. Elle prit le coin de son tablier dans sa main droite et le porta à ses jeux, en pleurant à chaudes larmes.

- Truitje, dit Nikker, a-t-on jamais vu une fille pleurer pour un garçon ? Il n'y a qu'aujourd'hui que de pareilles choses se voient, mais aussi ce n'est qu'aujourd'hui que les filles ont la tête si légère et qu'elles songent à quitter leurs parents avant l'âge.

- Oncle Nikker ! oncle Nikker ! cria Truitje derrière son tablier. Vous n'avez jamais bien agi envers le pauvre garçon.

- Truitje, dit Nikker en cessant de rire, je ne pouvais pas agir autrement. Il faut avant tout que les parents conviennent entre eux s'ils permettront à leurs enfants de se fréquenter. Dites, Truitje, est-ce que le papa Snip en a jamais causé à l'oncle Nikker?

Ayant ainsi parlé, Claes Nikker se mit à siffler une chanson et il ne s'interrompit de siffler que pour allumer sa petite pipe noire, puis il rentra dans l'atelier, et Truitje entendit son pan pan. Elle s'assit alors pour manger quelques pommes de terre, mais elle eut beau vouloir pousser du bout de sa fourchette une pomme de terre tout entière entre ses jolies dents blanches, elle ne put jamais en manger qu'un morceau. Elle laissa tomber sa fourchette sur l'assiette et pensa en elle-même :

- Pieter n'est pas malin. Il aurait fallu, en effet, que le papa Snip causât avant tout avec l'oncle Nikker, pour savoir si Truitje serait courtisée par Pieter.

Truitje ressemblait aux oiseaux qui chantent après la pluie, et elle se mit à chanter sa chanson, comme si le ciel ne devait plus se brouiller sur sa tête. Elle ne pensait même pas que Pieter Snip pût être encore sur le chemin à pousser des soupirs et à regarder de loin la maison, et elle débarrassa la table en disant :

- C'est demain dimanche. Je mettrai mon beau bonnet noir à perles de jais, ma robe en mérinos et mon châle en laine à carreaux noirs et blancs. Oui, et je lisserai mes cheveux avec de la pommade, après y avoir fait ce soir des papillotes.

Voilà ce que se disait la jolie commère, pendant que l'oncle Nikker regardait par-dessus ses lunettes, derrière les mesures en papier qui pendaient à la fenêtre, un bout de casquette qui paraissait et disparaissait toutes les trois minutes au bord d'une haie, à quelques pas de la maison.

- Ah ! ah ! mon gaillard! pensait-il, le chat guette la souris. Mais la souris est bien gardée, Piet Snip, et il faudra que le vieux singe vienne montrer par ici son museau pelé, avant que la souris tombe dans tes pattes.

Il était impossible que Claes Nikker pensât à un autre que Snip le père quand il évoquait « le vieux singe » dans sa pensée, bien qu'il appliquât le nom de singe à presque toutes les personnes de sa connaissance.

- Piet est bon ouvrier. Oui, il fait très-convenablement une paire de souliers et il gagnerait déjà une bonne journée, s'il était établi. J'ai là du travail pour lui. Pourquoi donc le petit singe s'est-il encouru tantôt ?

- Piet ! Piet !

C'était Claes Nikker, ne vous déplaise, qui appelait ainsi Pieter Snip, sur le pas de la porte ; mais la casquette qui, la minute d'avant, avait paru au-dessus de la haie, mit tout-à-coup une obstination si singulière à ne plus se montrer que Claes Nikker crut devoir ajouter :

- Piet Snip! Venez donc, vous êtes derrière la haie, Piet Snip. On voit très-bien votre casquette.

Piet Snip ne se montrait pas.

- Venez donc, Piet Snip, continua Claes Nikker, j'ai du travail pour vous.

Il y eut une certaine hésitation de la part de la casquette et on la vit un moment, par-dessus la haie, de profil, mais troublée visiblement par des sentiments contraires. Quelque chose parut pourtant mettre fin à ses agitations, et en même temps, Claes Nikker entendit un petit bruit au-dessus de sa tête. Il leva les yeux et vit une main qui sortait de la fenêtre et s'agitait du côté où se montra tout-à-coup la casquette, non plus de profil, mais de face, avec tous ses agréments. Et l'oncle Nikker rit en lui-même, en pensant que la main était celle de Truitje et que Pieter Snip ne serait jamais sorti de sa cachette sans le conseil de cette petite main.

Truitje était en effet montée à l'étage lorsqu'elle avait entendu son oncle Nikker appeler à haute voix Pieter Snip, et elle lui faisait de la main de grands gestes pour le déterminer à paraître. Ce fut d'abord la casquette qui parut, puis le bon garçon avec son air piteux, Ses cheveux en baguettes de fusil, son nez à angle droit et sa bouche ouverte comme une porte de grange.

- Piet, lui dit Claes, entrez dans la boutique. J'ai du travail pour vous. C'est un vrai scandale do passer des heures entières derrière une haie.

Piet se mit à tousser dans le creux de sa main, comme s'il n'avait pas entendu.

- Voici des souliers à ressemeler, Piet, continua Claes. Une demi-semelle seulement. C'est pour Nelle Swetten-haas. Et voici une paire à laquelle vous mettrez des talons. Entendez-vous, des talons, Piet Snip. Et à celle-ci vous mettrez une pièce sur le côté, pour Luppe Pouffijas. Avez-vous compris ce que je vous ai dit, Piet ?

Piet fit signe qu'il avait compris et partit, après avoir demandé s'il ne devait pas revenir le soir, mais Nikker lui dit que non, et Piet Snip s'en alla, les souliers dans son mouchoir, en regardant de côté pour savoir s'il ne verrait plus Truitje,

III

En ce moment, une grande ombre noire se répandit dans la chambre où travaillait maître Claes, comme si un nuage fût passé devant la fenêtre, et quelqu'un cogna contre le carreau. Claes se leva aussitôt et alla ouvrir la Porte, car c'était M. le curé qui était derrière la vitre, avec sa grosse petite personne joufflue et bien portante, ses moufles en tricot, son tricorne sur le bout du nez et son petit oeil clignotant qui regardait ce qui se passait dans la chambre.

- Ah ! ah ! Nikker, bonjour, dit M. le curé quand il fut entré. Comment cela va-t-il, Nikker, depuis que je ne Vous ai vu ? Et Truitje, va-t-elle bien aussi, Claes Nikker?

- Très-bien, monsieur le curé, répondit maître Nikker, très-bien.

- Je suis très content de votre dernière paire de souliers, Nikker, très-content. Oui, je suis tout à fait content. Mais j'ai le pied un peu serré dedans ; il faudra les mettre sur la forme pendant un jour.

- Oui, monsieur le curé, c'est ce qu'il faudra faire. Certainement je le ferai.

- Ah ! Claes Nikker, voilà à peu près vingt-deux ans que je suis votre curé ! nous devenons vieux, Nikker.

