PRÉSENCE DE THOR EN BELGIQUE SOUS LE MASQUE DE SAINT CHRISTOPHE
Le dieu Thor occupe une place privilégiée dans le panthéon des divinités nordiques. Dieu de l’orage, de la pluie, du mariage, "ami du peuple" par excellence, parcourant le monde sur son char tiré par deux boucs, armé d’un marteau magique qui le rend presque invincible face à ses ennemis de toujours, les Géants de Glace, Thor était invoqué sous ce nom comme divinité protectrice par les Scandinaves; par les Angles et les Saxons d’Angleterre sous le nom de Thunor; par les peuples germaniques de l’Europe centrale sous le nom de Donar; et en Europe occidentale - Pays-Bas, Belgique, nord de la France - sous le nom de Donner ou Thor (de nos jours, on retrouve dans ces trois derniers pays des lieux « signés » par le culte de Thor : Tourcoing, Tournai, Torhout, Turnhout, Torgny, Thoricourt, Thorembais, Thorn, etc).
Lorsque le christianisme, soutenu par la puissance de l’Empire romain (d’Orient ou d’Occident), entame la conquête religieuse de l’Europe d’alors, les cultes païens, celtes, nordiques, slaves, etc, seront plus ou moins rapidement remplacés par l’idéologie prêchée par Saul de Tarse. Mais cette conquête, souvent faite par les armes, ne peut effacer, ne peut éradiquer, des croyances et des cultes dont les peuples européens sont imprégnés depuis des centaines, voire des milliers d’années.
On ne peut changer une religion par une autre par simple décret, fût-il assorti de menaces, guerrières ou idéologiques… Le clergé chrétien, conscient de la difficulté, eut donc l’idée fort ingénieuse de ne pas « éradiquer », mais plutôt de « substituer »… Ainsi, les divinités et les lieux de cultes païens furent-ils « réoccupés ». On mit une croix sur les édifices religieux païens, on mit un « masque chrétien » aux divinités…
Est exemplaire à cet égard la lettre que rédigea le pape Grégoire Ier, en 597, à l’attention d’Augustin de Cantorbéry, chargé, à la tête du quarantaine de moines, d’évangéliser les Angles, peuple germanique émigré en Albion. En voici un extrait :
Après de longues réflexions, j'ai statué sur le cas des Angles : que les temples des idoles ne doivent absolument pas être détruits dans cette nation, mais que l'on détruise uniquement les idoles qui s'y trouvent. Qu'on prenne de l'eau bénite et que l'on asperge ces temples, qu'on y édifie des autels et qu'on y place des reliques ; en effet, si ces temples sont bien construits, il est nécessaire et il suffit d'en changer la destination : les faire passer du culte des idoles à la louange du vrai Dieu. De cette façon, le peuple, constatant que ses temples sont respectés, déposera plus facilement l'erreur de son cœur et, connaissant et adorant le vrai Dieu, se rassemblera plus familièrement aux lieux où il avait coutume de se rendre. Comme la coutume existe d'offrir beaucoup de bœufs en sacrifice aux esprits, il faut également transformer légèrement le cérémonial de ces offrandes, de manière à fixer ces coutumes rituelles au jour de la dédicace ou de la fête des saints martyrs dont les reliques ont été placées dans l'église ; que les gens continuent à se construire des cabanes de branchages auprès des mêmes temples devenus églises et qu'ils célèbrent la fête par des agapes rituelles (...)
Et Thor « devint » ainsi saint Christophe… Car, dans ces assimilations forcées, le clergé veillait, prudemment, aux équivalences des symboles. Thor étant doté d’une force herculéenne, on s’avisa que la meilleure image de substitution serait cet autre Hercule des légendes chrétiennes, saint Christophe. (On notera qu’en Belgique ancienne également, Thor fut parfois assimilé à saint Eloi, dont l’attribut symbolique est un marteau; en Scandinavie, Thor devient saint Olaf, dont l’attribut est une hache qui rappelle Mjölnir, le marteau de Thor).
La représentation traditionnelle de saint Christophe est celle du « passeur d’eau » muni d’un bâton. Ce qui ne manque pas de faire penser à l’épisode des sagas nordiques qui évoque la périlleuse traversée d’un fleuve par Thor, qui doit son salut à une branche de sorbier.
Le texte qui suit, extrait des "Traditions et légendes de la Belgique", du Baron de Reinsberg-Düringsfeld, rédigé en un temps ou l’idéologie officielle n’avait pas encore imposé une certaine discrétion sur ces sujets, nous remet en perspective la présence de Thor en Belgique sous le masque de saint Christophe…
Leif Aegir Thorsson
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"Traditions et légendes de la Belgique"
Extrait du tome II
Baron de Reinsberg-Düringsfeld, 1870
Saint Christophe, est célébré dans beaucoup de localités, le plus souvent déjà le 25 juillet; il est le patron de quinze églises, qui appartiennent en grande partie aux diocèses de Liège et de Tournai.
