LEGENDES La légende de Thyl Ulenspiegel (Livre 2)

 



LA LEGENDE DE THYL ULENSPIEGEL

La légende et les aventures héroiques, joyeuses et glorieuses d'Ulenspiegel et de Lamme Goedzak au pays de Flandres et ailleurs.

Charles De Coster

Librairie Internationale
Paris - 1869


Livre Deuxième


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I

Ce matin-là, qui était de septembre, Ulenspiegel prit son bâton, trois florins que lui donna Katheline, un morceau de foie de porc, une tranche de pain & partit de Damme vers Anvers, cherchant les Sept. Nele dormait.
Cheminant, il fut suivi d'un chien qui le vint flairer à cause du foie & lui sauta aux jambes. Ulenspiegel voulant le chasser & voyant que le chien s'obstinait à le suivre, lui tint ce discours:
- Chiennet, mon mignon, tu es mal avisé de quitter le logis où t'attendent de bonnes pâtées, d'exquis reliefs, des os pleins de moelle, pour suivre, sur le chemin d'aventure, un vagabond qui n'aura peut-être pas toujours des racines à te bailler pour te nourrir. Crois-moi, chiennet imprudent, retourne chez ton baes. Evite les pluies, neiges, grêles, bruines, brouillards, verglas & autres soupes maigres qui tombent sur le dos des vagabonds. Reste au coin de l'âtre, te chauffant, tourné en rond au feu gai; laisse-moi marcher dans la boue, la poussière, le froid & le chaud, cuit aujourd'hui, gelé demain, repu le vendredi, affamé le dimanche. Tu feras chose sensée si tu t'en rêvas d'où tu viens, chiennet de peu d'expérience.
L'animal ne paraissait pas du tout entendre Ulenspiegel. Remuant la queue & sautant de son mieux, il aboyait d'appétit. Ulenspiegel crut que c'était d'amitié, mais il ne songeait point au foie qu'il portait dans sa gibecière.
Il marcha, le chien le suivit. Ayant ainsi fait près d'une lieue, ils virent sur la route un chariot attelé d'un âne portant la tête basse. Sur un talus au bord de la route était assis, entre deux bouquets de chardon, un gros homme tenant d'une main un manche de gigot qu'il rongeait, & de l'autre

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un flacon dont il humait le jus. Quand il ne mangeait ni ne buvait, il geignait & pleurait.
Ulenspiegel s'étant arrêté, le chien s'arrêta pareillement. Flairant le gigot & le foie, il gravit le talus. Là, se tenant sur son séant, près de l'homme, il lui grattait le pourpoint afin d'avoir part au festin. Mais l'homme, le repoussant du coude & tenant en l'air son manche de gigot, gémissait lamentablement. Le chien l'imita par convoitise. L'âne, fâché d'être attelé au chariot & de ne pouvoir ainsi atteindre les chardons, se mit à braire.
- Que te faut-il, Jan? demanda l'homme à l'âne.
- Rien, répondit Ulenspiegel, sinon qu'il voudrait déjeuner de ces chardons qui fleurissent à vos côtés, comme au jubé de Tessenderloo à côté & au-dessus de monseigneur Christ. Ce chien ne serait pas non plus fâché de faire une épousaille de mâchoires avec l'os que vous tenez là. En attendant je vais lui bailler le foie que j'ai ici.
Le foie étant mangé par le chien, l'homme regarda son os, le rongea encore pour en avoir la viande qui y restait, puis il le donna ainsi décharné au chien qui, posant les pattes dessus, se mit à le croquer sur le gazon.
Puis l'homme regarda Ulenspiegel.
Celui-ci reconnut Lamme Goedzak, de Damme.
- Lamme, dit-il, que fais-tu ici buvant, mangeant & larmoyant? Quelque soudard t'aurait-il frotté les oreilles sans vénération?
- Las! ma femme! dit Lamme.
Il allait vider son flacon de vin, Ulenspiegel lui mit la main sur le bras.
- Ne bois point ainsi, dit-il, car boire précipitamment ne profite qu'aux rognons. Mieux vaudrait que ce fût à celui qui n'a point de bouteille.
- Tu parles bien, répondit Lamme, mais boiras-tu mieux?
Et il lui tendit le flacon.
Ulenspiegel le prit, leva le coude, puis lui rendant le flacon:
- Appelle-moi Espagnol, dit-il, s'il en reste assez pour saoûler un moineau.
Lamme regarda le flacon &, sans cesser de geindre, fouilla sa gibecière, en tira un autre flacon & un autre morceau de saucisson qu'il se mit à couper par tranches & à mâcher mélancoliquement.
- Manges-tu sans cesse, Lamme? demanda Ulenspiegel.
- Souvent, mon fils, répondit Lamme, mais c'est pour chasser mes tristes pensées. Où es-tu, femme? dit-il en essuyant une larme.
Et il coupa dix tranches de saucisson.

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- Lamme, dit Ulenspiegel, ne mange point si vite & sans pitié pour le pauvre pèlerin.
Lamme pleurant lui bailla quatre tranches & Ulenspiegel les mangeant fut attendri de leur bon goût.
Mais Lamme, pleurant & mangeant toujours, dit:
- Ma femme, ma bonne femme! comme elle était douce & bien formée de son corps, légère comme papillon, vive comme éclair, chantant comme alouette! Elle aimait trop pourtant à se parer de beaux atours. Las! ils lui allaient si bien! Mais les fleurs aussi ont de riches accoutrements. Si tu avais vu, mon fils, ses petites mains si lestes à la caresse, tu ne leur eusses jamais permis de toucher poêlon ni coquasse. Le feu de la cuisine eût noirci son teint clair comme le jour. Et quels yeux! Je fondais en tendresse rien qu'à les regarder. - Hume un trait de vin, je boirai après toi. Ah! que n'est-elle morte! Thyl, je gardais chez nous pour moi toute besogne, afin de lui épargner le moindre travail; je balayais la maison, je faisais le lit nuptial où elle s'étendait le soir lassée d'aise; je lavais la vaisselle & aussi le linge que je repassais moi-même. - Mange, Thyl, il est de Gand ce saucisson. - Souvent, étant allée à la promenade, elle venait dîner trop tard, mais c'était pour moi si grande joie de la voir que je ne l'osais gronder, bien heureux quand boudeuse, la nuit, elle ne me tournait point le dos. J'ai tout perdu. - Bois de ce vin, il est du clos de Bruxelles, à la façon de Bourgogne.
- Pourquoi s'en est-elle allée? demanda Ulenspiegel.
- Le sais-je, moi? reprit Lamme Goedzak. Où est ce temps où allant chez elle, dans le dessein de l'épouser, elle me fuyait par peur & par amour? Si elle avait les bras nus, beaux bras ronds & blancs, & qu'elle voyait que je les regardais, elle faisait tout soudain tomber dessus ses manches. D'autres fois, elle se prêtait à mes caresses & je pouvais baiser ses beaux yeux qu'elle fermait & sa nuque large & ferme; alors elle frémissait, jetait de petits cris &, penchant la tête en arrière, m'en donnait un coup sur le nez. Et elle riait quand je disais: ‘Aïe!’ & je la battais amoureusement & ce n'était entre nous que jeux & que ris. - Thyl, reste-t-il encore du vin dans le flacon?
- Oui, répondit Ulenspiegel.
Lamme but & continuant son propos:
- D'autres fois, plus amoureuse, elle me jetait les deux bras autour du cou & me disait: ‘Tu es beau!’ Et elle me baisait folliante & cent fois de suite, la joue ou le front, mais la bouche jamais, & quand je lui demandais

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d'où lui venait cette si grande réserve, dans cette si large liberté, elle allait toute courante prendre, en un hanap posé sur un bahut, une poupée d'enfant habillée de soie & de perles & disait, la secouant & la berçant: ‘Je ne veux pas de ça.’ Sans doute que sa mère, pour lui garder sa vertu, lui avait dit que les enfants se font par la bouche. Ah! doux moments! tendres caresses! - Thyl, vois si tu ne trouves point de jambonneau en la poche de ce carnier?
- Un demi, répondit Ulenspiegel en le donnant à Lamme, qui le mangea tout entier.
Ulenspiegel le regardant faire dit:
- Ce jambonneau me fait grand bien à l'estomac.
- A moi pareillement, dit Lamme en se curant les dents avec les ongles. Mais je ne la reverrai plus ma mignonne, elle s'est enfuie de Damme: veux-tu la chercher avec moi dans mon chariot?
- Je le veux, répondit Ulenspiegel.
- Mais, dit Lamme, n'y a-t-il plus rien dans le flacon?
- Rien, répondit Ulenspiegel.
Et ils montèrent dans le chariot, conduits par le roussin, qui sonna mélancoliquement le braire du départ.
Quant au chien, il était parti, bien repu, sans rien dire.


II

Comme le chariot roulait sur une digue entre un étang & un canal, Ulenspiegel, tout songeur, caressait sur sa poitrine les cendres de Claes. Il se demandait si la vision était mensonge ou vérité, si ces esprits s'étaient gaussés de lui ou s'ils lui avaient énigmatiquement dit ce qu'il lui fallait vraiment trouver pour rendre heureuse la terre des pères.
En vain se tarabustant l'entendement, il ne pouvait trouver ce que signifiaient les Sept & la Ceinture.
Songeant à l'empereur mort, au roi vivant, à la gouvernante, au pape de Rome, au grand inquisiteur, au général des jésuites, il trouvait là six grands bourreaux de pays qu'il eût voulu brûler tout vifs incontinent. Mais

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il pensa que ce n'était point eux, car ils étaient trop aisés à brûler, ainsi devaient-ils être en un autre lieu.
Et il répétait toujours en son esprit:

Quand le septentrion
 Baisera le couchant,
 Ce sera fin de ruines.
 Aime les Sept
 Et la Ceinture.