Et M. le curé, ayant ouvert sa tabatière, tapa deux petites fois contre la boîte et roula entre son pouce et son index une grosse prise de tabac pour le rendre plus fin; puis il ferma sa boîte, boucha sa narine gauche et se mit à renifler à petits coups dans sa narine droite le tabac écrasé sur son pouce. Cette petite besogne qu'il recommençait souvent, avait l'air de réjouir particulièrement M. le curé, car il allongeait alors son menton jusque sur son rabat, fermait à demi les yeux et poussait un long soupir de bien-être, quand il avait fini.

- Oui, Nikker, vingt-deux ans, fit M. le curé. Combien vous dois-je, Nikker, pour mes derniers souliers ?

- Quinze francs, M. le curé, comme toujours. Mais cela ne presse pas. Cela ne presse jamais, M. le curé.

- Vous êtes tous mes enfants. Je vois avec plaisir, Claes, que vous n'augmentez pas vos prix et que vous êtes toujours le même Claes Nikker qui a fait ma première paire de souliers il y a vingt-deux ans, quand je suis entré dans le village.

- Oui, monsieur le curé, mais le cuir a bien augmenté depuis, et ce qui coûte à présent quinze francs coûtait alors dix francs.

- Claes ! Claes ! tout augmente de jour en jour, et notre pauvre Sainte-Vierge n'a presque plus de vêtements sur son dos. Est-ce que Truitje ne lui fera pas une jolie robe pour les Pâques ?

- Je suis un pauvre homme, monsieur le curé, fit le malin Nikker en battant de toutes ses forces une semelle, un très-pauvre homme, mais je parlerai de la robe à Truitje.

- C'est une bonne fille, Truitje. Voilà bientôt le temps de la marier, Nikker : vous aurez alors des petits enfants dans les jambes. - Maintenant je m'en vais. Restez, Claes Nikker, je vais dire mon salut.

Et après M. le curé, ce fut au tour de M. Mathias Job à, frapper contre le carreau, mais cette fois l'ombre qui entra dans la chambre était mince comme une lame de couteau, car M. Mathias Job, l'instituteur, était un petit homme sec et maigre. C'était une chose effrayante de voir combien le vieux petit paletot jadis bleu qu'il mettait par-dessus un gilet de soie effrangée tendait sur le dos de ce M. Mathias Job et l'on ne savait lequel il fallait plaindre le plus, du paletot ou de M. Mathias Job lui-même, tant ils avaient l'air de se gêner l'un l'autre.

Bien qu'il fît très-froid ce jour-là, le pauvre M. Job n'avait sur le dos que son petit paletot bleu et il était impossible de supposer que le paletot pût l'abriter contre le froid. Le paletot eût été de nankin, au lieu d'être de drap bleu, comme il l'avait été dans un temps reculé, qu'il ne l'eût pas abrité davantage. Et cependant ce n'était pas l'envie d'avoir un peu chaud qui manquait à M. Mathias Job; non, il n'eût pas été fâché de tirer ses manches jusque sur ses poignets, mais au premier essai qu'il en avait fait, les manches avaient menacé de craquer au coude, et il s’était, dès ce moment, ôté de la pensée qu'un pareil travail fût possible. Autant eût valu, en effet, faire tomber ses pantalons sur ses pieds, car la distance qui séparait ses pantalons de ses souliers n'était pas plus considérable que l'espace compris entre ses poignets et la manche de son habit. On peut dire de M. Mathias Job, sans tomber dans l'exagération, que jamais homme n'a eu le nez plus rouge, les mains plus rouges, ni les oreilles plus rouges, bien qu'il ne songeât pas à en tirer vanité. Le seul endroit de sa personne où il n'eut pas froid était son cou qu'il entortillait d'une grosse écharpe de laine, par-dessus son col d'habit, et cette écharpe lui montait jusqu'aux oreilles, tenant les cheveux droit par derrière.

M. Mathias Job venait sûrement de terminer sa classe, car il était quatre heures, et les petits polissons du village, l'ayant vu partir, faisaient de grandes glissades devant la maison communale. Il avait des rouleaux sous le bras, enveloppés de couvertures grises sur lesquelles il était écrit : Etat civil. Il n'y avait, du reste, rien d'étonnant à ce que M. Mathias Job eût ces rouleaux sous le bras, puisqu'il était secrétaire de la commune en même temps qu'instituteur. Ce pauvre petit M. Mathias Job était donc doublement un personnage important dans le village, mais il lui était chaque année un peu plus impossible de paraître en public avec les avantages de sa position, à cause de Mme Mathias Job qui ajoutait tous les ans aux jeunes Mathias Job déjà existants une fille ou un garçon, selon que cela tombait.

- Bonjour Nikker, dit l'instituteur en entrant. Je vous apporte quelque chose. C'est un petit travail de raccommodage.

M. Mathias Job tira de ses poches ses longues mains rouges et déploya les couvertures grises qu'il avait sous le bras, avec le mot Etat civil imprimé dessus. Il n'en tira pas précisément des actes de naissance ou des actes de décès, bien qu'une pareille chose eût semblé naturelle, mais deux paires de souliers qu'il mit devant Claes Nikker, en le regardant de côté avec un peu d'inquiétude. Nikker prit les souliers dans ses grosses mains noires, les considéra attentivement sous tous leurs aspects et fit aller sa tête de bas en haut cinq à six fois, comme quelqu'un qui se trouve tout à coup devant une difficulté imprévue.

M. Mathias dit alors avec une certaine humilité :

- Certainement, Nikker, ils ne sont plus neufs.

Quoique M. Mathias Job voulût bien reconnaître que ses souliers n'étaient plus neufs, ceux-ci pouvaient se passer parfaitement de cette espèce de déclaration. Non vraiment, ces souliers n'avaient pas besoin de commentaires et tout ce qu'on aurait pu dire sur leur compte ne valait pas ce qu'ils disaient d'eux-mêmes. Il y avait une paire de souliers d'homme et une paire de souliers d'enfant, toutes deux si lamentables qu'il est permis de dire sans exagérer que leur existence ne tenait plus qu'à un fil. Maître Claes les connaissait assurément et il se disait même qu'il les connaissait trop bien, car c'était la neuvième fois qu'on les lui apportait à raccommoder. Il les regardait en plissant les yeux comme on regarde un travail dont on est content, et aussi comme un ami qui vient un peu plus souvent qu'il n'est invité, et il pensait en lui-même :  - Mathias Job est une bonne pratique, bien qu'il porte ses souliers pendant deux ans ; mais j'y ai mis tant de pièces, de demi-semelles et de talons que je ne sais plus où il me sera encore possible de coudre un morceau de cuir pour boucher les nouveaux trous.