Bien que, d'après Molanus, la légende de ce saint manque de tout fondement historique, et que le nom seul signifiant « porteur de Christ » paraisse avoir donné l'idée de son image, saint Christophe jouait, au moyen âge, un rôle important en Belgique aussi bien qu'en France et par toute l'Europe germanique. On voyait sa statue colossale érigée sur la place publique ou dans les cathédrales de beaucoup de villes, entre autres à Notre-Dame d'Anvers jusqu'à l'incendie de cette église en 1133; on rencontrait son portrait au naturel peint sur les murs extérieurs de mainte et mainte églises de village et on faisait figurer dans les processions de plusieurs villes un personnage gigantesque qui représentait saint Christophe portant sur son dos l'enfant Jésus. C'est surtout à Louvain qu'un représentant de saint Christophe jouissait d'une grande popularité. C'était une figure colossale dont la tête, les jambes et les bras étaient de bois. L'enfant Jésus qu'il portait sur les épaules était en pierre. Dans l'intérieur de la figure était un homme qui dirigeait cette lourde machine, ce qui n'était pas chose facile, vu la grandeur et le poids de cette image. Le jour de la kermesse on conduisait en pompe ce saint Christophe, accompagné de saint Pierre et des quatre serments ou gildes. De temps en temps le cortège s'arrêtait devant les cabarets pour se rafraîchir, et le saint n'était pas oublié. On le plaçait près de la porte sur un fauteuil établi au haut d'un tonneau et on lui offrait très-révérencieusement quelques verres de bière que son porteur ne laissait pas de boire en sa place. Mais depuis l'entrée des Français le saint Christophe de Louvain a disparu et avec lui sa fête particulière.
Le saint Christophe de Bruxelles, qui marchait autrefois à la procession du Sablon, était d'une hauteur d'environ dix pieds. Il était précédé d'un ermite qui portait une lanterne à la main et qui écartait les enfants qui obsédaient trop le saint. Arrivé devant le palais du gouverneur-général, saint Christophe attachait au bâton qui lui servait d'appui, un bouquet de fleurs qu'il présentait au gouverneur, et celui-ci, après avoir détaché le bouquet, attachait en signe de remerciement une bourse remplie d'argent au bâton du saint. Outre son ermite, le saint Christophe de Bruxelles avait pour escorte les cinq fous des serments, habillés de velours de couleurs variées et portant des grelots; ils écartaient la foule à grands coups de batte. Les religieux et les corps de métiers assistaient à cette cérémonie.
Un savant allemand croit que l'image de saint Christophe est venue remplacer celle du vieux dieu Donar ou Thor des anciens peuples de race teutonique, dont le culte a laissé plus d'une trace en Belgique. Les mythes du Nord nous représentent ce dieu païen d'une stature si colossale, qu'il porte le géant Œrvandit comme un enfant sur ses épaules en guéant les rivières les plus profondes. La chevelure rouge et la mine terrible, que nous voyons ordinairement aux portraits de saint Christophe, nous rappellent encore le souvenir de Thor, et quoique, d'après les légendes du saint, il n'y ait aucun rapport, que je sache, entre saint Christophe et les orages, le peuple l'a pris néanmoins pour patron contre l'orage et la grêle et lui a conféré une grande puissance sur la mort.
Les anciens dictons populaires :
Christophori sancti speciem quicunque tuetur,
Ista nempe die non morte male morietur.
(Quiconque voit l'image de saint Christophe, ne mourra pas ce jour d'une mauvaise mort.)
Ou
Christophorum videas : postea tutus eas.
(Après avoir vu saint Christophe, tu peux aller en pleine sûreté.)
Ces mots qu'on lit encore aujourd'hui en grosses lettres dans beaucoup de localités de l'Allemagne au-dessous de l'image de saint Christophe, et que le peuple n'expliquait que trop littéralement, nous attestent cette croyance. Aussi y avait-il une prière dite de Christophe contre l'orage et de petits livrets dits « Kreschtoffelsböjelchen, » livrets de Christophe, qui à l'égal de ceux de Gertrude contenaient toutes sortes de conjurations.
Quelques auteurs français, par contre, prétendent que dans l'origine, les statues colossales, connues sous le nom de saint Christophe, étaient celles de l'hercule gaulois, qui s'appelait « Ogmius » et pour lequel les anciens Gaulois avaient une très-grande vénération. C'était une divinité qui représentait le principe de la fécondité sur la terre et dans les eaux, et à laquelle les Gaulois consacraient les forêts, les îles et les fontaines. Pour attirer dans les églises, lors de l'établissement du culte du vrai Dieu, les habitants des campagnes, qui sont toujours les derniers à adopter les innovations dans les usages civils et religieux, les premiers apôtres des Gaules auraient placé, à ce que dit l'auteur du « Menagiana, » les images du grand Ogmius près de la porte des églises. Dans la suite, le christianisme étant mieux établi, on aurait sanctifié ces simulacres en plaçant sur les épaules du géant la figure du Christ enfant, et en donnant à l'hercule le nom de « Christophoros » ou « Porte-Christ. »
Extrait des "Traditions et légendes de la Belgique", du Baron de Reinsberg-Düringsfeld, tome II (1870)