- Las! se disait-il, en mort, sang & larmes, trouver sept, brûler sept, aimer sept! Mon pauvre esprit se morfond, car qui donc brûle ses amours?
Le chariot ayant déjà mangé bien du chemin, ils entendirent un bruit de pas sur le sable & une voix qui chantait:

Vous qui passez, avez-vous vu
 Le fol ami que j'ai perdu?
 Il chemine au hasard, sans règle;
 L'avez-vous vu?

 Comme de l'agneau fait un aigle,.
 Il prit mon coeur au dépourvu.
 Il est homme, mais point barbu,
 L'avez-vous vu?

 Si le trouvez, dites que Nele
 Est bien lasse d'avoir couru.
 Mon aimé Thyl, ou donc es-tu?
 L'avez-vous vu?

 Sait-il que languit tourterelle
 Quand elle a son homme perdu?
 Ainsi de plus d'un coeur fidèle.
 L'avez-vous vu?

Ulenspiegel frappa sur le ventre de Lamme & lui dit:
- Retiens ton souffle, grosse bedaine.
- Las! répondit Lamme, c'est bien dur à un homme de ma corpulence.
Mais Ulenspiegel, ne l'écoutant point, se cacha derrière la toile du chariot, & imitant la voix d'un touffeux fredonnant après boire, il chanta:

Ton fol ami, je l'ai bien vu,
 Dans un chariot vermoulu,
 Assis auprès d'un gros goulu,
 Je l'ai bien vu.

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- Thyl, dit Lamme, tu as la langue mauvaise, ce matin.
Ulenspiegel, sans l'entendre, passait la tête hors d'un trou de la toile & disait:
- Nele, me reconnais-tu?
Elle de peur saisie, pleurant & riant en même temps, car elle avait les joues mouillées, lui dit:
- Je te vois, traître vilain!
- Nele, dit Ulenspiegel, si vous me voulez battre, j'ai céans un bâton. Il est pesant pour faire pénétrer les coups & noueux pour en laisser la marque.
- Thyl, dit Nele, t'en vas-tu vers les Sept?
- Oui, répondit Ulenspiegel.
Nele portait une gibecière qui semblait prête à crever, tant elle était remplie:
- Thyl, dit-elle en la lui tendant, j'ai pensé qu'il était malsain à un homme de voyager sans prendre avec lui une bonne oie grasse, un jambon & des saucissons de Gand. Et il faut manger ceci en mémoire de moi.
Comme Ulenspiegel regardait Nele & ne songeait du tout à prendre la gibecière, Lamme, poussant la tête à un autre trou de la toile, dit:
- Fillette prévoyante, s'il n'accepte point, c'est par oubli; mais baille-moi ce jambon, donne-moi cette oie, octroie-moi ces saucissons: je les lui garderai.
- Quelle est, dit Nele, cette bonne trogne?
- C'est, répondit Ulenspiegel, une victime de mariage qui, rongée de douleur, sécherait comme pomme au four, s'il ne réparait ses forces par une incessante nourriture.
- Tu l'as dit, mon fils, soupirait Lamme.
Le soleil, qui brillait, chauffait bien ardemment la tête de Nele. Elle se couvrit de son tablier. Voulant être seul avec elle, il dit à Lamme:
- Vois-tu cette femme vaguer là par la prairie?
- Je la vois, dit Lamme:
- La reconnais-tu?
- Là! dit Lamme, serait-ce la mienne? Elle n'est point vêtue comme bourgeoise.
- Tu doutes encore, aveugle taupe, dit Ulenspiegel.
- Si ce n'était point elle? dit Lamme.
- Tu n'y perdras rien, il y a là à gauche, vers le septentrion, un kaber-

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doesje où tu trouveras bonne bruinbier. Nous irons t'y rejoindre. Et voici du jambon pour saler ta soif de nature.
Lamme, sortant du chariot, courut le grand pas vers la femme qui se trouvait dans la prairie.
Ulenspiegel dit à Nele:
- Que ne viens-tu près de moi?
Puis, l'aidant à monter dans le chariot, il l'assit près de lui, lui ôta le tablier de la tête & le manteau des épaules; puis lui donnant cent baisers, il dit:
- Où t'en allais-tu, aimée?
Elle ne répondit rien, mais elle semblait toute ravie en extase. Et Ulenspiegel, ravi comme elle, lui dit:
- Te voici donc! Les roses-églantiers dans les haies n'ont pas le doux incarnat de ta peau fraîche. Tu n'es point reine, mais laisse-moi te faire une couronne de baisers. Bras mignons tout doux, tout rosés, qu'Amour fit tout exprès pour l'embrassement! Ah! fillette aimée, mes rugueuses mains de mâle ne faneront-elles point cette épaule? Le papillon léger se pose sur l'oeillet pourpre, mais puis-je me reposer sur ta vive blancheur sans la faner, moi lourdaud? Dieu est au ciel, le roi sur son trône & le soleil en haut triomphant; mais suis-je Dieu, roi ou lumière, que je suis si près de toi! O cheveux plus doux que soie en flocons! Nele, je frappe, je déchire, je mets en morceaux! Mais n'aie pas peur, m'amie. Ton pied mignon! D'où vient qu'il est si blanc? L'a-t-on baigné de lait?
Elle voulut se lever.
- Que crains-tu? lui dit Ulenspiegel, ce n'est point le soleil qui luit sur nous & te peint toute en or. Ne baisse point les yeux. Vois dans les miens quel beau feu il y allume. Écoute, aimée; entends, mignonne: c'est l'heure silencieuse de midi, le laboureur est chez lui vivant de soupe, ne vivrons-nous d'amour? Que n'ai-je mille ans à égrener sur tes genoux en perles des Indes!
- Langue dorée, dit-elle.
Et Monsieur du soleil brillait à travers la toile blanche du chariot, & une alouette chantait au-dessus des trèfles, & Nele penchait la tête sur l'épaule d'Ulenspiegel.

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III

Cependant Lamme revint suant à grosses gouttes & soufflant comme un dauphin.
- Las! dit-il, je suis né sous une mauvaise étoile. Après avoir dû bien courir pour arriver à cette femme qui n'était point mienne & qui était âgée, je vis à son visage qu'elle avait bien quarante-cinq ans, & à sa coiffe qu'elle n'avait jamais été mariée. Elle me demanda aigrement ce que je venais faire avec ma bedaine dans les trèfles?
- Je cherche ma femme, qui m'a laissé, répondis-je avec douceur, &, vous prenant pour elle, j'ai couru vers vous.
A ce propos, la fille âgée me dit que je n'avais qu'à m'en retourner d'où j'étais venu, &, que si ma femme m'avait quitté, elle avait bien fait, attendu que tous les hommes sont larrons bélîtres, hérétiques, déloyaux, empoisonneurs, trompant les filles malgré la maturité de leur âge, & qu'au demeurant elle me ferait manger par son chien si je ne troussais mon bagage au plus vite.
Ce que je fis, non sans crainte; car j'aperçus un gros mâtin couché & grondant à ses pieds. Quand j'eus franchi la limite de son champ, je m'assis, &, pour me refaire, je mordis à ton morceau de jambon. Je me trouvais alors entre deux pièces de trèfle; soudain j'entendis du bruit derrière moi, &, me retournant, je vis le grand mâtin de la fille âgée, non plus menaçant, mais balançant la queue avec douceur & appétit. Il en voulait à mon jambon. Je lui en baillai donc quelques menus morceaux, quand survint sa maîtresse, laquelle cria:
- Happe l'homme! happe aux crocs, mon fils.
Et moi de courir, & à mes chausses le gros mâtin, qui m'en enleva un morceau & de la viande avec le morceau. Mais me fâchant à cause de la douleur, je lui baillai, en me retournant sur lui, un si fier coup de bâton sur les pattes de devant, que je lui en cassai au moins une. Il tomba, criant en son langage de chien: ‘Miséricorde!’ que je lui octroyai. Dans l'entre-temps, sa maîtresse me jetait de la terre à défaut de pierres, & moi de courir.

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Las! n'est-il point cruel & injuste que, parce qu'une fille n'eut point assez de beauté pour trouver un épouseur, elle s'en venge sur de pauvres innocents comme moi?
Je m'en fus toutefois mélancoliant au kaberdoesje que tu m'avais indiqué, espérant y trouver la bruinbier de consolation. Mais je fus trompé, car en y entrant je vis un homme & une femme qui se battaient. Je demandai qu'ils daignassent interrompre leur bataille pour me donner un pot de bruinbier, ne fût-ce qu'une pinte ou six; mais la femme, vraie stokfisch, furieuse, me répondit que, si je ne déguerpissais au plus vite, elle me ferait avaler le sabot avec lequel elle frappait sur la tête de son homme. Et me voici, mon ami, bien suant & bien las: n'as-tu rien à manger?
- Si, dit Ulenspiegel.
- Enfin! dit Lamme.