Et, en effet, il n'y avait pas dans ces deux paires de souliers un endroit grand comme l'ongle qui n'eût été ressemelé, recloué, recousu, reficelé et rapiécé par Claes Nikker, depuis deux ans qu'il les avait livrés. Une infinité de languettes de cuir, en forme de losanges, de triangles, de parallélogrammes, de rondelles, de croix et d'étoiles, couvrait le cuir primitif comme une végétation de parasites, et par-dessus l'on voyait les petits points gris du fil. Mathias Job avait du penchant à marcher plus particulièrement à droite qu'à gauche, et ce défaut d'équilibre contristait visiblement ses souliers, car le peu de semelle qui leur restait encore se groupait à gauche, tandis qu'à droite un trou rond indiquait que le pied de M. Mathias Job avait fait depuis longtemps connaissance avec le pavé de la chaussée. Le talon, de son côté, s'en allait en petits morceaux, par feuillets qu'on eût arrachés un à un, comme les ardoises d'un vieux toit.

- Non, dit Claes Nikker, ils ne sont plus neufs, M. Job.

M. Mathias Job répondit très-bas en tremblant :

- J'espère, Nikker, que vous les arrangerez bien encore pour cette fois. Ce sera la dernière. Je vous amènerai à Noël les enfants pour leur faire des souliers neufs.

- Ecoutez, monsieur Job, fit Claes Nikker, je ferai mon possible.

M. Mathias Job remit alors ses couvertures en poche, releva son écharpe sur son nez, fourra ses longues mains dans son pantalon et s'en alla, en ayant soin de bien fermer la porte derrière lui.

Et maître Nikker pensait :

- Mme Mathias Job aura bientôt son neuvième.

M. le bourgmestre frappa aussi au carreau, mais il n'entra pas, car il tenait par la bride un gros cheval blanc qu'il venait d'acheter à la foire :

- Ah ! ah ! bourgmestre, lui cria Nikker. Vous n'entrez pas un instant?

- Ce n'est pas la peine, Nikker. Je pense que vous allez bien, et Truitje aussi. Qu'est-ce qu'il y a de nouveau ici, Nikker ?

- Nette Overschot vient d'acheter au Cromme son cochon. Est-ce que vous croyez que le cochon pèse ses cent livres, bourgmestre ?

- C'est selon, Nikker, les uns disent qu'il pèse plus, les autres disent qu'il pèse moins. Moi, je ne dis rien.

- Cela vaut mieux, pensa Claes Nikker ; on ne fait ainsi de tort à personne et on est sûr d'être réélu quand c'est le moment des élections.

Le bourgmestre Michiel Pot attacha au garrot de son cheval les souliers que maître Nikker venait de terminer pour lui et partit en criant huppe ! à la grosse bête.

Puis il en vint d'autres encore jusqu'à ce que Claes Nikker eût soufflé sa lampe, car c'était le lendemain dimanche, et chacun voulait savoir s'il aurait ses souliers pour aller à la messe. Et à mesure que l'un ou l'autre sortait, maître Claes riait en lui-même et se disait :

- Voilà quarante ans que je connais les pères, les mères, les filles et les garçons. Oui, Claes Nikker sait bien des histoires, mais il n'en dira rien.

" Jan Nikker, mon père, me disait : Claes, mon garçon, regarde bien les souliers des gens qui te donneront à travailler : leur histoire est dans leurs souliers. Ah ! ah ! Claes Nikker n'est pas si bête qu'on croit ! »

Et pan! pan!

IV

Le lendemain dimanche, Truitje s'en alla à la messe dans sa jolie toilette noire, tenant dans les mains son livre de prières et son chapelet : tout le monde la regardait à cause de sa fraîche mine ; mais ce fut surtout une bonne chose de la voir à genoux sur sa petite chaise, à l'église, levant de temps à autre la tête pour regarder M. le curé à l'autel. On ne pourrait affirmer toutefois qu'elle regardât uniquement M. le curé, car elle roulait par moments son gentil oeil brun de côté, comme une maligne petite fille qui sait bien que Pieter Snip n'est pas loin.

Et quand elle sortit, elle n'ignorait pas non plus que Pieter Snip se trouvait parmi les jeunes hommes en blouse, bien rasés et bien peignés, qui fumaient leur pipe au bas de l'escalier de l'église. Les vieux paysans s'en allaient par petits groupes, du côté de l'estaminet qui est en face de l'église, avec son enseigne où il y a un coq rouge dont la queue ressemble aux plumes des oiseaux du tir à la perche. C'était, en effet, l'estaminet du Coq rouge, un bon estaminet où l'on trouve toujours du jambon et une tartine, et le bourgmestre y était déjà avec les échevins. Et Truitje vit parfaitement que les jeunes hommes à leur tour se dirigeaient du côté du Coq rouge, mais Pieter Snip n'eut garde d'aller avec eux. Il prit à gauche, derrière l'église, par la ruelle qui débouche sur la grande route, et quand il fut arrivé à celle-ci, il vit tout à coup devant lui Truitje qui marchait très-vite, ses jupons retroussés, tenant son grand parapluie rouge ouvert au-dessus d'elle. Il faisait un vilain ciel gris sur lequel les arbres et les maisons se détachaient en noir : la pluie tombait depuis le matin. Qu'elle était jolie, Truitje, sous son grand parapluie rouge, blottie frileusement dans son châle à carreaux blancs et noirs, avec le reflet de pourpre du parapluie sur sa bonne figure déjà rougie par le froid. On voyait aller, aller son pied bien cambré dans ses bottines en cuir, et ses bas roses dessinaient en contours ronds le bas de sa jambe.

- Vous allez bien vite, Truitje, lui dit Piet Snip, le bon garçon, qui était tout trempé et dont les cheveux pendaient sur le nez, à cause de la pluie, bien qu'il les eût proprement tirés sur ses tempes au matin.

Truitje fit semblant qu'un grand coup de vent s'engouffrait tout à coup dans son parapluie et le tint devant elle, à deux mains, en poussant de toutes ses forces.

 - Truitje dit Piet, voilà le mauvais temps. La pluie passe par un grand trou à travers notre maison.

L'amoureux Piet avait dû chercher longtemps au fond de sa cervelle pour trouver la jolie chose qu'il venait de dire, car il s'entendait mieux à ne rien dire du tout qu'à parler. Truitje leva très-vite son parapluie, le regarda dans les yeux, lui rit au nez en montrant ses dents blanches comme le lait et s'encourut par la grande route. Mais le brave Piet courut après elle, en riant aussi, et quand il l'eut atteinte, il lui prit la taille en disant :

- Truitje !

- Eh bien! fit Truitje en s'arrêtant.

Piet se trouva de nouveau très-embarrassé et ne sut plus que dire.

- Piet, lui dit alors la fine Truitje, depuis quand les filles doivent-elles demander les garçons en mariage?

En parlant ainsi, Truitje devint rouge jusque dans son cou et Piet la vit courir à toutes jambes du côté de la maison de Claes Nikker, qui était à cent pas. Pour lui, il resta immobile à la même place, jusqu'à ce qu'elle eut fermé derrière elle la porte de la maison, après avoir tourné la tête de son côté.

