LEGENDES Le châtelain de Fays

 



LE CHÂTELAIN DE FAYS


Extrait des "Contes et légendes du pays d'Ourthe-Amblève"


Georges Laport


A l'angle de la vallée de l'Ourthe et du ravin qui monte vers Presseux, au sommet du coteau, parmi l'ossature rocheuse du versant se dressent les ruines du château de Fays. Castel qui dut être assez important, si l'on en juge par les débris. Certains guides de tourisme le signalent comme château de Chanxhe, croyant qu'il porte le nom du village, situé au pied de la montagne. C'est une erreur, due à l'isolement du hameau de Fays, qui s'assoupit sur le plateau à une portée de fusil du manoir et reste complètement ignoré pour le voyageur qui chemine dans le val ou se dirige vers Sprimont. Il est curieux de constater que le château de Fays n'a pas d'histoire, car jusqu'à présent on n'a trouvé aucun document qui le concerne.

Depuis peu de temps on a construit des fours à chaux à la base de la roche qui soutient les ruines. Les carriers ont entamé la veine de calcaire et d'ici peu disparaîtront toutes traces du manoir.

Autrefois, lors des veillées, on racontait encore à Chanxhe, la légende du chevalier Franco, seigneur de Fays. La voici telle que me la confia une journalière plus que nonagénaire.  

Le châtelain Franco s'était marié de bonne heure avec une ravissante jouvencelle. Mais son bonheur fut de courte durée. Après une année de mariage, la châtelaine mourut en donnant le jour à une fille qui ne lui survécut guère. Attristé par les pertes cruelles qui venaient de le frapper, Franco vécut à l'écart en se livrant à l'étude des sciences. Dès qu'il quittait le laboratoire installé dans une tour d'angle dominant l'Ourthe, tout dans sa demeure lui rappelait sa chère disparue et ravivait sa douleur.

Franco aurait voulu fuir cette atmosphère de deuil. L'occasion s'en présenta bientôt. Quand le roi de France Louis IX (saint Louis, 25/04/1214 - 25/08/1270) organisa l'avant-dernière croisade (en Turquie), le seigneur de Fays courut se ranger sous la bannière fleurdelisée. Il espérait trouver dans cette expédition lointaine une mort digne d'un fier chevalier et d'un bon chrétien. Mais il eut beau chercher la mort dans toutes les rencontres, choisir les missions les plus dangereuses, s'exposer sur la brèche, il sortit indemne de tous les combats.

Un jour, Franco partit en ambassade. En traversant une plaine de sable que le soleil transformait en fournaise, il entendit de faibles gémissements qui paraissaient sortir d'un repli du terrain. Les musulmans employaient de la sorte une foule de ruses pour attirer les cavaliers d'Europe dans des traquenards. Franco était brave. Il dégaina et dirigea sa monture vers le lieu d'où partaient les plaintes. A la place d'une escouade d'ennemis, il trouva un vénérable indigène à barbe blanche, étendu sur le sable, la poitrine secouée par un hoquet plaintif. En pareil cas, maint croisé trouvant une occasion d'assouvir sa haine contre ces mahométans obstinés, aurait passé son épée au travers du corps du misérable sans défense. Une action semblable répugnait à Franco. En l'armant paladin, les lois de la chevalerie ne l'avaient-elles pas sacré défenseur du faible, de la veuve, de l'orphelin? Ces préceptes n'abandonnaient jamais l'esprit du châtelain. Il descendit de son destrier, empoigna sa gourde et fit boire l'Arabe. Quand le vieillard eut ingurgité quelques gorgées, sa respiration devint plus calme. Il put articuler de brèves paroles:

- Merci de ton geste, chrétien. Mais tous les soins sont inutiles. L'heure est venue pour moi de gagner les jardins éternels du Prophète. Pour te récompenser d'avoir jeté un regard de commisération sur un agonisant, prends cet anneau. C'est une bague magique. Chaque fois que tu voudras réduire à l'impuissance l'un de tes ennemis, touche-le avec cette alliance, en prononçant ce mot...

L'infidèle glissa à l'oreille du guerrier une formule cabalistique, puis reprit:

- Sache seulement discerner tes ennemis avec la sagesse dont tu fis preuve quand tu te détournas de ta route pour venir vers moi. Je te préviens que si tu abuses des propriétés de cette bague, elle perdra tout pouvoir magique. Il en sera de même si tu divulgues à quiconque l'influence de ce talisman.

Le musulman tendit un anneau d'or enjolivé d'arabesques à Franco.

- Passe-le à ton annulaire gauche en te souvenant que cette main est celle du coeur Mes forces faiblissent. Adieu chevalier, continue ton chemin en paix.

Le Turc ferma les yeux et tomba dans une profonde somnolence.

Le croisé se remit en selle et quitta le théâtre de l'aventure, un peu troublé. Les musulmans n'étaient généralement pas animés de bonnes intentions vis-à-vis des défenseurs de la croix. Il se demandait si le vieillard ne l'avait pas gratifié de quelque maléfice. Il répétait les paroles entendues, les analysait pour voir s'il n'y découvrirait pas un tour du diable. Et, dans ses réflexions, il considérait la bague avec effroi.

