Les Trois Nornes au pied d'Yggdrasil
LES WORDINGSUSTERS OU NORNES DE BRUSTEM-RIJKEL-ZEPPEREN (SAINT-TROND)
Dans l’ancienne mythologie nordique, qui, avant l’époque médiévale, constituait le fond de croyance des populations présentes sur l’actuel territoire belge (ainsi d’ailleurs qu’en territoires germaniques, scandinaves et anglo-saxons), on connait trois divinités, trois sœurs, les Nornes, dont la tâche consistait à dresser les plans des destinées humaines, symboliquement proches donc des Parques de la mythologie romaine, ou des Moires de la mythologie grecque.
Elles oeuvraient généralement au pied de l’arbre-monde, l’axis mundi des traditions nordiques, Yggdrasil en version scandinave, Irminsul en version germanique, qui lui-même représentait le Destin.
Dans l’aire scandinave, et selon l’Edda de Snorri Sturluson, ces Nornes se nommaient Urdr, Verdandi et Skuld, régisseuses du passé, du présent et du futur des êtres humains.
Dans les territoires de l’actuelle Belgique, les trois Nornes étaient nommées collectivement Wordingsusters (Wordingzusters en graphie contemporaine) ou Werdsusters, c’est-à-dire les Sœurs du Devenir. Leurs noms individuels étaient Wara (le passé), Werdenda (le présent) et Zalworda ou Zala (l’avenir), étymologiquement proches des noms scandinaves mentionnés ci-avant.
A l’avènement du Christianisme, dans les mêmes territoires, les trois Wordingsusters furent rebaptisées, et en quelque sorte « converties », pour devenir les Trois Saintes Sœurs, Bertilia (Bertille), Genoveva (Geneviève) et Eutropia (Eutropie), dont le culte collectif – et chrétien cette fois – s’est perpétué jusqu’à nos jours en Belgique, de même d’ailleurs qu’aux Pays-Bas (à Swartbroek par exemple), ou en Allemagne sous les noms de Einbede, Warbede et Willebede (à Worms). Bien que d’origine française (Bertille de Maroeuil, Geneviève de Paris et Eutropie de Reims) et n’ayant aucun lien spécifique entre elles, ces trois saintes ont été associées « pour les besoins de la cause », c’est-à-dire pour remplacer un culte païen bien ancré par un culte chrétien.
On associe parfois les Wordingsusters à la tradition celte, à travers la symbolique des « Matrones » dont les autels et pierres votives fleurirent au cours de la période gallo-romaine en nos régions. L’association des Nornes avec ces « Matrones » n’est pas invraisemblable, mais la tradition celte n’y tient pas de place en Belgique. La plupart des inscriptions relevées sur ces autels et pierres votives ont été rédigées en langue germanique, d’une part, et les légendes flamandes, encore bien connues il y a une centaine d’années, montrent d’évidence l’origine germano-scandinave des Wordingsusters. Tout au plus peut-on dire que Celtes et Germains partageaient une même dévotion aux « déesses-mères ».
En Belgique, et sous leur obédience chrétienne, les Trois Saintes Sœurs, ou « Heilige Drie Gezusters », sont principalement honorées dans les villages de Brustem (Bertilia), Rijkel (Eutropia) et Zepperen (Genoveva), proches de Saint-Trond, en région flamande. Une procession leur était consacrée, qui drainait, il y a encore quelques décennies, de nombreux pèlerins provenant de diverses régions du pays ; cette procession avait lieu le premier dimanche après la Pentecôte, c’est-à-dire – et c’est sans doute significatif - le jour de la Sainte-Trinité. D’année en année, chacun des trois villages était successivement choisi comme point de départ de la procession ; celle-ci menait les pèlerins d’un village à l’autre, et dans chaque village, un point d’arrêt était fixé au puits dédié à la sainte du lieu…
Il y a donc trois puits, un puits par village, un puits par sainte, ce qui nous renvoie au mythe nordique des Nornes ; celles-ci, en effet, gravaient les destins humains – à l’aide de runes sans doute – autour d’un puits, au pied d’Yggdrasil….
A chaque station du pèlerinage flandrien, l’eau du puits était recueillie dans un chaudron. Les pèlerins y jetaient alors des morceaux de vêtements de personnes malades ; les mouvements de ces tissus dans l’eau « prédisaient » le sort des malades.
Actuellement, cette procession triangulaire entre Brustem, Zepperen et Rijkel n’est plus pratiquée, et les puits sont asséchés. Mais chacun des villages continue à honorer « sa » sainte par une procession locale, toujours au premier dimanche après la Pentecôte.