IV

Ainsi réunis, ils firent route ensemble. Le baudet, couchant les oreilles, tirait le chariot:
- Lamme, dit Ulenspiegel, nous voici quatre bons compagnons: l'âne, bête du bon Dieu, paissant par les prés les chardons au hasard; toi, bonne bedaine, cherchant celle qui t'a fui; elle, douce aimée au tendre coeur, trouvant qui n'en est pas digne, je veux dire moi quatrième.
Or çà, sus, enfants, courage! les feuilles jaunissent & les cieux se feront plus éclatants, bientôt dans les brumes automnales se couchera Monsieur du soleil, l'hiver viendra, image de mort, couvrant de neigeux linceuls ceux qui dorment sous nos pieds, & je marcherai pour le bonheur de la terre des pères. Pauvres morts: Soetkin, qui mourus de douleur; Claes, qui mourus dans le feu: chêne de bonté & lierre d'amour, moi votre rejeton, j'ai grande souffrance & vous vengerai, cendres aimées qui battez sur ma poitrine.
Lamme dit:
- Il ne faut point pleurer ceux qui meurent pour la justice.
Mais Ulenspiegel demeurait pensif; tout à coup il dit:
- Cette heure, Nele, est celle des adieux, de bien longtemps, & jamais peut-être, je ne reverrai ton doux visage.

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Nele le regardant de ses yeux brillants comme des étoiles:
- Que ne laisses-tu, dit-elle, ce chariot pour venir avec moi dans la forêt où tu trouverais friande nourriture; car je connais les plantes & sais appeler les oiseaux?
- Fillette, dit Lamme, c'est mal à toi de vouloir arrêter en chemin Ulenspiegel qui doit chercher les Sept & m'aider à retrouver ma femme.
- Pas encore, disait Nele; & elle pleurait, riant tendrement dans ses larmes, à son ami Ulenspiegel.
Ce que celui-ci voyant, il répondit:
- Ta femme, tu la trouveras toujours assez à temps, quand tu voudras quérir douleur nouvelle.
- Thyl, dit Lamme, me vas-tu laisser ainsi seul en mon chariot pour cette fillette? Tu ne me réponds point & songes à la forêt où les Sept ne sont point ni ma femme non plus. Cherchons-la plutôt sur ce chemin empierré où si bien roulent les chariots.
- Lamme, dit Ulenspiegel, tu as une pleine gibecière dans le chariot, donc tu ne mourras pas de faim si tu vas sans moi d'ici à Koelkerke, où je te rejoindrai. Tu y dois être seul, car là tu sauras vers quel point cardinal tu te dois diriger pour retrouver ta femme. Entends & écoute. Tu vas aller de ce pas, avec ton chariot, à trois lieues d'ici à Koelkerke, la fraîche église, ainsi nommée parce qu'elle est battue des quatre vents à la fois, comme bien d'autres. Sur le clocher est une girouette qui a la figure d'un coq, tournant à tous vents sur ses gonds rouillés. C'est le grincement de ceux-ci qui indique aux pauvres hommes qui ont perdu leurs amies la route qu'il leur faut suivre pour la retrouver. Mais il faut auparavant frapper sept sois chaque pan de mur avec une baguette de coudrier. Si les gonds crient quand le vent souffle du septentrion, c'est de ce côté qu'il faut aller, mais prudemment, car vent du septentrion, c'est vent de guerre; si du sud, vas-y allègrement: c'est vent d'amour; si de l'orient, cours le grand trotton: c'est gaieté & lumière; si de l'occident, va doucement: c'est vent de pluie & de larmes. Va, Lamme, va à Koelkeke & m'y attends.
- J'y vais, dit Lamme.
Et il partit dans le chariot.
Tandis que Lamme roulait vers Koelkerke, le vent, qui était fort & tiède, chassait dans le ciel comme un troupeau de moutons les gris nuages vaguant par troupes; les arbres grondaient comme les flots d'une mer houleuse. Ulenspiegel & Nele étaient depuis longtemps seuls en la forêt. Ulenspiegel

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eut faim, & Nele cherchait les friandes racines & ne trouvait que les baisers que lui donnait son ami & des glands.
Ulenspiegel, ayant posé des lacets, sifflait pour appeler les oiseaux, afin de faire cuire ceux qui viendraient. Un rossignol se posa sur les feuilles près de Nele; elle ne le prit point, voulant le laisser chanter; une fauvette vint, & elle en eut pitié, parce qu'elle était si gentillement fière; puis vint une alouette, mais Nele lui dit qu'elle ferait mieux d'aller dans les hauts cieux chanter un hymne à Nature que de venir maladroitement s'ébattre au-dessus de la pointe meurtrière d'une broche.
Et elle disait vrai, car dans l'entre-temps Ulenspiegel avait allumé un feu clair & taillé une broche qui n'attendait que ses victimes.
Mais les oiseaux ne venaient plus, sinon quelques méchants corbeaux qui croassaient très-haut au-dessus de leurs têtes.
Et ainsi Ulenspiegel ne mangea point.
Cependant Nele dut partir & s'en retourner vers Katheline. Et elle cheminait en pleurant, & Ulenspiegel la regardait de loin marcher.
Mais elle revint, & lui sautant au cou:
- Je m'en vais, dit-elle.
Puis elle fit quelques pas & revint encore, disant de nouveau:
- Je m'en vais.
Et ainsi vingt fois de suite & davantage.
Puis elle partit, & Ulenspiegel demeura seul. Il se mit alors en route pour aller retrouver Lamme.
Quand il vint près de lui, il le trouva assis au pied de la tour, ayant entre les jambes un grand pot de bruinbier & grignotant une baguette de coudrier bien mélancoliquement:
- Ulenspiegel, dit-il, je crois que tu ne m'as envoyé ici que pour rester seul avec la fillette; j'ai frappé comme tu me l'as recommandé sept fois de la baguette de coudrier sur chaque pan de la tour, et bien que le vent souffle comme un diable, les gonds n'ont point crié.
- C'est qu'on les aura huilés sans doute, répondit Ulenspiegel.
Puis ils s'en furent vers le duché de Brabant.

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V

Le roi Philippe, morne, paperassait sans relâche, tout le jour, voire la nuit, & barbouillait papiers & parchemins. A ceux-là il confiait les pensées de son coeur dur. N'aimant nul homme en cette vie, sachant que nul ne l'aimait, voulant porter seul son immense empire, Atlas dolent, il pliait sous le faix. Flegmatique & mélancolique, ses excès de labeur rongeaient son faible corps. Détestant toute face joyeuse, il avait pris en haine nos pays pour leur gaieté; en haine nos marchands pour leur luxe & leur richesse; en haine notre noblesse pour son libre-parler, ses franches allures, la fougue sanguine de sa brave jovialité. Il savait, on le lui avait dit, que, longtemps avant que le cardinal de Cousa eût, vers l'an 1380, signalé les abus de l'Église & prêché la nécessité des réformes, la révolte contre le pape & l'Église romaine, s'étant manifestée en nos pays sous différentes formes de secte, était dans toutes les têtes comme l'eau bouillante dans un chaudron fermé.
Mulet obstiné, il croyait que sa volonté devait peser comme celle de Dieu sur l'entier monde; il voulait que nos pays, désaccoutumés d'obéissance, se courbassent sous le joug ancien, sans obtenir nulle réforme. Il voulait Sa Sainte Mère Église catholique, apostolique & romaine, une, entière, universelle, sans modification ni changements, sans nulle autre raison de le vouloir que parce qu'il le voulait, agissant en ceci comme femme déraisonnable, la nuit se démenant sur son lit comme sur une couche d'épines, sans cesse tourmenté par ses pensées.
- Oui, Monsieur saint Philippe, oui, Seigneur Dieu, dussé-je faire des Pays-Bas une fosse commune & y jeter tous les habitants, ils reviendront à vous, mon benoît patron, à vous aussi, Madame vierge Marie, & à vous, Messieurs les saints & saintes du paradis.
Et il tenta de le faire comme il le disait, & ainsi il fut plus romain que le pape & plus catholique que les conciles.
Et Ulenspiegel & Lamme, & le peuple de Flandre & des Pays-Bas, angoisseux, croyaient voir de loin, dans la sombre demeure de l'Escurial, cette araignée couronnée, avec ses longues pattes, les pinces ouvertes, tendant sa toile pour les envelopper & sucer le plus pur de leur sang.

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Quoique l'Inquisition papale eût, sous le règne de Charles, tué, par le bûcher, la fosse & la corde, cent mille chrétiens; quoique les biens des pauvres condamnés fussent entrés dans les coffres de l'empereur & du roi, ainsi que la pluie en l'égout, Philippe jugea que ce n'était point assez; il imposa au pays les nouveaux évêques & prétendit y introduire l'Inquisition d'Espagne.
Et les hérauts des villes lurent partout à son de trompe & de tambourins des placards décrétant pour tous hérétiques, hommes, femmes & fillettes, la mort par le feu pour ceux qui n'abjureraient point leur erreur, par la corde pour ceux qui l'abjureraient. Les femmes & fillettes seraient enterrées vives, & le bourreau danserait sur leurs corps.
Et le feu de résistance courut par tout le pays.


VI

Le cinq avril avant Pâques, les seigneurs comte Louis de Nassau, de Culembourg, de Brederode, l'Hercule buveur, entrèrent avec trois cents autres gentilshommes en la cour de Bruxelles, chez madame la gouvernante duchesse de Parme. Allant quatre à quatre de rang, ils montèrent ainsi les grands degrés du palais.
Étant dans la salle où se trouvait Madame, ils lui présentèrent une requête par laquelle ils lui demandaient de chercher à obtenir du roi Philippe l'abolition des placards touchant le fait de la religion & aussi de l'inquisition d'Espagne, déclarant que, dans nos pays mécontents, il n'en pourrait arriver que troubles, ruines & misère générale.
Et cette requête fut nommée le Compromis.
Berlaymont, qui fut plus tard si traître & cruel à la terre des pères, se tenait près de Son Altesse & lui dit, se gaussant de la pauvreté de quelques-uns des nobles confédérés:
- Madame, n'ayez crainte de rien: ce ne sont que gueux.
Signifiant ainsi que ces nobles s'étaient ruinés au service du roi ou bien en voulant égaler par leur luxe les seigneurs espagnols.