La mort de sa mère rappela le roi de France dans sa capitale. Le seigneur wallon fut rapatrié en Europe et revint dans ses terres après une absence d'un lustre.

Rentré dans son domaine, Franco reprit ses études, utilisant les connaissances qu'il avait acquises lors de ses pérégrinations. Jusqu'à présent il n'avait pas encore eu l'occasion de faire usage de son alliance. Il en contemplait parfois les dessins tourmentés en songeant qu'il ne l'utiliserait peut-être jamais.

Bien que Franco ne cherchât que le bien de ses sujets, il était craint. Des paysans, en passant dans la vallée avaient vu la verrière de la tour rougeoyer. C'était le fourneau où le chevalier préparait ses expériences qui projetait ces lueurs d'enfer.

On prétendait, à voix basse, que le châtelain avait des accointances avec le diable. Relations qui semblaient d'autant mieux établies que le seigneur avait pour unique compagnon un corbeau apprivoisé. Cet oiseau a toujours eu dans les campagnes une mauvaise réputation: il pille les semis, ravage les récoltes. Mais Franco restait sourd aux bruits de la rumeur publique, soudant inlassablement des combinaisons chimiques. Il lui arrivait de travailler jusque bien avant dans la nuit. Quand la fatigue embrumait ses idées, il quittait son laboratoire et allait se promener dans les champs, aspirant à pleins poumons l'air parfumé.

Si le seigneur de Fays avait vécu d'une existence un peu moins factice, il aurait su qu'il n'est jamais bon de lanterner dans les ténèbres sans arme défensive. Le château de Montfort, forteresse voisine, était alors occupé par trois reîtres (soudards, mercenaires allemand) qui profitaient de l'obscurité pour piller et rançonner. Le chevalier Franco n'avait pas échappé à l'oeil d'épervier des pillards. Ils se le représentaient comme un savant alchimiste qui convertissait tous les métaux en or. Les souterrains de son castel devaient regorger du métal précieux. Les malandrins rôdèrent aux alentours du château. La demeure était bien défendue, les murailles hautes, le service de garde assez vigilant. Il ne fallait donc pas s'introduire par surprise dans le manoir. Les brigands épièrent alors les allées et venues de Franco. Les promenades nocturnes du savant furent vite connues. Les reîtres résolurent de s'emparer de sa personne et de ne lui rendre la liberté que moyennant une forte rançon.  

Une nuit, le seigneur côtoyait à pas lents l'arête du versant tout en se dirigeant vers Montfort. Soudain le corbeau qui l'accompagnait revint vers lui à tire d'ailes, croassant d'une façon horrible. Il semblait vouloir regagner le pays. Le chevalier pensa qu'il avait peut-être aperçu un oiseau de proie et tranquillement il continua sa promenade. Mais l'oiseau battait toujours des ailes en tournoyant autour de son maître et en faisant entendre son cri raboteux.

Au même instant trois hommes entourèrent le hobereau. Franco vit tout de suite que les inconnus étaient animés d'intentions malveillantes. Sa vie était peut-être menacée. L'ancien croisé se souvint de son alliance. Il appliqua la bague contre le plus proche de ses agresseurs en prononçant les paroles fatidiques. Aussitôt la poigne d'acier qui le maintenait le lâcha. Le bandit disparut et à sa place s'éleva un chêne misérable. Prestement Franco toucha un second agresseur qui eut le même sort. Faisant volte-face, il appuya l'anneau sur le dernier. Un autre arbre dressa vers les étoiles sa ramure maigrelette. Le chevalier contempla un instant les arbres qui venaient de surgir. Telle est l'origine des trois chênes qui s'élèvent aux abords de la carrière de Richopré.

Le pays débarrassé des reîtres de Montfort recouvra un peu de paix.

On prétend que, sentant sa fin proche, Franco lança son anneau enchanté dans l'Ourthe. Un saumon le saisit. Le poisson rendra la bague à celui qui prononcera les mots mystérieux. Par les belles nuits d'été on aperçoit souvent le saumon qui saute hors de l'eau, tenant dans sa bouche une alliance lumineuse. Des villageois imaginèrent des engins perfectionnés pour capturer le poisson fabuleux. Mais le saumon brisa toutes les entraves, blessa même certains téméraires qui voulurent l'asservir.

Comme nous alléguions que les arbres cités ne paraissaient pas aussi anciens que le héros de cette histoire, la conteuse répondit:

- Les chênes sont chétifs, noueux pour ne point attirer l'oeil du bûcheron. Le châtiment exige qu'ils restent là tondus par les autans, (vent chaud) grillés par les étés, cuits par les hivers. D'ailleurs un métayer de Fays qui a voulu entamer l'une des racines a vu sa cognée ébréchée alors que l'écorce restait intacte.