Les mythes et croyances nordiques qui animaient le sens religieux des occupants de la Belgique antique ont été peu à peu effacés, soit par le Christianisme, soit pour des motifs d’ordre politique assez récents. Mais les historiens belges du XIXème siècle encore, évoquaient ces sujets sans contrainte. Le texte qui suit mon présent article – texte consacré aux Nornes belges – est le fait d’un historien encore proche, beaucoup plus proche, de ces vieilles traditions…
Leif Aegir Thorsson
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BULLETIN DE LA COMMISSION ROYALE D'HISTOIRE
Par l'Académie royale des sciences, des lettres et des beaux-arts de Belgique
Compte rendu des séances de la commission royale d’histoire
Tome VII
Bruxelles, M. Hayes, Imprimeur de la Commission Royale d’Histoire
1844
(Extrait depuis la page 156)
Susters (de drey), Wordingsusters. — Nornen.
Les dry-susters ou Wordingsusters jouent un rôle notable dans la religion odinique; Grimm remarque avec raison que ce mythe a été confondu à tort avec celui des Parques. Les dry-susters ne sont pas identiques à celles-ci. Rien n'indique dans le nom des Parques ce qu'exprime positivement ceux de nos susters. Les deux premières Wara et Werdenda n'étaient pas filles de la nuit, mais bien de bons génies; elles accordaient à l'enfant naissant les dons les plus précieux, mais il y avait quelque chose de sinistre dans Zala qui, par cette raison, fut bientôt confondue avec la culpabilité Sculd. Elles règlent (scapa) la vie des hommes. Toutefois Zala faisait dépendre la vie de l'enfant de toutes sortes de circonstances particulières, par exemple, entrant dans la maison de Nornageest, elle trouve l'enfant dans son berceau, deux chandelles brûlaient au-dessus de lui, Wara et Werdenda s'intéressent vivement à lui; elles l'embrassent, elles lui accordent les dons les plus précieux. Alors la troisième et la plus jeune (yngsta Nornin), Zala, se lève en fureur, et s'écrie : « Eh bien, moi » j'ordonne que cet enfant ne vivra pas plus longtemps » que ne brûlera cette chandelle! » Mais la plus âgée des sœurs se lève aussitôt, s'empare de la lumière, l'éteint, et dit à la mère de ne la rallumer qu'au moment où l'enfant devenu homme, aura atteint les dernières heures de sa vie. Aussi le nomme-t-on : Nornengast. (l'hôte ou le compagnon des Nornes). Au reste, ainsi que le remarque Grimm, rien ne caractérise mieux les trois sœurs que le passage (Sam., 14) où il est raconté comment elles arrivaient dans le château où Helgi venait de naître ; deux d'entre elles lui sont favorables, elles lui tissent le fil de la vie et déploient ce thattr, fil (draat), au milieu du ciel. Une en a caché un bout à l'Est, l'autre à l'Ouest, tandis que la troisième s'empresse de l'attacher à jamais au Nord.
Tous les pays entre le bout de l'Est et le bout de l'Ouest devaient appartenir au jeune héros; la troisième sœur, demande Grimm, ne fit-elle pas tort à ce don en l'attachant au Nord par un lien à jamais indissoluble?
Qui, disons-nous, ne comprend pas qu'en ce moment la fatale Zala fixa les destinées de la race teutonique sur l'immense territoire entre les trois points Est, Ouest et Nord? Ce mythe antique n'est-il pas devenu de l'histoire?
Notre Belgique qui, pour nous servir d'une expression de M. le baron de Reiffenberg, entre toujours pour quelque chose dans ces sagas, possède les tombeaux des trois sœurs dans le village de Brusthem. Comme partout, après l'introduction du christianisme, les antiques idées allèrent chercher en Belgique un refuge au sein de la terre. Les femmes qui ont besoin de leur aide, tant en Brabant que dans la Campine, doivent se procurer trois choses : du fil à coudre qui a été lin, des aiguilles qui réunissent, et du grain qui a été plante. Elles doivent jeter chacun de ces objets dans l'un des trois puits devant le tombeau des dry-susters, et leurs vœux seront exaucés. Toutefois ces femmes ne peuvent pas acheter ces trois sortes d'objets, elles doivent les obtenir par dons, sinon leurs peines seraient inutiles. On jette aussi le linge des malades dans un de ces puits, ordinairement dans celui du milieu; s'il va au fond, il est certain que le malade est atteint de la maladie à l'égard de laquelle on pouvait encore conserver des doutes. Plusieurs pasteurs se sont élevés fortement contre ces anciennes pratiques ; mais jusqu'ici les idées traditionnelles rattachées aux puits des trott tœurt1 n'ont pas pu être entièrement extirpées parmi nos populations; ces idées n'ont-elles pas la sanction d'une longue suite de siècles? Elles aussi rattachent le passé à l'avenir.
Cet article du Bulletin de la Commission Royale d'Histoire est la reprise d'un ouvrage du Docteur Coremans, L'année de l'ancienne Belgique, édité à Bruxelles, en 1844, par M. Hayez, imprimeur de la Commission Royale d'Histoire.