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Pour faire mépris des paroles du sieur de Berlaymont, les seigneurs déclarèrent dans la suite ‘tenir à honneur d'être estimés & nommés gueux pour le service du roi & le bien de ces pays’.
Ils commencèrent à porter une médaille d'or au cou, ayant d'un côté l'effigie du roi, et de l'autre, deux mains s'entrelaçant à travers une besace, avec ces mots: ‘Fidèles au roi jusqu'à la besace.’ Ils portèrent aussi à leurs chapeaux & bonnets des bijoux d'or en forme d'écuelles & de chapeaux de mendiants.
Dans l'entre-temps, Lamme promenait sa bedaine par toute la ville, cherchant sa femme & ne la trouvant point.


VII

Ulenspiegel lui dit un matin:
- Suis-moi: nous allons saluer un haut, noble, puissant, redouté personnage.
- Me dira-t-il où est ma femme? demanda Lamme.
- S'il le sait, répondit Ulenspiegel.
Et ils s'en furent chez Brederode, l'Hercule buveur.
Il était dans la cour de son hôtel.
- Que veux-tu de moi? demanda-t-il à Ulenspiegel.
- Vous parler, monseigneur, répondit Ulenspiegel.
- Parle, répondit Brederode.
- Vous êtes, dit Ulenspiegel, un beau, vaillant & fort seigneur. Vous étouffâtes, au temps jadis, un Français dans sa cuirasse, comme une moule dans sa coquille; mais si vous êtes fort & vaillant, vous êtes aussi bien avisé. Pourquoi donc portez-vous cette médaille où je lis: ‘Fidèle au roi jusqu'à la besace?’
- Oui, demanda Lamme, pourquoi, monseigneur?
Mais Brederode ne lui répondit point & regarda Ulenspiegel. Celui-ci poursuivit son propos:
- Pourquoi, vous autres nobles seigneurs, voulez-vous être au roi jusqu'à la besace fidèles? Est-ce pour le grand bien qu'il vous veut, pour la belle

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amitié qu'il vous porte? Pourquoi, au lieu de lui être fidèles jusques à la besace, ne faites-vous pas que le bourreau dépouillé de ses pays soit à la besace toujours fidèle?
Et Lamme hochait la tête en signe d'assentiment.
Brederode regarda Ulenspiegel de son regard vif, sourit en voyant sa bonne mine.
- Si tu n'es pas, dit-il, un espion du roi Philippe, tu es un bon Flamand, & je te vais récompenser pour les deux cas.
Il le mena, Lamme les suivant, en son office. Là, lui tirant l'oreille jusqu'au sang:
- Ceci, dit-il, est pour l'espion.
Ulenspiegel ne cria point.
- Apporte, dit-il à son sommelier, ce coquemar de vin à la cannelle.
Le sommelier apporta le coquemar & un grand hanap de vin cuit & embaumant l'air.
- Bois, dit Brederode à Ulenspiegel; ceci est pour le bon Flamand.
- Ah! dit Ulenspiegel, bon flamand, belle langue à la cannelle, les saints n'en parlent point de semblable.
Puis ayant bu la moitié du vin, il passa l'autre à Lamme.
- Quel est, dit Brederode, ce papzak porte-bedaine qui est récompensé sans avoir rien fait?
- C'est, répondit Ulenspiegel, mon ami Lamme, qui chaque fois qu'il boit du vin cuit s'imagine qu'il va retrouver sa femme.
- Oui! dit Lamme humant le vin du hanap avec grande dévotion.
- Où allez-vous présentement? demanda Brederode.
- Nous allons, répondit Ulenspiegel, à la recherche des Sept qui sauveront la terre de Flandre.
- Quels Sept? demanda Brederode.
- Quand je les aurai trouvés, je vous dirai quels ils sont, répondit Ulenspiegel.
Mais Lamme, tout allègre d'avoir bu:
- Thyl, dit-il, si nous allions dans la lune chercher ma femme?
- Commande l'échelle, répondit Ulenspiegel.
En mai, le mois vert, Ulenspiegel dit à Lamme:
- Voici le beau mois de mai! Ah! le clair ciel bleu, les joyeuses hirondelles; voici les branches des arbres rouges de séve, la terre est en amour. C'est le moment de pendre & de brûler pour la foi. Ils sont là les bons

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petits inquisiteurs. Quelles nobles faces! Ils ont tout pouvoir de corriger, punir, dégrader, livrer aux mains des juges séculiers, avoir leurs prisons. - Ah! le beau mois de mai! - faire prise de corps, poursuivre les procès sans se servir de la forme ordinaire de justice, brûler, pendre, décapiter, & creuser pour les pauvres femmes & filles la fosse de mort prématurée. Les pinsons chantent dans les arbres. Les bons inquisiteurs ont l'oeil sur les riches. Et le roi héritera. Allez, fillettes, danser dans la prairie au son des cornemuses & scalmeyes. Oh! le beau mois de mai!
Les cendres de Claes battirent sur la poitrine d'Ulenspiegel.
- Marchons, dit-il à Lamme. Heureux ceux qui tiendront droit le coeur, haute l'épée dans les jours noirs qui vont venir!


VIII

Ulenspiegel passa un jour, au mois d'août, rue de Flandre, à Bruxelles, devant la maison de Jean Sapermillemente, nommé ainsi à cause qu'en ses colères son aïeul paternel jurait de cette façon pour ne point blasphémer le très-saint nom de Dieu. Ledit Sapermillemente était maître brodeur de son métier; mais étant devenu sourd & aveugle par force de buverie, sa femme, vieille commère d'aigre trogne, brodait en sa place les habits, pourpoints, manteaux, souliers des seigneurs. Sa fillette mignonne l'aidait en ce labeur bien payé.
Passant devant la susdite maison aux dernières heures claires, Ulenspiegel vit la fillette à la fenêtre & l'entendit criant:

Août, août,
Dis-moi, doux mois,
Qui me prendra pour femme,
Dis-moi, doux mois?

- Moi, dit Ulenspiegel, si tu le veux.
- Toi? dit-elle. Approche que je te regarde.
Mais lui:

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- D'où vient que tu cries en août & que les fillettes de Brabant crient la veille de mars?
- Celles-là, dit-elle, n'ont qu'un mois donateur de mari, moi j'en ai douze, & à la veille de chacun d'eux, non à minuit, mais pendant six heures jusque minuit, je saute de mon lit, je fais trois pas à reculons vers la fenêtre, je crie ce que tu sais; puis, me retournant, je fais trois pas à reculons vers le lit, & à minuit, me couchant, je m'endors, rêvant du mari que j'aurai. Mais les mois, doux mois, étant mauvais gausseurs de leur nature, ce n'est plus d'un mari que je rêve, mais de douze à la fois; tu seras le treizième si tu veux.
- Les autres seraient jaloux, répondit Ulenspiegel. Tu cries aussi: ‘Délivrance!’
La fillette rougissant répondit:
- Je crie délivrance & sais ce que je demande.
- Je le sais pareillement & te l'apporte, répondit Ulenspiegel.
- Il faut attendre, dit-elle souriant & montrant ses dents blanches.
- Attendre, dit Ulenspiegel, non. Une maison peut me tomber sur la tête, un coup de vent me jeter dans un fossé, un roquet plein de rage me mordre à la jambe; non, je n'attendrai point.
- Je suis trop jeune, dit-elle, & ne crie que pour la coutume.
Ulenspiegel devint soupçonneux, songeant que c'est à la veille de mars & non du mois des blés que les filles de Brabant crient pour avoir un mari.
Elle dit souriant:
- Je suis trop jeune & ne crie que pour la coutume.
- Attendras-tu que tu sois trop vieille? répondit Ulenspiegel. C'est mauvaise arithmétique. Je ne vis jamais de cou si rond, de seins plus blancs, seins de Flamande pleins de ce bon lait qui fait les mâles.
- Pleins? dit-elle; pas encore, voyageur précipité.
- Attendre, répéta Ulenspiegel. Faudra-t-il que je n'aie plus de dents pour te manger toute crue, mignonne? Tu ne réponds point, tu souris de tes yeux brun clair & de tes lèvres rouges comme cerises.
La fillette, le regardant finement, répondit:
- Pourquoi m'aimes-tu si vite? Quel métier fais-tu? Es-tu gueux, es-tu riche?
- Gueux, dit-il, je le suis, & riche tout ensemble, si tu me donnes ton corps mignon.