- Pieter Snip, tu n'es qu'un imbécile, s'écria-t-il.

Et il jeta sa casquette de toutes ses forces à terre.

- Garçon, lui dit ce jour-là sa mère qui le voyait triste depuis quelque temps, vous avez du chagrin. Qu'est-ce qui vous arrive ?

- Ah ! mère, cria Piet en sanglotant, je voudrais me marier.

- Piet ! Piet ! je pensais bien que vous aviez le coeur tourné. C'est Truitje Nikker qui vous a tourné le coeur, Piet.

- Oui,-mère, c'est Truitje Nikker, mais le vieux Claes Nikker ne me la donnera pas.

Alors le pauvre Piet raconta ce qu'il avait sur le coeur ; mais la mère de Piet se mit à rire.

- Claes Nikker n'est pas bête, dit-elle. Il sait mieux que personne ce qu'il y a dans la poche des gens et il sera très-content d'avoir pour gendre le fils des Snip. Voilà ce que vous dit votre mère, mon garçon. Mais c'est un fin renard que Claes Nikker et il faut agir prudemment avec lui.

La mère de Piet était une vieille petite fine mouche, l'oeil malin, toujours gaie et avenante, bien qu'elle fût sèche comme une bûche de l'an dernier. Elle tenait son ménage avec ordre, rognant un franc centime par centime et même un peu avare, s'il y a de l'avarice à augmenter chaque jour ses économies, car elle en faisait, des économies, qu'elle mettait dans un vieux bas, sous la paillasse de son lit.

On savait bien que Lukas Snip, son mari, n'avait jamais eu plus de deux sous à la fois dans sa poche, mais il ne s'en plaignait pas, le cher homme, et même il était extraordinaire qu'il les dépensât. Il n'allait ni au cabaret, ni au jeu de quilles, ni au tir à la perche, et sa seule distraction était de fumer sa grande pipe en porcelaine près du feu, le dimanche ; c'était une pipe comme on n'en voit pas tous les jours, avec un long fourneau peint de figures roses au bout d'un tuyau mou en soie guillochée d'or; le vieux papa Jan Snip, qui avait fumé quelque dix ans dedans, l'ayant eue d'un vieux soldat prussien, son parent, l'avait transmise à son fils Lukas en lui recommandant d'en avoir le plus grand soin. C'était dans cette belle pipe que Lukas Snip fumait le dimanche, près de son feu, et quand Lukas n'y sera plus, Piet y fumera à son tour, si d'ici là la pipe ne casse pas, ce qui pourrait arriver.

Il n'y avait pas d'homme plus habile que le vieux petit Lukas Snip pour remettre en état une vieille culotte ou un vieil habit, faire des reprises dans les draps usés, rapiécer les vêtements hors de service, etc. Voilà bientôt quarante ans qu'il était tailleur, et il avait tant de pratiques qu'il avait grand'peine à les satisfaire. Quand Lukas Snip déclarait qu'il ne saurait plus rien faire d'un gilet, d'une veste ou d'un pantalon, c'est que vraiment il était impossible que quelqu'un pût encore en faire quelque chose. Jamais Lukas Snip n'avait désespéré d'une vieille défroque tant que le drap supportait la couture, et il aurait fait d'un torchon un vêtement présentable. Il se promenait pas mal de fonds de culottes, de manches de vestes, de collets d'habits dans le village, dont Snip était fier à bon droit, sachant bien ce qu'il lui en avait coûté de besogne, et en effet lui seul était capable d'y donner un si fier coup d'aiguille. Il travaillait dans sa petite chambre soir et matin, et continuellement on voyait ses vieilles mains jaunes aller, courir, passer l'aiguille et tirer le fil avec une vitesse extraordinaire.

C'était un petit homme sec et maigre, qui se tenait un peu courbé et dont le nez était toujours enfoncé dans sa besogne. La peau de sa figure, couleur de parchemin, tendait sur ses joues, son nez et son menton, comme une vitre sur une estampe, et elle était entièrement coupée de menues rides, aussi bien qu'une vieille nèfle. Il avait une bouche mince qui rentrait de toutes ses forces dans l'espèce de croissant que le bas de sa figure dessinait depuis son nez jusqu'à son menton ; or, Lukas n'avait presque plus de dents : c'est pourquoi sa bouche rentrait si fort, ce qui ne l'empêchait pas de tenir dans le coin de droite une petite pipe noire comme du charbon et coiffée d'un couvercle en fil de fer pour que le feu ne tombât pas sur les habits. Chaque fois qu'il aspirait une bouffée de fumée, il se faisait dans ses joues deux creux où l'on eût logé à l'aise une couple de grosses noix ; au contraire, soufflait-il pour rallumer le feu de sa pipe, ses joues gonflaient comme le dos d'un chat en colère. Il portait ses cheveux droit et il les avait d'un gris jaune comme de l'étoupe, avec des places plus blanches dans la nuque, par escaliers.

Ah ! ah ! c'est qu'il se connaissait en coupes de cheveux, le vieux Lukas : il était même barbier; oui vraiment, un plat en cuivre, échancré au bord et creux dans le milieu, se balançait au-dessus de sa porte, à une tringle rouillée.

Quand un client entrait pour se faire faire la barbe, il prenait dans le coin la chaise en bois, après avoir mis sur la table le paquet de vieux habits qui encombrait la chaise, et il s'asseyait devant la fenêtre, les jambes étendues, en rejetant sa tête en arrière. La vieille maman Snip s'approchait alors avec sa mine riante et lui nouait derrière le cou une serviette à carreaux bleus et blancs, pendant que Piet Snip le fils faisait mousser le savon dans le plat à barbe et passait le rasoir sur le cuir qu'il tendait de toute sa force, un bout dans ses dents et l'autre bout dans sa main.

Lorsque le savon avait bien écumé, Piet mettait le plat à barbe sous le menton de la pratique, de manière que le cou remplit exactement l'échancrure du plat ; il trempait ensuite sa main dans l'écume et savonnait du revers de ses doigts jusqu'aux yeux, le cou, le menton et la joue, à tours de bras Lukas le père piquait alors son aiguille dans le drap, passait une demi-douzaine de fois son rasoir sur le plat de sa main pour qu'il n'y restât pas de morfil, puis, ayant placé sur l'épaule de la pratique un coussinet en serge afin d'y frotter son rasoir, il commençait l'opération.

Lukas avait la main légère, bien qu'il écorchât par moments un peu la peau de la pratique : oui, il allait lestement en besogne. Tandis que sa main droite promenait en tous sens le rasoir, il levait de sa main gauche le nez des bonnes gens entre son pouce et son index, le bras arrondi et le petit doigt levé tout debout.

