LE COMBAT DU DRAGON
(Mons)
Marie de Ploennies
1848
On peut voir à la bibliothèque de Mons, la tête du dragon qui répandit jadis la terreur aux environs du village de Wasmes.
Tout le monde déplorait le sort d'une malheureuse dame que le monstre avait un jour arrachée du château d'un seigneur aussi admiré pour ses hauts faits d'armes, qu'estimé et honoré pour sa loyauté.
Déjà maint chevalier du Hainaut s'était dévoué pour la délivrance de la victime, mais aucun n'en était revenu, et leurs crânes placés à l'ouverture de l'antre était un terrible épouvantait pour d'autres. Le monstre n'en devenait que plus cruel, et après chaque combat, il sortait de sa grotte dévorait des troupeaux entiers, et malheur à ceux qui se trouvaient sur son passage; il les emportait dans son affreux repaire pour les y engloutir. Enfin un noble templier du nom de Gilles de Chin demanda à ses supérieurs la permission de combattre le monstre et de délivrer la malheureuse captive.
Le comte Baudouin IV se trouvait dans ce moment à la maison de l'ordre; entendant cette demande il défendit au supérieur de l'accorder, car il aimait trop le chevalier pour permettre qu'il s'exposât à un tel danger. En vain le chef lui représenta-t-il en termes très-persuasifs, les souffrances de la jeune fille et le désespoir du père, en vain lui rappela-t-il que Gilles avait vaincu un énorme lion en Afrique, tout fut inutile, Baudouin persista dans son refus.
Enfin Gilles de Chin parut devant lui, et la pieuse assurance du chevalier, son courage inébranlable et sa noble exaltation parvinrent enfin à déterminer Baudouin qui consentit au combat.
Les supérieurs approuvèrent avec joie le désir du chevalier, le prieur lui donna la bénédiction, devant tous les chevaliers agenouillés dans le choeur.
Gilles s'inclina une dernière fois devant l'autel de la Vierge et se rendit ensuite dans la cour ou l'attendaient son coursier et ses chiens. Tous les chevaliers l'accompagnèrent jusqu'à la porte; ils pensaient bien ne pins jamais le revoir et les vieillards récitaient déjà le De Profundis pour le repos de son âme.
Armé de courage il se dirigea vers la retraite du dragon. Bientôt le monstre s'élança vers lui, les chiens voulurent l'attaquer, mais Gilles en fuyant rappelle ses chiens qui accourent en grondant non sans jeter maint regard du côté du dragon.
Le monstre voyant qu'il ne peut atteindre le chevalier se replie et rentre dans son antre.
A peine y est-il que les chiens viennent le tirer de son repos, et il reparaît plus terrible à l'entrée. Irrité, il se précipite sur le chien le plus proche qui paie sa témérité de sa vie, mais aussitôt les autres accablent le monstre de tous côtés et principalement dans la partie molle du ventre, qu'à chaque instant il découvrait. Chaque morsure dans cette partie lui arrachait un rugissement et il ouvrait son énorme gueule.
Jusqu'alors Gilles avait laissé combattre ses chiens seuls; enfin un coup d'éperon fait avancer son cheval jusque près de la caverne, soudain l'animal se cabre et veut rebrousser chemin; cependant Gilles s'arrête et d'un bras vigoureux plonge sa lance dans la gueule du monstre qui saigne et écume de rage. Le héros pique de nouveau le flanc de son coursier, mais ne pouvant le faire avancer il saute à terre, tire son glaive à deux tranchants et le plonge dans le ventre du dragon qui tombe épuisé et râlant sur le sol. Le chevalier se jette alors à genoux pour remercier Dieu de cette victoire.
Ayant pénétré alors dans l'antre, il y trouva mollement couchée sur un lit de mousse la jeune demoiselle pale et maigre comme un cadavre. La vue du chevalier, semble la ranimer, mais lorsqu'il lui eut annoncé qu'il venait de tuer le dragon et qu'elle était libre, elle joignit les mains et adressa au ciel une prière de remerciement; elle suivit alors le chevalier devant la grotte ou gisait le dragon.
Le chevalier monta à cheval et courut chercher quelques laboureurs des environs; ceux-ci dételèrent leurs chevaux qu'ils attachèrent au corps du dragon et le traînèrent jusqu'à la maison de l'ordre.
D'autres ayant formé avec des branches d'arbres une espèce de brancard, la jeune dame s'y plaça et on la porta à la suite du dragon. Gilles fermait cette marche triomphale.
Nous passons sous silence la joie du comte, le bonheur du père de la jeune fille, les exclamations des chevaliers, et les remerciements de tous les habitants.
Le seigneur Gilles vécut encore honoré et béni de tous; il mourut à Rollecourt, percé d'un coup de lance. On lui a élevé dans la principale église de Mons un magnifique monument en marbre, où il est représenté, les mains jointes, en grandeur naturelle couvert de son casque et de son armure.
En commémoration de ce combat, une procession a lieu encore tous les ans à Wasmes ainsi qu'à Mons, et dans cette dernière ville on représente le combat du dragon.
On y célèbre aussi chaque année le 12 Août, anniversaire de la mort du chevalier, une messe pour le repos de son âme.
(NDLR : Gilles de Chin, personnage historique bien réel, fut tué le 12 août 1137 lors du siège du château de Rocourt par l'armée flamande. On rapporta son corps à l'abbaye de Saint-Ghislain en Belgique et on l’inhuma dans l’église abbatiale)