TRADITIONS Le tilleul à Assche en Brabant

 


LE TILLEUL A ASSCHE EN BRABANT

(Assche ou Asse, près de Bruxelles.)


Marie de Ploennies

1848


Par une triste soirée d'hiver de l'an 1356, plusieurs officiers flamands buvaient et chantaient dans une hôtellerie située entre Alost et Assche. Une grande partie du Brabant était alors occupé par les troupes du comte Louis De Male à qui Bruxelles avait ouvert ses portes, et qui avait réduit en sa puissance tout le plat pays. Les Flamands se croyaient déjà maîtres du beau pays du duc Wenceslas, mais plus d'un Brabançon gémissait sous ce joug honteux et jurait de ne laisser passer aucune occasion de vengeance. Nos officiers avaient complètement oublié leurs soldats qui campaient dans une plaine voisine. Ils dansaient et chantaient comme des fous dans le cabaret de dame Iselinde qui n'avait pas plus tôt rempli les pots qu'ils étaient vidés. Cela ne plaisait pas à dame Iselinde qui paraissait déjà triste ce soir là; ce qui contrariait beaucoup nos officiers; enfin vers minuit, un de ceux-ci lui dit:
„Pourquoi donc es-tu si triste, la mère? Il est vrai que nous nous donnons ici un peu en spectacle, mais nous buvons bravement et nous payons comme des seigneurs; tu n'as donc pas tant sujet de te plaindre. La voix d'un chaland sonne toujours bien à l'oreille. Est-ce que nous t'ennuyons, dis-le vite, mère Iselinde, et nous irons porter notre or à l'hôte Michel ici à côté." — „Dieu m'en préserve, messieurs," répondit Iselinde que les paroles de l'officier venaient de mettre dans une crainte mortelle, „votre présence m'est on ne peut plus agréable, et je suis fière de servir de beaux cavaliers comme vous; mais je me suis confessée aujourd'hui, demain matin de bonne heure je vais à la communion, et vos jurements m'effraient."
„Un bruyant éclat de rire accueillit ces paroles; Iselinde fut accablée de quolibets et de blasphèmes. Il eût été de son devoir de répondre avec dignité à ces insolents, et de les envoyer boire chez le voisin. La crainte l'empêcha de le faire. Ce silence ne fit qu'accroître l'impudence des cavaliers; „Ecoute, petite femme", dit enfin l'un d'eux, „va à la communion, mais au lieu d'avaler l'hostie, apporte-la nous; nous serions curieux de la voir." — „Oui, par Dieu fais-le," s'écria un autre, „je te donne sur le champ trois pièces d'or." — „Excellent" — s'écrièrent-ils tous ensemble, excepté cependant un vieil officier noble qui n'était pas longtemps au service du comte. Quoique ses cheveux eussent grisonnes sous le casque, au milieu des combats en France en Italie et en Allemagne, au milieu d'une soldatesque farouche avide de rapines et de butin, il avait toujours conservé un coeur religieux et honnête; aussi ne pouvant entendre sans frémir cette infâme proposition, il fit aux cavaliers de vifs reproches.
„J'ai partagé avec vous tous les plaisirs" dit-il „j'ai dansé, j'ai bu, j'ai chanté et j'ai ri, mais ici je me retire, car vous êtes sur le point de vous souiller du plus horrible sacrilège en violant le corps et le sang de notre Seigneur. Si vous ne voulez que je vous abandonne, ne poussez pas plus loin ces horribles propositions." Un rire moqueur fut la réponse des officiers; ils insistèrent tant, qu'Iselinde promit enfin de leur apporter l'hostie. Alors le vieux soldat ne pouvant y tenir plus longtemps, prit la fuite. Une heure après le lever du soleil l'hôtesse Iselinde quittait l'église pour rejoindre les officiers qui continuaient leur bacchanale dans sa maison. L'hostie qu'elle avait reçue, elle l'avait retiré de sa bouche. Sans voir ni entendre, elle errait comme une folle poursuivie par un spectre menaçant. Le repentir avait trouvé le chemin de son coeur, et les deux pièces d'or qui lui avaient souri d'abord, étaient oubliées. Arrivé à un gros tilleul dépouillé de ses feuilles par l'automne, elle s'arrêta, ne pouvant faire un pas de plus; une force invisible semblait l'en empêcher. La tête dans la main, elle resta longtemps plongée dans ses pensées; enfin paraissant avoir pris une bonne résolution, elle s'agenouilla pieusement, elle ouvrit son tablier prit l'hostie avec un saint respect et la mit dans un creux de l'arbre. Elle se leva aussitôt courut à l'église, s'agenouilla devant son confesseur, et lui avoua tout avec les marques d'un sincère repentir.
Quelque temps après, le vieux guerrier suivi de deux écuyers vint à passer auprès du tilleul, et grand fut son étonnement de voir cet arbre tout couvert de ses feuilles au milieu de la neige. Une lumière divine l'entourait et plus de mille oiseaux y chantaient. Le vieillard n'était pas encore revenu de son étonnement, que des prêtres suivis d'une troupe de fidèles s'approchèrent; un prêtre s'avança vers l'arbre, en enleva l'hostie, et la reporta solennellement à l'église. Au même instant, les feuilles tombèrent de l'arbre et les oiseaux s'envolèrent de ces rameaux arides et desséchés.
Le tilleul est encore très-honoré à Assche, et en commémoration de ce miracle, une fête y a lieu encore tous les ans, et la sainte hostie exposée y attire de nombreux pèlerins.

(NDLRB :  Assche est l'ancienne graphie de Asse)