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Elle répondit:
- Ce n'est point cela que je veux savoir. Vas-tu à la messe? Es-tu bon chrétien? Où demeures-tu? Oserais-tu dire que tu es gueux, vrai gueux qui résiste aux placards & à l'Inquisition?
Les cendres de Claes battirent sur la poitrine d'Ulenspiegel.
- Je suis gueux, dit-il, je veux voir morts & mangés des vers les oppresseurs des Pays-Bas. Tu me regardes, chérie. Ce feu d'amour qui brûle pour toi, mignonne, est feu de jeunesse. Dieu l'alluma, il flambe comme luit le soleil, jusqu'à ce qu'il s'éteigne. Mais le feu de vengeance qui couve en mon coeur, Dieu l'alluma pareillement. Il sera le glaive, le feu, la corde, l'incendie, la dévastation, la guerre & la ruine des bourreaux.
- Tu es beau, dit-elle tristement, le baisant au deux joues; mais tais-toi.
- Pourquoi pleures-tu? répondit-il.
- Il faut toujours, dit-elle, regarder ici & ailleurs où tu es.
- Ces murs ont-ils des oreilles? demanda Ulenspiegel.
- Ils n'ont que les miennes, dit-elle.
- Sculptées par amour, je les fermerai d'un baiser.
- Fol ami, écoute-moi quand je parle.
- Pourquoi? qu'as-tu à me dire?
- Écoute-moi, dit-elle impatiente. Voici ma mère... Tais-toi, tais-toi surtout devant elle...
La vieille Sapermillemente entra. Ulenspiegel, la considérant:
- Museau percé à jour comme écumoire, se dit-il, yeux au dur & faux regard, bouche qui veux rire & grimaces, vous me faites entrer en curiosité.
- Dieu soit avec vous, messire, dit la vieille, avec vous sans cesse. J'ai reçu de l'argent, fillette, de bel argent de messire d'Egmont quand je lui ai porté son manteau où j'avais brodé la marotte de fou. Oui, messire, marotte de fou, contre le Chien rouge.
- Le cardinal de Granvelle? demanda Ulenspiegel.
- Oui, dit-elle, contre le chien rouge. On dit qu'il dénonce au roi leurs menées; ils veulent le faire périr. Ils ont raison, n'est-ce pas?
Ulenspiegel ne répondit point.
- Vous ne les avez point vus dans les rues vêtus d'un pourpoint & dun opperst-kleed gris comme en porte le populaire, & les longues manches pendantes & leurs capuchons de moines & sur tous les opperst-kleed cren la

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marotte brodée. J'en fis vingt-sept pour le moins & ma fillette quinze. Cela fâcha le Chien rouge de voir ces marottes.
Puis, parlant à l'oreille d'Ulenspiegel:
- Je sais que les seigneurs ont décidé de remplacer la marotte par un faisceau de blé en signe d'union. Oui, oui, ils vont lutter contre le roi & l'Inquisition. C'est bien à eux, n'est-ce pas, messire?
Ulenspiegel ne répondit point.
- Le sire étranger brasse mélancolie, dit la vieille; il a le bec clos tout soudain.
Ulenspiegel ne sonna mot & sortit.
Il entra bientôt dans un musico, afin de ne point oublier de boire. Le musico était plein de buveurs parlant imprudemment du roi, des placards détestés, de l'Inquisition & du Chien rouge à qui il fallait faire quitter les pays. Il vit la vieille toute loqueteuse & paraissant dormir à côté d'une chopine de brandevin. Elle demeura longtemps ainsi; puis, tirant une petite assiette de sa poche, il la vit mendier dans les groupes, demandant surtout à ceux qui parlaient le plus imprudemment.
Et les bonshommes lui baillaient florins, deniers & patards, sans chicherie.
Ulenspiegel, espérant savoir de la fillette ce que la vieille Sapermillemente ne lui disait point, passa derechef devant la maison; il vit la fille qui ne criait plus, mais lui souriait clignant de l'oeil, douce promesse.
La vieille rentra tout soudain après lui.
Ulenspiegel, fâché de la voir, courut comme un cerf dans la rue en criant: 'T brandt! 't brandt! au feu! au feu! jusqu'à ce qu'il fût arrivé devant la maison du boulanger Jacob Pietersen. Le vitrage, fenestré à l'allemande, flamboyait rouge au soleil couchant. Une épaisse fumée, fumée de cotrets tournant en braise au four, sortait de la cheminée de la boulangerie. Ulenspiegel ne cessait de crier en courant: 'T brandt, 't brandt, & montrait la maison de Jacob Pietersen. La foule, s'assemblant devant, vit le vitrage rouge, l'épaisse fumée & cria comme Ulenspiegel: 'T brandt, 't brandt, il brûle! il brûle! Le veilleur de Notre-Dame de la Chapelle sonna de la trompette tandis que le bedeau agitait à toutes volées la cloche dite Wacharm. Et les garçonnets & fillettes accoururent par essaims, chantant & sifflant.
La cloche & la trompette sonnant toujours, la vieille Sapermillemente troussa son bagage & s'en fut.

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Ulenspiegel la guettait. Quand elle fut loin, il entra dans la maison.
- Toi ici! dit la fillette; il ne brûle donc point là-bas?
- Là bas? non, répondit Ulenspiegel.
- Mais cette cloche qui sonne si lamentablement?
- Elle ne sait ce qu'elle fait, répondit Ulenspiegel.
- Et cette dolente trompette & tout ce peuple qui court?
- Le nombre des fous est infini.
- Qu'est-ce donc qui brûle? dit-elle.
- Tes yeux & mon coeur flambant, répondit Ulenspiegel.
Et il lui sauta à la bouche.
- Tu me manges, dit-elle.
- J'aime les cerises, dit-il.
Elle le regardait souriante & affligée. Soudain pleurant:
- Ne reviens plus ici, dit-elle. Tu es gueux ennemi du pape, ne reviens point...
- Ta mère! dit-il.
- Oui, dit-elle rougissant. Sais-tu où elle est à cette heure? Elle écoute là où il brûle. Sais-tu où elle ira tantôt? Chez le Chien rouge, rapporter tout ce qu'elle sait & préparer la besogne au duc qui va venir. Fuis, Ulenspiegel, je te sauve, fuis. Encore un baiser, mais ne reviens plus; encore un, tu es beau, je pleure, mais va-t'en.
- Brave fillette, dit Ulenspiegel la tenant embrassée.
- Je ne le fus point toujours, dit-elle. Moi aussi comme elle...
- Ces chants, dit-il, ces muets appels de beauté aux hommes amoureux?...
- Oui, dit-elle. Ma mère le voulait. Toi, je te sauve, t'aimant d'amour. Les autres, je les sauverai en souvenir de toi, mon aimé. Quand tu seras loin, ton coeur tirera-t-il vers la fille repentie? Baise-moi, mignon. Elle ne baillera plus pour de l'argent des victimes au bûcher. Va-t'en; non, reste encore. Comme ta main est douce! Tiens, je te baise la main, c'est signe d'esclavage; tu es mon maître. Écoute, plus près, tais-toi. Des hommes bélîtres & larrons, &, parmi eux, un Italien, sont venus céans, cette nuit, l'un après l'autre. Ma mère les fit entrer dans la salle où tu es, me commanda de sortir, ferma la porte. J'entendis ces mots: ‘Crucifix de pierre, porte de Borgerhoet, procession, Anvers, Notre-Dame, des rires étouffés & des florins qu'on comptait sur la table... Fuis, les voici; fuis mon aimé. Garde-moi ta douce souvenance; fuis...

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Ulenspiegel courut comme elle disait jusqu'au Vieux Coq, In den ouden Haen, & y trouva Lamme brassant mélancolie, croquant un saucisson & humant sa septième pinte de peterman de Louvain.
Et il le força de courir comme lui nonobstant sa bedaine.


IX

Courant ainsi le grand trotton, suivi de Lamme, il trouva dans l'Eikenstraet un méchant pasquil contre Brederode. Il le lui alla porter tout droitement.
- Je suis, dit-il, monseigneur, ce bon Flamand & cet espion du roi à qui vous frottâtes si bien les oreilles, & à qui vous donnâtes à boire de si bon vin cuit. Il vous apporte un mignon petit pamphlet où l'on vous accuse, entre autres choses, de vous intituler comte de Hollande, comme le roi. Il est tout frais sorti des presses de Jan à Calumnia, demeurant près du quai des Vauriens, impasse des Larrons d'honneur.
Brederode, souriant, lui répondit:
- Je te fais fouetter pendant deux heures si tu ne me dis le vrai nom du scribe.
- Monseigneur, répondit Ulenspiegel, faites-moi fouetter pendant deux ans si vous voulez, mais vous ne pourrez forcer mon dos à vous dire ce que ma bouche ignore.
Et il s'en fut non sans avoir reçu un florin pour sa peine.


X

Depuis juin, le mois des roses, les prêches avaient commencé au pays de Flandre.
Et les apôtres de la primitive Église chrétienne prêchaient partout, en tous lieux, dans les champs & jardins, sur les monticules qui servent

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aux temps d'inondation à y loger les bestiaux, sur les rivières, dans des barques.
Sur terre, ils se retranchaient comme dans un camp en s'entourant de leurs chariots. Sur les rivières & dans les havres, des barques pleines d'hommes armés faisaient la garde autour d'eux.
Et dans les camps, des mousquetaires & arquebusiers les gardaient des surprises de l'ennemi.
Et ainsi la parole de liberté fut entendue de toutes parts sur la terre des pères.


