LEGENDES La Noire Femme de la Mérinet

 



LA NOIRE FEMME DE LA MÉRINET


Extrait des "Contes et légendes du pays d'Ourthe-Amblève"


Georges Laport


Les arbres se tordaient au gré du vent de novembre. Catherine, femme d'âge mûr, les pieds sur les chenets, s'amusait à regarder dans la vaste cheminée, le jeu de la flamme lutine qui s'animait à chaque souffle de la rafale. 

Cinq heures sonnèrent à la grande horloge, enfermée dans son coffre de chêne sculpté. Au son aigrelet, un peu fêlé de la cloche, Catherine s'étira et parut sortir de sa somnolence. Alphonse, son mari, qui était allé chercher un sac de maïs au Pont de Scay devait être sur le chemin du retour. Elle se leva, décrocha au portemanteau un châle noir dont elle s'entoura la tête, les épaules et qu'elle croisa sur sa poitrine. 

Elle sortit de sa demeure pour aller à la recherche de son homme. 

La nuit était des plus obscures. On n'y voyait pas un mètre devant soi. Pour ne point quitter la route, Catherine gagna le milieu, là où le sabot des chevaux met l'empierrement à nu. Elle descendit le village de Fraiture, se dirigea vers la Mérinet. 

A cet endroit la route s'enfonce dans la montagne et décrit un arc de cercle. Deux gorges, carrières abandonnées, dont on sent l'humidité en passant, creusent la colline et aboutissent à la Mérinet.

Catherine perçut vaguement le bruit de pas qui montait la route. Elle obliqua vers le voyageur. En arrivant contre le passant, elle constata que ce n'était point Alphonse. Ne reconnaissant pas le piéton, sans prononcer une parole elle se remit à cheminer...

Michel Dufays, métayer à Lillé, entra dans le cabaret de Fraiture, tenu par Beth Burton. 

Beth était un sobriquet dont le tavernier avait hérité à la mort de sa mère, la vieille Lisbeth. 

Dufays était pâle comme un linceul, il claquait des dents et tremblait de tous ses membres. Beth le croyant malade s'empressa autour de lui. Michel demanda un verre de pèkèt qu'il vida d'un trait, puis réclama une seconde lampée. Au bout de quelques minutes son trouble parut se dissiper un peu. Le cabaretier le questionna sur le motif de son émoi. Quand il eut avalé un troisième verre, il reprit un peu de son calme habituel et commença le récit suivant: 

- J'avais été à une vente à Comblain-au-Pont et remontais la route de Fraiture, lorsqu'à la Mérinet surgit une Noire Femme. Elle glissait sans bruit et vint me frôler. J'ai senti son souffle sur mon visage. A cet instant, j'invoquai mon saint patron. La Noire Femme disparut et rentra probablement dans l'une des combes voisines. 

Beth, qui connaissait très bien toutes les particularités de son village natal, fut très étonné de cette révélation. Il savait que la Belle-Roche avait une Dame-Blanche, le Thier de Fays un revenant, mais n'avait jamais entendu parler de la Noire Femme de la Mérinet. 

Michel Dufays était connu dans toute la contrée comme un homme juste, équitable, avare de ses paroles. Lorsqu'un paysan était embarrassé, il allait lui demander conseil. Si un conflit éclatait entre des villageois, les antagonistes demandaient l'arbitrage de Dufays. 

Beth ne pouvait donc pas mettre en doute les paroles de son hôte. D'ailleurs l'état de nervosité dans lequel Michel était arrivé, n'était il pas une preuve péremptoire, établissant la véracité des faits?

L'histoire de la Noire Femme se répandit dans le pays avec la rapidité d'une traînée de poudre. 

Catherine, elle-même, déplora la présence des «esprits» qui parcourent les campagnes dès que le voile gris de la nuit enveloppe la terre.

Elle était bien loin de se douter que l'héroïne de la Mérinet ne lui était pas inconnue... 

A quelque temps de là, la Noire Femme agita de nouveau les conversations.

Fraiture comptait, parmi les ouvriers carriers, le gros Antoine, espèce de géant joufflu et pansu, qui demeurait dans une auberge. Dès que le chantier fermait ses portes, Antoine gagnait les cabarets les plus proches pour y sabler le genièvre. Quand il reprenait le chemin du retour, nous ne dirons pas qu'il était ivre, une longue pratique l'ayant cuirassé contre cet inconvénient, mais il était plutôt dans un état frôlant la béatitude. 

Par une nuit grise, Antoine, arrivant à la Mérinet aperçut une forme noire, contre la montagne, à l'entrée de l'une des traînes. Il s'arrêta, contempla la masse sombre et dit: 

- Bonsoir, Noire Femme. Maintenant à nous deux la partie !  Je vais t'enlever toute idée d'effrayer les passants! 

En trois bonds, il fut sur le spectre et le serra dans ses bras d'hercule. Il s'attendait à une certaine résistance, mais il n'en trouva aucune et perdant l'équilibre, il s'abattit sur... un fagot d'épines.

Les mains, le visage couverts d'égratignures, d'écorchures, ensanglanté, il se releva prestement, persuadé que sa force ne comptait pas devant les maléfices de la Noire Femme. 

Quelques paysans discutaient dans la salle basse de l'auberge quand Antoine y pénétra. Ils voulurent savoir ce qui lui était arrivé. Le carrier répondit sur un ton de mauvaise humeur: 

- J'ai rencontré la Noire Femme. Elle m'a griffé. 

Voulant oublier ses exploits donquichottesques, Antoine commanda un cruchon de genièvre, monta dans sa chambre le flacon à la main. 

Trois mois plus tard, Antoine était trouvé mort dans les champs, alors qu'il s'en revenait du travail. 

Un médecin appelé en toute hâte conclut à une mort naturelle. Mais de vieux terriens secouaient le chef d'un air incrédule et prétendaient que la Noire Femme n'était pas étrangère à ce décès.

Ainsi naissent les légendes. 

Depuis, nombreux sont les paysans qui hâtent le pas lorsqu'ils s'aventurent, pendant l'obscurité, dans le voisinage de la Mérinet.