Mais il fallait surtout le voir quand, ses grands ciseaux passés dans ses doigts, il taillait les cheveux des villageois tout le long du peigne, à ras de la tête : le peigne entrait par la nuque et sortait par le front, suivi de par les grands ciseaux qui s'ouvraient et se fermaient en faisant klis klis. En un instant la nuque forme et les cheveux dessinaient dans le cou la forme d'un plat rond, tout aussi bien que si Lukas s'était servi d'une assiette pour les couper. Puis les ciseaux remontaient du côté des oreilles et on voyait celles-ci sortir de dessous les cheveux, longues, grosses, pointues ou rondes comme des pavillons de trompettes. Et de temps en temps, Lukas prenait la tête de la pratique dans ses mains et se mettait à un pas pour mieux voir son ouvrage. Soyez sûr que pas un cheveu n'était plus long, que l'autre, quand Lukas soufflait dans le cou du client et lui enlevait la serviette repliée dans le col de la chemise : aussi Lukas taillait-il toutes les meilleures têtes du village.

Quand Lukas avait fini, la maman Snip balayait à la rue les cheveux tombés à terre et Lukas se remettait à coudre. Le petit homme travaillait sur la table, les jambes repliées sous le corps, au milieu de toute sorte de vieux morceaux de drap qui lui servaient à remettre des fonds. Il ne s'interrompait que pour prendre une bobine dans son grand carreau, enfiler une aiguille ou choisir dans le tas un morceau de drap vert, de drap noir, de drap bleu ou de drap brun. Et quelquefois un joli bout de drap vert s'ajustait aux manches d'un habit noir; mais le fil était toujours solide et le temps ne venait pas à bout des coutures de Lukas Snip.

Ce bon petit homme était doux comme un mouton, parlait peu, ne riait presque jamais et regardait constamment du côté de sa femme pour savoir ce qu'il devait faire.

- Lukas, lui dit un matin la bonne vieille, notre garçon est à marier.

- Oui, Anne-Mie, notre garçon est à marier.

- Et Truitje, la fille de Claes, est aussi à marier, Lukas.

Lukas leva la tête et regarda sa femme, ne comprenant pas : cependant il fit aller la tête de bas en haut et dit comme elle :

- Oui, Truitje est aussi à marier.

- Eh bien, Lukas, reprit Anne-Mie Snip, il faudra aller voir Claes Nikker.

Lukas était si loin de penser à Claes Nikker qu'il dit à sa femme ;

- S'il vous plaît, Anne-Mie ?

- Je dis qu'il faudra aller voir Claes Nikker, car Claes Nikker ne viendra pas le premier.

- Je le ferai, Anne, si vous le trouvez bon, mais que dirai-je à Claes Nikker?

- Vous ferez comme lui : s'il parle, vous parlerez; s'il ne parle pas, vous ne parlerez pas. Notre fils voit volontiers Truitje Nikker.

- Est-ce Dieu possible? dit Lukas.

Et pour la première fois de sa vie, il mit sa pipe dans le coin gauche de sa bouche.

V

Et le dimanche suivant, après vêpres, Lukas ne s'en retourna pas chez lui : il prit le chemin de la maison de Nikker et s'arrêta seulement pour regarder jouer aux quilles, devant l'estaminet des Bons Amis.

- Eh ! Lukas, venez-vous jouer une partie, lui cria Gaspar Peck, un marchand de grains qui passait ses journées à boire et à jouer aux quilles.

- Non, Gaspar, dit Lukas, je n'ai ni de l'argent ni du temps à perdre.

Et il repartit en pensant :

- Ils ont la tête plus à. l'aise que Lukas Snip, ceux qui jouent en ce moment à la boule.

Il avait une bonne casquette de peau de renard sur la tête et sur le dos un gros paletot doublé de flanelle. Ah ! qu'il faisait froid ! Il frappait par moments ses mains l'une dans l'autre et frottait du bout de son gant en tricot la goutte qui revenait sans cesse pendre à son nez. Chemin faisant, il vit des enfants qui s'amusaient à polir avec leurs semelles la glace d'un pré gelé, et l'un d'eux, ayant pris son élan, fit une belle glissade, les jambes écartées et les bras en l'air, au milieu des cris de la bande qui se mit tout-à-coup à glisser derrière lui. Et chaque fois que l'un ou l'autre avait fini sa glissade, il venait en courant se mettre à la queue, derrière ses camarades, pour recommencer.

- Ah ! ah ! se dit Lukas Snip, c'était le bon temps. Maintenant il faut s'occuper de marier nos enfants.

Et il frappa à la porte de Claes Nikker à l'heure où les lumières commencent à briller derrière les vitres des maisons.

En ce moment une tête s'avança à la fenêtre du grenier et une autre tête se leva de dessus la haie, et les deux têtes se regardèrent en riant.

- Tiens ! c'est Lukas Snip, dit Claes Nikker, gaîment, en ouvrant la porte. Entrez, Lukas. Il y a du bon feu : vous prendrez une tasse de café. Quelle nouvelle, Lukas Snip ?

Et Claes regardait le bon Lukas de son petit oeil malin qui perçait comme une aiguille.

- Je passais par ici, Claes. Oui, je passais, dit maître Snip, et je me suis dit : Lukas, on ne passe pas devant un vieil ami sans lui dire bonjour.

- Un vieil ami, c'est vrai, Lukas. Nous sommes de vieux amis. De quelle année êtes-vous, Snip?

- De 1805.

- Et moi de 1807. Si j'avais une fille, Lukas, elle serait à peu près de l'âge de votre garçon.

- Truitje vous a servi de fille, Claes ; je pense que Truitje sera une bonne femme pour son mari.

- Oui, Lukas, car elle aura été bonne fille avant d'être bonne femme. Est-ce que le cochon engraisse, Snip ?

- Oui, Claes, on le tuera à Noël. Je pense que vous viendrez manger du boudin, vous et Truitje, Claes Nikker.

- Ah ! ah ! vous allez tuer votre cochon, Lukas? Est-ce qu'il y a une noce chez vous, dites-moi ?

- Il y aura une fois ou l'autre une noce, Claes, et je pense que vous en serez ; mais la Noël est un bon jour pour se réunir en attendant.

Tout-à-coup on entendit dans le petit corridor un bruit clair comme celui d'un soufflet, et en effet c'était un soufflet que Truitje venait d'appliquer du plat de sa main sur la joue de Piet. Est-ce que Piet était là vraiment ? Oui, le brave garçon écoutait derrière la porte, avec Truitje, ce que disaient les deux vieux compères.

Ils étaient dans l'ombre, si près l'un de l'autre qu'ils en tremblaient tous les deux, mais un petit filet de lumière passait entre les joints de la porte et ils voyaient dans cette lueur quelque chose de blanc qui était leurs figures.

Quand le pauvre Piet entendit qu'on parlait de la noce, il devint si joyeux qu'il prit Truitje dans ses bras et l'embrassa à pleine bouche dans la nuque. Mais Truitje lui donna un bon soufflet sur la joue, pas fâchée tout de même d'avoir été embrassée, car une fille ne se fâche jamais d'être embrassée par un bon garçon.