XI

Ulenspiegel & Lamme étant à Bruges, avec leur chariot qu'ils laissèrent en une cour voisine, entrèrent en l'église du Saint-Sauveur, au lieu d'aller à la taverne, car il n'y avait plus dans leurs escarcelles nul joyeux tintement de monnaie.
Le père Cornelis Adriaensen, frère mineur, sale, éhonté, furieux & aboyeur prédicant, se démenait ce jour-là dans la chaire de vérité.
De jeunes & belles dévotes se pressaient autour.
Le père Cornelis parlait de la Passion. Quand il en fut au passage du saint Évangile où les Juifs criaient à Pilate, en parlant de Monseigneur Jésus: ‘Crucifiez-le, crucifiez-le, car nous avons une loi, &, d'après cette loi, il doit mourir!’ Broer Cornelis s'exclama:
‘Vous venez de l'entendre, bonnes gens, si Notre-Seigneur Jésus-Christ a pâti une mort horrifique & honteuse, c'est qu'il y a toujours eu des lois pour punir les hérétiques. Il fut justement condamné, parce qu'il avait désobéi aux lois. Et ils veulent maintenant regarder comme rien les édits & les placards. Ah! Jésus! quelle malédiction voulez-vous faire tomber sur ces pays! Honorée mère de Dieu, si l'empereur Charles était encore en vie & qu'il pût voir le scandale de ces nobles confédérés qui ont osé présenter une requête à la Gouvernante contre l'Inquisition & contre les placards faits dans un but si bon, qui sont si mûrement pensés, édictés, après de si longues & de si prudentes réflexions, pour détruire toutes les sectes & hérésies! Et ils voudraient, quand ils sont plus nécessaires,

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les réduire à néant! Dans quel gouffre puant, infect, abominable nous fait-on choir maintenant? Luther, ce sale Luther, ce boeuf enragé, triomphe en Saxe, en Brunswick, en Lunebourg, en Mecklembourg; Brentius, le breneux Brentius, qui vécut en Allemagne de glands dont les cochons ne voulaient pas, Brentius triomphe en Wurtemberg; Servet le Lunatique, qui a un quartier de lune dans la tête, le trinitaire Servet, règne en Poméranie, en Danemark & en Suède, & là il ose blasphémer la sainte, glorieuse & puissante Trinité. Oui. Mais on m'a dit qu'il a été brûlé vif par Calvin, qui ne fut bon qu'en cela; oui, par le puant Calvin qui sent l'aigre; oui, avec son museau long d'une outre; face de fromage, avec des dents grandes comme des pelles de jardinier. Oui, ces loups se mangent entre eux; oui, le boeuf de Luther, le boeuf enragé, arma les princes d'Allemagne contre l'anabaptiste Munzer, qui fut bonhomme, dit-on, & vivait selon l'Évangile. Et on a entendu par toute l'Allemagne les beuglements de ce boeuf, oui!
‘Oui, & que voit-on en Flandre, Gueldre, Frise, Hollande, Zélande? Des Adamites courant tout nus dans les rues; oui, bonnes gens, tout nus dans les rues, montrant sans vergogne leur viande maigre aux passants. Il n'y en eut qu'un, dites-vous; - oui, - passe, - un vaut cent, cent valent un. Et il fut brûlé, dites-vous, & il fut brûlé vif, à la prière des calvinistes & luthériens. Ces loups se mangent, vous dis-je!
‘Oui, que voit-on en Flandre, Gueldre, Frise, Hollande, Zélande? Des Libertins enseignant que toute servitude est contraire à la parole de Dieu. Ils mentent, les puants hérétiques; il faut se soumettre à la sainte mère Église romaine. Et là, dans cette maudite ville d'Anvers, le rendez-vous de toute la chiennaille hérétique du monde, ils ont osé prêcher que nous faisons cuire l'hostie avec de la graisse de chien. Un autre dit, c'est ce gueux assis sur ce pot de nuit, à ce coin de rue: “Il n'y a pas de Dieu, ni de vie éternelle, ni de résurrection de la chair, ni d'éternelle damnation.” “On peut, dit un autre, là-bas, d'une voix pleurarde, on peut baptiser sans sel, ni saindoux, ni salive, sans exorcisme & sans chandelle.” “Il n'y point de purgatoire, dit un autre.” Il n'y a point de purgatoire, bonnes gens! Ah! il vaudrait mieux pour vous avoir commis le péché avec vos mères, vos soeurs & vos filles, que de douter seulement du purgatoire.
‘Oui, & ils lèvent le nez devant l'Inquisiteur, le saint homme, oui. Ils sont venus à Belem, près d'ici, à quatre mille calvinistes, avec des hommes armés, des bannières & des tambours. Oui. Et vous sentez d'ici la fumée

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de leur cuisine. Ils ont pris l'église de Sainte-Catholyne pour la déshonorer, profaner, déconsacrer par leur damnée prédicastrerie.
‘Qu'est-ce que cette tolérance impie & scandaleuse? Par les mille diables d'enfer, catholiques mollasses, pourquoi ne mettez-vous pas aussi les armes à la main? Vous avez, comme ces damnés calvinistes, cuirasses, lances, hallebardes, épées, bragmarts, arbalètes, couteaux, bâtons, épieux, les fauconneaux & coulevrines de la ville.
‘Ils sont pacifiques, dites-vous; ils veulent entendre en toute liberté & tranquillité la parole de Dieu. Ce m'est tout un. Sortez de Bruges! chassez-moi, tuez-moi, faites-moi sauter tous ces calvinistes hors de l'Église. Vous n'êtes point encore partis! Fi! vous êtes des poules qui tremblez de peur sur votre fumier! Je vois le moment où ces damnés calvinistes tambourineront sur le ventre de vos femmes & de vos filles, & vous les laisserez faire, hommes de filasse & de pâte molle. N'allez point là-bas, n'allez point... vous mouilleriez vos chausses en la bataille. Fi, Brugeois! fi, catholiques! Voilà qui est bien catholicisé, ô couards poltrons! Honte sur vous, canes & canards, oies & dindes que vous êtes!
‘Ne voilà-t-il pas de beaux prédicants, pour que vous alliez en foule écouter les mensonges qu'ils vomissent, pour que les fillettes aillent la nuit à leurs sermons, oui, & pour que, dans neuf mois, la ville soit pleine de petits gueux & de petites gueuses? Ils étaient quatre là, quatre scandaleux vauriens, qui ont prêché dans le cimetière de l'église. Le premier de ces vauriens, maigre & blême, le laid foirard, était coiffé d'un sale chapeau. Grâce à la coiffe, on ne voyait pas ses oreilles. Qui de vous a vu les oreilles d'un prédicant? Il était sans chemise, car ses bras nus passaient sans linge hors de son pourpoint. Je l'ai bien vu, quoiqu'il voulût se couvrir d'un sale petit manteau, & j'ai bien vu aussi dans ses grègues de toile noire, à jour comme la flèche de Notre-Dame d'Anvers, le trimballement de ses cloches & battant de nature. L'autre vaurien prêchait en pourpoint, sans souliers. Personne n'a vu ses oreilles. Et il dut s'arrêter tout court dans sa prédicastrerie, & les garçonnets & les fillettes de le huer, disant: “You! you! il ne sait pas sa leçon.” Le troisième de ces scandaleux vauriens était coiffé d'un sale, vilain petit chapeau, avec une petite plume dessus. On ne lui voyait pas non plus les oreilles. Le quatrième vaurien, Hermanus, mieux accoutré que les autres, doit avoir été marqué deux fois à l'épaule par le bourreau, oui.
‘Ils portent tous sous leur couvre-chef des coiffes de soie graisseuses qui

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leur cachent les oreilles. Vites-vous jamais les oreilles d'un prédicant? Lequel de ces vauriens osa montrer ses oreilles? Des oreilles! ah! oui, montrer ses oreilles: on les leur a coupées. Oui, le bourreau leur a coupé à tous les oreilles.
‘Et pourtant c'est autour de ces scandaleux vauriens, de ces coupe-gibecières, de ces savetiers échappés de leurs sellettes, de ces guenillards prédicants, que tous ceux du populaire criaient: “Vive le Gueux!” comme s'ils eussent été tous furieux, ivres ou fous.
‘Ah! il ne nous reste plus, à nous autres pauvres catholiques romains, qu'à quitter le Pays-Bas, puisqu'on y laisse brailler ce cri: “Vive le Gueux! Vive le Gueux!” Quelle meule de malédiction est donc tombée sur ce peuple ensorcelé & stupide, ah! Jésus! Partout riches & pauvres, nobles & ignobles, jeunes & vieux, hommes & femmes, tous de crier: “Vive le Gueux!”
‘Et qu'est-ce que tous ces seigneurs, tous ces culs-de-cuir pelés qui nous sont venus d'Allemagne? Tout leur avoir s'en est allé aux filles, en brelans, lécheries, coucheries, trimballements de débauches, affourchements de vilenies, abominations de dés & triomphe d'accoutrements. Ils n'ont pas même un clou rouillé pour se gratter où il leur démange. Il leur faut maintenant les biens des églises & des couvents.
‘Et là, dans leur banquet chez ce vaurien de Culembourg, avec cet autre vaurien de Brederode, ils ont bu dans des écuelles de bois, par mépris pour messire de Berlaymont & de madame la gouvernante. Oui; & ils ont crié: “Vive le Gueux!” Ah! si j'avais été le bon Dieu, sauf tout respect, j'aurais fait que leur boisson, fût-elle bière ou vin, se fût changée en une sale, infâme eau de lavure de vaisselle, oui, en une sale, abominable, puante lessive, dans laquelle ils auraient lavé leurs chemises & leurs draps embrenés.
‘Oui, braillez, ânes que vous êtes, braillez: “Vive le Gueux!” Oui! & je suis prophète. Et toutes les malédictions, misères, fièvres, pestes, incendies, ruines, désolations, chancres, suettes anglaises & pestes noires tomberont sur le Pays-Bas. Oui, & ainsi Dieu sera vengé de votre sale braire de: “Vive le Gueux!” Et il ne restera plus pierre sur pierre de vos maisons & pas un morceau d'os de vos jambes damnées qui coururent à cette maudite calvinisterie & prédicastrerie. Ainsi soit, soit, soit, soit, soit, soit-il. Amen.’
- Partons, mon fils, dit Ulenspiegel à Lamme.
- Tantôt, dit Lamme.

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Et il chercha parmi les jeunes & belles dévotes assistant au sermon, mais il ne trouva point sa femme.


