LEGENDES Gilles de Many (Un Don Juan wallon)

 

La Tour de Poulseur


GILLES DE MANY

UN DON JUAN WALLON


Extrait des "Contes et légendes du pays d'Ourthe-Amblève"


Georges Laport


A la crête d'un raidillon se dressent, dominant le village de Poulseur, les ruines d'un donjon médiéval. 

Celui-ci est assez bien conservé et à l'intérieur de ses murailles on voit encore l'emplacement de vastes cheminées et de placards. A l'un de ses pans s'accroche une logette garnie de mâchicoulis. Le mur d'enceinte dessine une cour irrégulière dans laquelle s'étendaient les communs. Mais ici quelques fenêtres, des meurtrières ne nous laissent qu'une vague idée de ce que pouvaient être les dépendances. Ces débris portent le nom de Tour des Choucas, à cause des oiseaux noirs qui y nichent et qui entourent le sommet d'un vol croassant. Mais cette appellation est d'origine récente et beaucoup d'indigènes la nomment encore la Tour des Quatre Fils Aymon. 

La tradition rapporte que ce castel fut bâti par les frères Aymon, à l'époque où ceux-ci guerroyaient contre Charlemagne.    

Les preux, contemporains de l'empereur à la barbe fleurie, sont populaires en Wallonie et l'on y rencontre maintes forteresses auxquelles la légende attribue la même origine. Aussi laissons ce souvenir lointain consacré par les récits des veillées. Ce château resta longtemps célèbre grâce à l'un de ses propriétaires, Gilles de Many, qui l'occupa au XVe siècle et dont la renommée fit longtemps en Wallonie, une sorte de rival de don Juan. 

Grand, beau, élégant, d'une vaillance à toute épreuve, le seigneur de Poulseur était l'honneur des tournois. Dès qu'il apparaissait bardé de fer, la lance au poing, toutes les mains battaient pour le saluer et nombreuses étaient les dames qui sentaient palpiter leur coeur pour le bel écuyer. Les hérauts, soufflant dans leurs buccins, donnaient le signal du combat. Les passes de Gilles étaient hardies. Il lui fallait peu de temps pour se rendre maître de son adversaire. Aussitôt retentissait la houle des acclamations. Comme s'il dédaignait les ovations de la foule, le vainqueur remerciait d'un geste, d'un sourire, et s'empressait de quitter l'arène. Il allait rendre ses devoirs à la châtelaine dont il venait de défendre les couleurs. Sorti des combats guerriers, il se consacrait à ceux de l'amour où il comptait autant de victoires.

Et les aventures de Gilles couraient le pays. Plus d'une jouvencelle s'endormait en rêvant au beau paladin dont on vantait les qualités de séducteur... 

Et de Many sillonnait la région, allant de joute en joute, cueillant au passage les faveurs des belles. Que de regrets ne laissait-il pas sur son passage! Certes, toutes les femmes eussent voulu fixer auprès d'elles ce beau sire expert aux choses de la galanterie. Mais l'écuyer ne se laissait pas attendrir et, dès que le soleil déversait sur les campagnes des gerbes de lumière, il remontait en selle et chevauchait, comme dit le poète, vers d'autres cieux à d'autres amours. 

Sa réputation était si répandue, que lorsqu'on parlait d'une dame âgée, d'une demoiselle grisonnante ou d'une vieille religieuse qui, dans sa jeunesse s'était laissé frapper par les flèches de Cupidon, le souvenir du célèbre amoureux chantait dans cette phrase : Dieu tasse Paix à Gilles de Many ce bon vieil écuyer. 

Mais un jour, après un tournoi qui eut lieu au château de Rahier, Many se sentit pris d'une grande fatigue. Cette lutte, dont une fois encore il était sorti triomphant, l'avait anéanti. Aussi éprouva-t-il le besoin de se reposer une couple d'heures. Sitôt descendu de cheval, il gagna sa chambre et se jeta sur le lit. Il dormit d'un profond sommeil et s'éveilla à l'heure où le crépuscule donne aux paysages des contours imprécis. En s'étirant, il pensa aux motifs qui avaient pu déterminer cet abattement. Le combat avait peut-être duré un peu plus longtemps. Mais, dès le début de l'action, il ne s'était point senti en possession de son habituelle sûreté de main. Soudain il songea qu'il venait d'atteindre la cinquantaine. Les combats, l'amour l'avaient empêché de s'apercevoir de la fuite des années. Brusquement il rajusta sa toilette et s'arrêta devant un miroir pour jeter un dernier coup d'oeil sur sa tenue. Oh stupeur, sa chevelure brune était parsemée de fils d'argent. Il passa la main sur son front pour s'assurer qu'il ne rêvait pas.  

Hélas! la glace ne mentait point. Il s'éloigna, secoué par un frisson nerveux. Il était au seuil de la vieillesse. Ses forces allaient décroître et chaque jour lui amènerait de nouvelles déceptions. 

Il prit congé de ses hôtes, gagna la vallée de l'Amblève qu'il descendit au trot de son coursier. La nuit tiède était rafraîchie par une vapeur légère qui s'exhalait de la rivière. 

Gilles se sentait las, très las. Son armure était trop lourde pour ses épaules, sa lance pesait à son bras. Il eût voulu se baigner dans le cristal de l'onde pour raffermir ses muscles. Mais on était au coeur de l'été et les eaux étaient très basses. Il attendit le coude de la Belle-Roche pour mettre son projet à exécution. 

Arrivé en cet endroit, il attacha son cheval à une touffe de saules et se dévêtit. Que de fois, après une chaude journée, il s'était plongé la nuit dans la rivière, et comme il en sortait revigoré ! 

Il sauta à l'eau. Lorsqu'il fut au milieu du courant, il aperçut la Dame Blanche qui longeait la falaise: c'était une ravissante jouvencelle aux formes gracieuses, à la démarche si légère que son pied menu glissait sur l'eau sans même en rider la surface. Elle regardait le baigneur en lui souriant et en lui ouvrant les bras: de Many eut un sursaut de jeunesse et nagea avec plus de force vers la Belle des Belles. Plus il s'approchait du rocher, plus le courant devenait rapide. N'empêche que l'amoureux luttait avec une ardeur sans cesse renouvelée. A l'instant où il allait presser sur son coeur cette damoiselle dont la beauté l'avait subjugué, il se sentit happer par une force invisible et disparut sous l'eau. Le remous fatal l'avait emporté vers l'amour éternel. 

Dieu fasse Paix à Gilles de Many, ce bon vieil écuyer.