- Oh ! oh ! dit Claes Nikker, il y a un oiseau derrière la porte, un bel oiseau vraiment.

Et il cria très-haut :

- Truitje !

Mais qui ne se montra pas ? Ce fut Truitje, non plus que son bon ami Piet.

Ils se tenaient cachés sous l'escalier, parmi les balais, craignant do faire un mouvement et retenant leur haleine.

- L'état de cordonnier est un bon état, Claes, dit le vieux Snip ; oui, c'est un état qui donne à manger à la femme et aux enfants.

- C'est ce qui vous trompe, Snip ; c'est un rude état et qui rapporte peu. Votre état est plus facile que le nôtre ; et il y a toujours un bon magot dans la maison d'un tailleur.

- Nikker, il est plus difficile de mettre des pièces à un habit qui ne tient plus ensemble que de reclouer une semelle usée.

- Celui qui sait ressemeler une vieille paire de bottes rebâtira sa maison tombée en ruines, Snip.

- Je le défie bien de faire une couture dans du drap sans que les points ressemblent aux cordes avec lesquelles Mathias Job sonne la messe à l'église, Nikker.

- Snip ! Snip ! nous faisons ouvrage d'homme en clouant des semelles, mais vous faites ouvrage de femme en ravaudant des chiffons.

Lukas Snip, malgré sa douceur, entra tout-à-coup dans une si grande colère qu'il lui fut impossible de rien répondre, et Nikker se dit en lui-même :

- Le vieux singe est battu. Il a l'air d'avoir avalé son aiguille.

Et de son côté Lukas Snip pensait :

- Je ne donnerai pas notre garçon à Truitje Nikker sans conditions.

Puis il alluma sa pipe, but une fasse de café et s'en alla en disant :

- Claes Nikker, nous vous attendons à la Noël.

- Le vieux singe n'est pas si bête qu'on le croit, dit maître Nikker en fermant sa porte.

Puis il cria :

- Truitje ! Truitje !

Et Truitje entra, un peu rouge, en disant :

- Je viens de chez Suze et j'ai rencontré Lukas Snip.

Alors le vieux Nikker se mit à ricaner en roulant de côté son petit oeil et dit :

- Il y avait tantôt un oiseau derrière la porte, Truitje. Est-ce qu'il n'y est plus ?

Un soir, Truitje s'en allait au puits, un seau dans chaque main ; elle mit la corde à l'un des seaux et le laissa glisser dans le puits, puis, l'ayant remonté, elle accrocha l’autre seau et le laissa aussi glisser.

- Eh! Truitje, cria tout doucement quelqu'un dans l'ombre.

- Piet ! dit Truitje, il ne m'en a encore rien dit.

- Rien, Truitje ?

- Il faudra venir demain, Piet, car c'est après-demain Noël. Venez de la part de vos parents et dites à mon oncle l'heure à laquelle il faut que nous arrivions.

- Ah ! Truitje, je vous aime de tout mon coeur.

- Je vous dirai cela aussi, Piet, quand nous serons mariés.

- Donnez-moi votre petite main, Truitje. Je viendrai demain.

Et Truitje, ayant remonté son second seau, s'en alla en faisant claquer sur le sol durci les talons de ses sabots.

Claes Nikker se mit à battre de toutes ses forces le cuir sur la planche quand il vit entrer le lendemain Piet Snip, vers la brune. Certainement le bon garçon aurait eu besoin d'une latte dans le dos pour se tenir ferme sur ses jambes.

- Maître, dit-il, mes parents m'envoient pour vous rappeler que c'est demain la Noël.

- Oui, garçon, c'est demain la Noël, dit Nikker, je le sais aussi bien que votre père et que votre mère, Piet, mon garçon.

- C'est à six heures qu'on mange le boudin.

Brave Piet Snip ! il se pinçait la jambe pour se donner du courage.

- Ah ! ah ! on mange le boudin chez vous, Piet ? A six-heures? C'est très-bien, je sais ce que j'ai à faire. Bonsoir, mon garçon.

VI

Noël arriva tout en blanc, au son des cloches et des chants d'église, et dans le village, chacun, en se levant, souhaitait la bonne fête à ses parents et à ses amis.

- Truitje, dit Claes Nikker, nous irons ce soir manger du boudin chez les Snip ?

- Oui, oncle Claes, cria la jolie fille en lui sautant au cou. Et voici une belle cravate que je vous ai faite pour votre fête de Noël. Vous la mettrez ce soir pour être plus beau que Lukas Snip.

Et l' oncle Claes pensa en lui-même :

- Truitje est une bonne fille pour moi et sera une bonne femme pour son mari.

Quelle bonne odeur sortit tout à coup de la maison Snip quand Claes Nikker poussa la porte pour entrer ! C'était une odeur qui faisait plaisir au coeur et l'on ne pouvait nier qu'elle ne vint du grand poêle, car une grosse fumée montait de là jusqu'aux poutres du plafond, et quelque chose chantait sur le feu.

- Ah ! ah ! kermesse à boudins ! cria Nikker en entrant. Allons, la bonne fête à tout le monde !

Puis, apercevant le brave Piet qui demeurait dans le coin, sans dire un mot, en regardant Truitje, il lui dit :

- Oui, Piet, bonne fête à tout le monde.

Et tout le monde criait :

- Kermesse à boudins ! kermesse à boudins !

La nappe était mise, une grande nappe à carreaux bleus et blancs, pareilles aux serviettes à raser de Lukas Snip, et sur la table les assiettes d'étain brillaient comme de l'argent.

Noël ! Noël !

Et les boudins sifflaient dans le beurre de la poêle, comme s'ils eussent compris qu'ils allaient être mangés en l'honneur d'un grand jour. Puis on les mit à table sur un grand plat, dans une sauce épaisse où dégorgeaient leurs entrailles, et il y en avait de bruns et de blancs. Oh ! comme la pointe des fourchettes cogne le fond des assiettes ! Du blanc ! du noir ! Qui en veut? Et la bière coule des pots en moussant dans le ventre rond des demi-litres qui se frangent d'écume. La bonne femme de Snip court du poêle à la table, fait sauter les boudins dans la sauce et les sert fumants dans un tourbillon de chaude vapeur.

Après les boudins ce fut le tour des pieds et des oreilles : jamais cochon ne fut à pareille fête. Le feu dardait ses langues crochues à travers le gril et la chair rôtissait tendrement, tandis que le sang tombait goutte à goutte dans les charbons, parmi les éclairs bleus et jaunes du sel. Le beurre lentement fondait sur le plat, dans le sel et le poivre, attendant le moment de baigner la jolie viande dorée.

Noël! Noël !

Les pieds et les oreilles sont à table, roussis, croustillants, croquants, comme mets de prince, avec leur beau jus qui se mêle par petits filets rouges au beurre fondu. Piet, versez la bière! A boire, Piet! Et la bière, limpide et claire, miroite dans les verres comme la peau d' une jolie fille au soleil.