XII

Ulenspiegel & Lamme vinrent à l'endroit appelé Minne-Water, Eau d'Amour; mais les grands docteurs & Wysneusen Savantasses disent que c'est Minre-Water, Eau des Minimes. Ulenspiegel & Lamme s'assirent sur ses bords, voyant passer sous les arbres feuillus jusques sur leurs têtes, comme une voûte basse, hommes, femmes, fillettes & garçons se donnant la main, coiffés de fleurs, marchant hanche contre hanche, se regardant dans les yeux tendrement, sans rien voir qu'eux-mêmes en ce monde.
Ulenspiegel, songeant à Nele, les regardait. En sa mélancolique souvenance, il dit:
- Allons boire.
Mais Lamme, n'entendant point Ulenspiegel, regardait aussi les paires d'amoureux:
- Jadis aussi nous passions, ma femme & moi, nous aimant au nez de ceux qui, comme nous, au bord des fossés, s'étendent, sans femme, solitaires.
- Viens boire, disait Ulenspiegel, nous trouverons les Sept au fond d'une pinte.
- Propos de buveur, répondait Lamme; tu sais que les Sept sont des géants qui ne pourraient tenir debout sous la grande voûte de l'église de Saint-Sauveur.
Ulenspiegel, songeant à Nele tristement, & aussi qu'il trouverait peut-être en quelque hôtellerie bon gîte, bon souper, hôtesse avenante, dit derechef:
- Allons boire!
Mais Lamme n'écoutait point, & disait en regardant la tour de Notre-Dame:
- Madame sainte Marie, patronne des légitimes amours, octroyez-moi de voir encore sa gorge blanche, doux oreiller.
- Viens boire, disait Ulenspiegel, tu la trouveras, la montrant aux buveurs, dans une taverne.
- Oses-tu si mal penser d'elle? disait Lamme.

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- Allons boire, dit Ulenspiegel, elle est baessinne quelque part, sans doute.
- Discours de soif, disait Lamme.
Ulenspiegel poursuivit:
- Peut-être tient-elle en réserve pour les pauvres voyageurs un plat de beau boeuf étuvé dont les épices embaument l'air, point trop grasses, tendres, succulentes comme feuilles de roses, & nageant comme poissons de mardi gras entre le girofle, la muscade, les crêtes de coq, ris-de-veau & autres célestes friandises.
- Méchant! dit Lamme, tu me veux faire mourir sans doute. Ignores-tu que depuis deux jours nous ne vivons que de pain sec & de petite bière?
- Discours de faim, répondit Ulenspiegel. Tu pleures d'appétit, viens manger & boire. J'ai là un beau demi-florin qui payera les frais de nos ripailles.
Lamme riait. Ils allèrent quérir leur chariot & parcoururent ainsi la ville, cherchant quelle était la meilleure auberge. Mais voyant plusieurs museaux de baes revêches & de baessinnes peu compatissantes, ils passèrent outre, songeant qu'aigre trogne est mauvaise enseigne à cuisine hospitalière.
Ils arrivèrent au Marché du Samedi & entrèrent en l'hôtellerie nommée de Blauwe-Lanteern, la Lanterne-Bleue. Là était un baes de bonne mine.
Ils remisèrent leur chariot & firent mettre l'âne à l'écurie en la compagnie d'un picotin d'avoine. Ils se firent servir à souper, mangèrent leur saoûl, dormirent bien, & se levèrent pour manger encore. Lamme, crevant d'aise, disait:
- J'entends en mon estomac musique céleste.
Quand vint le moment de payer, le baes vint à Lamme & lui dit:
- Il me faut dix patards.
- Il les a, lui disait Lamme montrant Ulenspiegel, qui répondit:
- Je ne les ai point.
- Et le demi-florin? dit Lamme.
- Je ne l'ai point, répondit Ulenspiegel.
- C'est bien parler, dit le baes; je vais vous ôter à tous deux votre pourpoint & votre chemise.
Soudain Lamme, prenant courage de bouteille:
- Et si je veux manger & boire, moi, s'exclama-t-il, manger & boire, oui, boire pour vingt-sept florins & davantage, je le ferai. Penses-tu qu'il n'y ait pas un sou vaillant en cette bedaine? Vive Dieu! elle ne fut jus-

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qu'ici nourrie que d'ortolans. Tu n'en portas jamais de semblable sous ta ceinture de cuir graisseux. Car tu as comme un méchant ton suif au collet du pourpoint, & non comme moi trois pouces de lard friand sur la bedaine!
Le baes était tombé en extase de fureur. Bégayant de nature, il voulait parler vite; plus il se pressait, plus il éternuait comme chien sortant de l'eau. Ulenspiegel lui jetait des boulettes de pain sur le nez. Et Lamme, s'animant davantage, continuait:
- Oui, j'ai de quoi payer ici tes trois poules maigres, tes quatre poulets galeux & ce grand niais de paon qui promène sa queue crottée dans ta basse-cour. Et si ta peau n'était pas plus sèche que celle d'un vieux coq, si tes os ne tombaient pas en poussière dans ta poitrine, j'aurais encore de quoi te manger, toi, ton valet morveux, ta servante borgne & ton cuisinier, qui, s'il avait la gale, aurait les bras trop courts pour se gratter.
Voyez-vous, poursuivait-il, voyez-vous ce bel oiseau qui, pour un demi-florin, nous veut ôter notre pourpoint & notre chemise? Dis-moi ce que vaut ta garde-robe, loqueteux outrecuidant, & je t'en donne trois liards.
Mais le baes, entrant de plus en plus en colère, soufflait davantage.
Et Ulenspiegel lui lançait des boulettes sur la physionomie.
Lamme, comme un lion, disait:
- Combien crois-tu, maigre trogne, que vaille un bel âne, un museau fin, aux oreilles longues, à la poitrine large, aux jarrets comme du fer? dix-huit florins pour le moins, est-il vrai, baes marmiteux? Combien as-tu de vieux clous dans tes coffres pour payer une si belle bête?
Le baes soufflait davantage, mais il n'osait bouger.
Lamme disait:
- Combien crois-tu que vaille un beau chariot en bois de frêne peint en pourpre, tout garni par-dessus de toile de Courtrai contre le soleil & les averses? Vingt-quatre florins pour le moins, hein? Et combien font vingt-quatre florins & dix-huit florins? Réponds, ladre peu calculateur. Et comme c'est jour de marché, & comme il y a des paysans en ta chétive hôtellerie, je vais les leur vendre tout de suite.
Ce qui fut fait, car tous connaissaient Lamme. Et de fait il eut de son âne & de son chariot quarante-quatre florins & dix patards. Alors, faisant sonner l'or sous le nez du baes, il lui disait:
- Y flaires-tu le fumet des ripailles à venir?
- Oui, répondait l'hôte.

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Et il disait tout bas:
‘Quand tu vendras ta peau, je l'achèterai un liard pour en faire une amulette contre la prodigalité.’
Cependant une mignonne & gentille commère qui se tenait dans la cour obscure était venue souvent regarder Lamme par la fenêtre, & se retirait chaque fois qu'il pouvait voir son joli museau.
- Le soir, sur l'escalier, comme il montait sans lumière, trébuchant à cause du vin qu'il avait bu, il sentit une femme qui l'enlaçait, le baisait sur la joue, sur la bouche, voire même sur le nez, goulûment et mouillant sa face de larmes amoureuses, puis le laissa.
Lamme, ensommeillé à cause de la boisson, se coucha, dormit, & le lendemain s'en fut à Gand avec Ulenspiegel.


XIII

Là il chercha sa femme dans tous les kaberdoesjen, musicos & tavernes. Le soir, il retrouvait Ulenspiegel, In den zingende Zwaan, au Cigne chantant. Ulenspiegel allait partout où il pouvait, semant l'alarme & soulevant le peuple contre les bourreaux de la terre des pères.
Se trouvant au marché du vendredi, près de Dulle-Griet, le Grand-Canon, Ulenspiegel se coucha à plat ventre sur le pavé.
Un charbonnier vint & lui dit:
- Que fais-tu là?
- Je me mouille le nez pour savoir d'où vient le vent, répondit Ulenspiegel.
Un menuisier vint.
- Prends-tu, dit-il, le pavé pour un matelas?
- Il en est qui le prendront bientôt pour couverture, répondit Ulenspiegel.
Un moine s'arrêta.
- Que fait là ce veau? demanda-t-il.
- Il demande à plat ventre votre bénédiction, mon père, répondit Ulenspiegel.
Le moine, la lui ayant donné, s'en fut.

[Page 210]

Ulenspiegel alors coucha l'oreille contre terre; un paysan vint.
- Entends-tu du bruit là-dessous? lui dit-il.
- Oui, répondit Ulenspiegel, j'écoute pousser le bois dont les fagots serviront à brûler les pauvres hérétiques.
- N'entends-tu plus rien? lui dit un sergent de la commune.
- J'entends, dit Ulenspiegel, la gendarmerie qui vient d'Espagne; si tu as quelque chose à garder, enterre-le, car bientôt les villes ne seront plus sûres à cause des voleurs.
- Il est fou, dit le sergent de la commune.
- Il est fou, répétèrent les bourgeois.


XIV

Cependant Lamme ne mangeait plus, songeant au rêve doux de l'escalier de la Blauwe-Lanteern. Son coeur tirant vers Bruges, il fut, par Ulenspiegel, mené de force à Anvers, où il continua ses dolentes recherches.
Ulenspiegel étant dans les tavernes, au milieu de bons Flamands réformés, voire même de catholiques amis de liberté, leur disait au sujet des placards: ‘Ils nous amènent l'Inquisition sous prétexte de nous purger d'hérésie, mais c'est à nos gibecières que servira cette rhubarbe. Nous n'aimons à être médicamentés que selon qu'il nous plaît; nous nous fâcherons, révolterons & mettrons les armes à la main. Le roi le savait d'avance. Voyant que nous ne voulons point de la rhubarbe, il fera marcher les seringues, c'est-à-dire les grands & les petits canons, serpentins, fauconneaux & courtauds à grosse gueule. Lavement royal! Il ne restera plus un riche Flamand dans la Flandre ainsi médicamentée. Heureux nos pays d'avoir un si royal médecin.’
Mais les bourgeois riaient.
Ulenspiegel disait: ‘Riez aujourd'hui, mais fuyez ou armez-vous le jour où l'on cassera quelque chose à Notre-Dame.’