Tout à coup le feu darde des flammes plus vives et le beurre chante de nouveau dans la poêle. Alors on voit la bonne vieille femme de Snip tremper une grande cuiller en fer dans la casserole, recouverte d'un linge, qui est sur la chaise près du feu. Oui, elle l'y plonge tout entière et verse dans la poêle une pâte grasse et blanche qui se répand, coule et s'étale comme de la crème.

- Koekebakken ! koekebakken ! crie Claes Nikker.

Et tout le. monde répète :

- Koekebakken ! koekebakken !

La pâte roussit, se troue et frit sur les bords de la poêle tandis que la bonne femme, qui tient la poêle par la queue donne à la pâte de petites secousses pour l'empêcher de brûler. Truitje s'avance en ce moment, la jolie fille rose comme le feu, et prend la queue de la poêle dans ses mains.

- Ah! ah ! Truitje ! crie-t-on. Faites-la sauter, Truitje !

Le petit coeur de Truitje bat bien fort, car il y a un art de faire sauter les koekebakken. Une ! deux ! Et la crêpe, fine, mince, dorée, saute en l'air, se retourne et retombe dans la poêle, à l'endroit qu'il faut. Bien, Truitje ! Il y a quelqu'un dont le coeur a battu aussi vite que celui de Truitje : c'est Piet. Ah ! si elle allait manquer! Une ! deux ! Mais la crêpe est retombée d'aplomb. Il boit un grand coup et ses yeux brillent en regardant sa bonne amie.

- Qu'en pensez-vous, Nikker, dit tout à coup Anna Snip à l'oreille de Claes au plus beau du tapage.

- Je pense que votre cochon était gras à point, mère.

- Nikker, je pense à autre chose. Je pense que notre garçon et votre nièce se voient volontiers. C’est aux parents à arranger le mariage des enfants.

- Qu'est-ce que vous me dites là, dit le malin Nikker en frappant ses mains l'une dans l'autre.

- Vous avez de bons yeux, Nikker, et vous savez ce que vous savez.

Et la petite vieille femme le regardait en clignant des yeux.

- Ceux qui croient faire une affaire d'argent en épousant Truitje Nikker se trompent, dit alors Claes en se renversant sur sa chaise et prenant son genou droit dans ses mains.

- Écoutez, Claes, lui répondit la bonne femme, pour qui travailleraient les parents s'ils ne travaillaient pas pour leurs enfants ?

- Claes Nikker a travaillé depuis qu'il est sur la terre, mais il sera bientôt temps qu'il se repose, s'il veut encore se reposer en ce monde.

- Notre garçon travaillera pour sa femme et ses enfants : il connaît à présent son métier.

Alors Nikker se mit à ricaner et dit :

- Piet veut donc m'enlever ma chère Truitje, mère ?

- Piet sera un bon fils pour vous, Nikker, comme il l'a toujours été pour nous.

- Et qu'est-ce que Lukas Snip donnera à son fils Piet pour entrer en ménage? Voyons, mère, qu'est-ce qu'il lui donnera ?

La bonne vieille toussa alors dans le creux de sa main et dit :

- Vous savez bien, Nikker, que nous sommes de pauvres gens et que nous avons besoin de ce que nous avons ; mais Piet aura du bien après nous.

- Alors n'en parlons plus : je ne veux pas que Truitje soit malheureuse avec Piet.

- Nous lui donnerons le cochon et les poules.

- Non, mère, Truitje aura une vache.

- Une vache, Nikker ? c'est bien cher. On n'en saurait pas avoir à moins de deux cents francs. Qui est-ce qui payera une vache de deux cents francs à Truitje ?

- Anna Snip a mis bien des sous dans le vieux bas qui est sous sa paillasse.

- Jésus Dieu ! taisez-vous, Nikker. – Truitje aura sa vache.

- Et le pré, Anna Snip : il faut le pré avec la vache.

- Le pré, Nikker ? elle aura la vache, mais pas le pré.

- N'en parlons donc plus, mère ; Truitje n'aura ni la vache ni le pré et Piet n'aura pas Truitje.

- Vous voulez donc nous tirer notre dernier sou, Claes ? Nous avons un petit pré le long de la rue aux Vaches. Elle l'aura.

- Non, Anna, la terre est maigre près de la rue aux Vaches. Vous donnerez le pré qui est derrière l'école.

- Y pensez-vous, Nikker? Gardez Truitje ; j'aime mieux garder notre pré.

- Il faudra aussi quatre paires de draps, trois couvertures en laine et le lit, un bon lit neuf en noyer.

- Non, Nikker, cela n'est pas possible. Piet se mariera avec une autre que Truitje.

- Claes Nikker, de son côté, donnera la boutique avec ses formes, ses cuirs, ses outils et la pratique. Pendant que Claes Nikker ira planter les pommes de terre dans le pré des enfants, Piet Snip soignera la boutique, les formes, les cuirs, les outils et la pratique de Claes Nikker. Voilà ce que je dis, mère, et je ferai comme je dis.

- Voyons, Claes, dit la vieille femme en lui poussant le coude et mettant sa chaise contre la sienne, je donnerai trois paires de draps, trois couvertures en laine et un bon lit neuf en noyer mais vous me laisserez le pré qui est derrière l'école.

- Ce que j'ai dit est dit, mère : je n'en retrancherai rien.

- Ah ! quel homme vous faites, Nikker ! Il n'y a pas un homme plus dur que vous dans tout le pays, cria la vieille Anna et elle se leva.

VII

- Koekebakken! Et Noël ! cria Nikker en piquant du bout de sa fourchette une belle crêpe dorée que Truitje venait de lui mettre dans son assiette.

Car Truitje était à présent devant le feu, la poêle à la main, et on entendait à chaque instant le sifflement que produit la pâte en coulant sur le beurre. Le feu la faisait paraître toute rose, et on était tenté de trouver ses crêpes les meilleures du monde, rien qu'à la voir debout, sa robe entre les genoux, secouant à petits coups la poêle et jetant en l'air ses jolies pâtes croustillées. Piet ne l'avait jamais vue si jolie et il la regardait sans rien dire, lui pinçant par moments le bras, en cachette, très-doucement.

- Piet ! qu'est-ce que votre mère dirait bien à mon oncle Claes ? demanda Truitje en les suivant du coin de l'oeil.

- Ah ! Truitje, je ne sais ce que je donnerais pour vous voir déjà faire des koekebakken pour votre petit mari. - Ils causent de nous certainement.

Lukas Snip était de l'autre côté du feu : il fumait dans sa grande pipe en porcelaine, assis sur une chaise ; de temps à autre il s'interrompait de fumer pour manger un morceau ou pour boire à son verre, puis il remettait sa pipe en bouche et continuait à tirer de petites bouffées qu'il lançait droit devant lui.

Et il pensait en lui-même :

- Piet trouvera, je pense, une bonne femme en Truitje. Elle a l'air de se connaître au ménage et elle ne met dans la poêle que juste le beurre qu'il faut. C'est un bon temps celui où l'on fait la cour à sa femme. Je me mettais comme notre garçon près du feu et je restais des heures entières à regarder Anna, on fumant des pipes, sans rien dire.

Les koekebakken passaient à la ronde, sur le grand plat d'étain, et chacun y faisait honneur à sa manière, les uns en les coupant par petits carrés, les autres en les repliant en quatre, mais le principal c'est que tout le monde en mangeait de bon appétit. Un voisin, le gros Dirk, paria qu'il en avalerait deux en une seule bouchée, et en effet il les avala : ses énormes joues enfournèrent les deux crêpes comme une mie de pain, et on le vit seulement faire un peu la grimace quand il s'agit de les faire passer à travers le gosier. Il se mit tout à coup à rire dans sa graisse, tant, qu'il était impossible de distinguer encore ses yeux, et passa la main sur son estomac en disant :

- C'est bon.

Puis le gros Dirk, levant son coude, laissa couler dans sa bouche coup sur coup deux demi-litres de belle bière, la bière faisait glou-glou comme l'eau d'une gouttière, en passant dans le vaste entonnoir de sa gorge. C'est ainsi que le voisin Dirk gagna son pari. - Noël ! Et tout le monde but à la santé du gros Dirk. Chacun d'ailleurs but à la santé de ses parents, de ses amis, de ses connaissances et même de ceux qui n'étaient ni des connaissances, ni des amis, ni des parents.

Vers neuf heures, les hommes s'en allèrent au cabaret boire un dernier verre et les femmes rentrèrent à la maison chauffer dans le lit la place de leurs hommes. Et quand il n'y eut plus chez les Snip que Nikker et sa nièce Truitje, la vieille Anna mit un petit verre devant Claes et lui versa une goutte de genièvre ; et elle fit la même chose pour Lukas son mari. Puis elle s'assit près du poêle et dit :

- Lukas, j'ai parlé à Claes Nikker du désir de notre garçon. Je vais vous dire à présent ce qu'il m'a répondu. Il donnera sa boutique, ses outils, ses formes et ses pratiques au mari de Truitje, mais il veut que nous donnions à notre garçon une vache, le pré qui est derrière l'école, trois paires de draps de lit, trois couvertures en laine et un lit.

- Oui, dit Claes Nikker, un bon lit neuf en noyer.

- Ah ! ah ! lit le vieux petit Snip, c'est là ce que demande Claes Nikker ?

Truitje se tenait près du feu, les yeux baissés, regardant la pointe de ses bottines, et en même temps elle plissait entre ses doigts l'ourlet de son petit tablier de soie. Piet, de son côté, fendait du bois avec le couperet dans un coin, et il frappait de si grands coups qu'on avait peine à s'entendre.

- Je pense, Anna, dit au bout d'un certain temps Lukas Snip, que Nikker demande beaucoup, mais si vous croyez qu'il faut lui accorder ce qu'il demande, je n'ai rien à dire.

Il y eut un long silence pendant lequel la vieille Anna Snip frappa plusieurs fois ses genoux du plat de sa main et hocha la tête d'une épaule à l'autre. Enfin elle s'écria en levant les mains :

- Qu'il en soit fait comme vous le voulez, Claes Nikker.

Et elle appela son fils Piet.

VIII

- Piet, lui dit-elle, nous avons tout arrangée. Vous apporterez en mariage à Truitje une vache, le pré qui est derrière l'école, trois paires de draps de lit, trois couvertures et un bon lit neuf en noyer.

- Maître !  Et Piet prit en pleurant la main de Nikker dans les siennes. Mais le vieux dur-à-cuire ne se laissa pas attendrir et dit :

- Piet, je vous donne ma Truitje et j'espère que vous ferez bon ménage. Mais il faut que je voie avant tout si vous ferez bon ménage avec ma pratique et si vous méritez que je vous laisse ma boutique dans les mains. Ecoutez, Piet : j'ai dans ma boutique un bon morceau de laqué blanc. Je vous le donnerai afin que vous en fassiez une paire de souliers pour le pied d'un petit enfant. Nous saurons alors ce dont vous êtes capable, Piet, et vous mettrez plus tard devant la fenêtre les petits souliers sous un globe pour qu'on voie que c'est Piet Snip qui les a faits.

- Maître, dit Piet, je le ferai.

Alors Lukas Snip regarda Nikker sur le côté et dit :

- Et moi, je veux savoir si Truitje est habile à raccommoder les vieux effets. Oui, il faut aussi que Truitje montre ce qu'elle sait faire.

Lukas mit sa pipe sur la table et alla chercher dans l'armoire une serviette blanche nouée par les bouts, soigneusement. Il l'ouvrit et en tira une petite robe de satin enguirlandée de perles qui avait une odeur d'encens. Et le vieux Lukas dit :

- C'est la robe de la Sainte-Vierge. M. le curé me l'a apportée parce qu'elle est mangée des mites. Truitje remettra les perles qui manquent et reprisera les trous.

- Je le ferai, dit Truitje.

Six jours après, Piet apportait à Claes Nikker une mignonne paire de souliers. Oh ! les jolis souliers ! Ils étaient en laqué blanc, avec des semelles minces comme une feuille de papier, et ils étaient doublés de satin.

- Piet, dit Nikker, après avoir longtemps considéré les souliers : c'est un bon ouvrage. Il n'y a que Claes Nikker qui puisse faire mieux. Vous serez un fier savetier.

Et le lendemain Truitje apportait la robe de la Sainte-Vierge chez les Snip. Il n'y avait plus un trou et les perles étaient au complet.

- Ah ! Truitje, venez sur mon coeur, cria le vieux Lukas, il ne manquera jamais un point aux chemises de notre garçon.

Aux Pâques, la procession sortit de l'église et fit le tour du village. Elle passa par la maison de Claes qui était blanchie à neuf, avec de jolis contrevents peints en vert. Un rayon de soleil faisait briller à la fenêtre un globe de verre sous lequel s'abritait une mignonne paire de souliers en laqué blanc. En dehors de la fenêtre deux bougies brûlaient dans des chandeliers et des branches de sapin pendaient aux contrevents.

M. le curé marchait lentement sous son dais, tenant dans ses mains le Saint-Sacrement, et derrière lui venait le bourgmestre Michiel Pot portant une bannière. Puis vinrent six jeunes filles du village, en blanc, qui soutenaient sur leurs épaules la Sainte-Vierge dans sa belle robe de satin luisante au soleil. Le ciel était bleu et les oiseaux chantaient, mais il faisait bien plus beau encore dans le coeur de Piet et de Truitje.

Et quand Piet vit passer la belle robe de la Vierge dans la fumée de l'encens, il chatouilla du bout de son doigt la main de Truitje à genoux devant lui, et Truitje retint le doigt de Piet dans le creux de sa main.

Il y avait deux mois que la noce avait eu lieu.


Burnot, novembre 1871