Le gardien de saisie
Hippolyte Boulenger

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XV

Le quinze août, le grand jour de Marie & de la bénédiction des herbes & racines, quand, repues de grains, les poules sont sourdes aux clairons du coq qui les prie d'amour, un grand crucifix de pierre fut brisé à l'une des portes d'Anvers par un Italien aux gages du cardinal de Granvelle, & la procession de la Vierge, précédée des fous verts, jaunes & rouges, sortit de l'église de Notre-Dame.
Mais la statue de la Vierge, insultée en chemin par des hommes inconnus, fut replacée précipitamment dans le choeur de l'église, dont on ferma les grilles.
Ulenspiegel & Lamme entrèrent à Notre-Dame. De jeunes gars claque-dents, guenillards & quelques hommes parmi eux, inconnus à un chacun, se tenaient devant le choeur, s'entre-faisant certains signes & grimaces. De leurs pieds & de leurs langues ils menaient grand tapage. Nul ne les avait vus à Anvers, nul ne les revit. L'un d'eux, à face d'oignon brûlé, demanda si Mieke, c'était Notre-Dame, avait eu peur qu'elle était rentrée précipitamment en l'église?
- Ce n'est pas de toi qu'elle a eu peur, vilain moricaud, répondit Ulenspiegel.
Le jeune gars auquel il parlait marchait sur lui, pour le battre, mais Ulenspiegel, le serrant au collet:
- Si tu me frappes, dit-il, je te fais vomir ta langue!
Puis, se tournant vers quelques hommes d'Anvers qui étaient là:
- Signorkes & pagaders, dit-il, montrant les jeunes gars loqueteux; méfiez-vous, ce sont de faux Flamands, traîtres payés pour nous induire à mal, à misère & à ruine.
Puis, parlant aux malconnus:
- Hé! dit-il, museaux d'ânes, séchant de misère, d'où tenez-vous l'argent qu'on entend aujourd'hui sonner en vos escarcelles? Auriez-vous vendu d'avance votre peau pour en faire des tambours?
- Voyez le prêcheux! disaient les malconnus.
Puis ils se mirent à crier ensemble, parlant de Notre-Dame:

[Page 212]

- Mieke a une belle robe! Mieke a une belle couronne! Je les donnerai à ma bagasse!
Ils sortirent, tandis que l'un d'eux était monté en chaire pour y dire de sots propos, & ils revinrent criant:
- Descends, Mieke, descends avant que nous ne t'allions quérir. Fais un miracle, que nous voyions si tu sais aussi bien marcher que de faire porter Mieke, la fainéante!
Mais Ulenspiegel avait beau crier: ‘Artisans de ruines, cessez vos vilains propos, tout pillage est crime!’ Ils ne cessèrent du tout leurs discours, & quelques-uns parlèrent même de briser le choeur pour forcer Mieke de descendre.
Ce qu'entendant, une vieille femme, qui vendait des chandelles dans l'église, leur jeta au visage les cendres de son chauffe-pieds; mais elle fut battue et jetée par terre, & alors commença le tapage.
Le markgrave vint dans l'église avec ses sergents. Voyant le populaire assemblé, il l'exhorta à sortir de l'église, mais si mollement que quelques-uns seulement s'en furent; les autres dirent:
- Nous voulons premièrement entendre les chanoines chanter vêpres en l'honneur de Mieke.
Le markgrave répondit:
- On ne chantera point.
- Nous chanterons nous-mêmes, répondirent les malconnus loqueteux.
Ce qu'ils firent dans les nefs & près le porche de l'église. Quelques-uns jouaient aux Krieke-Steenen, noyaux de cerises, & disaient: ‘Mieke, tu ne joues jamais en paradis & t'y ennuies: joue avec nous.’
Et sans cesse insultant la statue, ils criaient, huaient & sifflaient.
Le Markgrave feignit de prendre peur & s'en alla. Par son ordre, toutes les portes de l'église furent fermées, sauf une.
Sans que le populaire s'en mêlât, la guenaille des malconnus devint plus hardie & vociféra davantage. Et les voûtes résonnaient comme au bruit de cent canons.
L'un d'eux alors, à la trogne d'oignon brûlé, paraissant avoir quelque autorité, monta en chaire, leur fit signe de la main & prêchant:
‘Au nom du Père, du Fils & du Saint-Esprit, dit-il, les trois ne faisant qu'un & l'un faisant trois, Dieu nous sauve au paradis d'arithmétique; cejourd'hui vingt-neuvième d'août, Mieke est sortie en grand triomphe d'habillements pour montrer son visage de bois aux signorkes & pagaders

[Page 213]

d'Anvers. Mais Mieke, dans la procession, a rencontré le diable Satanas, & Satanas lui a dit, se gaussant d'elle: “Te voilà bien fière ainsi attifée comme reine, Mieke, & portée par quatre signorkes, & tu ne veux plus regarder le pauvre pagader Satanas qui chemine pédestrement.” Et Mieke répondit: “Va-t'en, Satanas, sinon je t'écrase la tête encore plus fort, vilain serpent!” “Mieke, dit Satanas, c'est à cette besogne que tu passes le temps depuis quinze cents ans, mais l'Esprit du Seigneur ton maître m'a délivré. Je suis plus fort que toi, tu ne me marcheras plus sur la tête, & je vais te faire danser maintenant.” Satanas prit un grand fouet, bien cinglant, & se mit à en frapper Mieke qui n'osait crier de peur de montrer sa frayeur, & alors elle s'est mise à courir le grand trotton, forçant les signorkes, qui la portaient, à courir aussi pour ne pas la laisser tomber avec sa couronne d'or & ses bijoux dans le pauvre commun peuple. Et maintenant Mieke se tient coîte & transie en sa niche, considérant Satan, qui est là assis au haut de la colonne, sous le petit dôme, & qui, tenant son fouet & ricanant, lui dit: “Je te ferai payer le sang & les larmes coulant en ton nom! Mieke, comment est ton virginal portement? C'est l'heure de déloger. On te coupera en deux, méchante statue de bois, pour toutes les statues de chair & d'os qui furent, en ton nom, brûlées, pendues, enterrées vives sans pitié.” Ainsi parla Satanas; & il parla bien. Et il faut te descendre de ta niche, Mieke la sanguinaire, Mieke la cruelle, qui ne fus point semblable à ton fils Christus.’
Et toute la foule des malconnus huant & criant, vociféra: ‘Mieke! Mieke! c'est l'heure du délogement! Mouilles-tu de peur ton linge en ta niche? Sus, Brabant au bon duc! Otez les saints de bois! Qui prendra un bain dans l'Escaut? Le bois nage mieux que les poissons!
Le populaire les écoutait sans rien dire.
Mais Ulenspiegel, montant dans la chaire, fit de force descendre les escaliers à celui qui parlait:
‘Fous à lier, dit-il parlant au populaire; fous lunatiques, fous niais, qui ne voyez point plus loin que le bout de votre nez morveux, ne comprenez-vous point que tout ceci est oeuvre de traîtres? Ils veulent vous faire sacrilèges & pillards, pour vous déclarer rebelles, vider vos coffres, vous détrancher & vous brûler vifs! Et le roi héritera. Signorkes & pagaders, n'ajoutez pas foi aux paroles de ces artisans de malheur: laissez Notre-Dame en sa niche; vivez fermement, travaillant joyeusement, dépensant vos gains & bénéfices. Le noir démon de ruine a l'oeil sur vous, c'est par les

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saccagements & destructions qu'il appellera l'armée ennemie pour vous traiter en rebelles & faire régner sur vous d'Albe par dictature, inquisition, confiscation & mort!
‘Et il héritera!’
- Las, disait Lamme, ne pillez point, signorkes & pagaders, le roi est déjà bien fâché. La fille de la brodeuse l'a dit à mon ami Ulenspiegel. Ne pillez point, messieurs!
Mais le populaire ne pouvait les entendre.
Les malconnus criaient:
- Sac & délogement! Sac, Brabant au bon duc! A l'eau, les saints de bois! Ils nagent mieux que les poissons!
Ulenspiegel se tenant à la chaire criait vainement:
- Signorkes & pagaders, ne souffrez point le pillage! n'appelez point la ruine sur la ville!
Il fut arraché de là tout déchiré, visage, pourpoint & haut-de-chausses, nonobstant qu'il se fût revanché des pieds & des mains. Et tout saignant, il ne cessa de crier:
- Ne souffrez point le pillage!
Mais ce fut en vain.
Les malconnus & la guenaille de la ville se ruèrent sur la grille du choeur, qu'ils rompirent en criant:
- Vive le Gueux!
Tous se mirent à briser, saccager & détruire. Avant minuit, cette grande église, où il y avait septante autels, toutes sortes de belles peintures & de choses précieuses, fut vidée comme une noix. Les autels furent rompus, les images abattues & toutes les serrures brisées.
Ce qu'étant sait, les mêmes malconnus se mirent en route pour traiter comme Notre-Dame les Frères-Mineurs, les Franciscains, Saint-Pierre, Saint-André, Saint-Michel, Saint-Pierre-au-Pot, le Bourg, les Fawkens, les Soeurs-Blanches, les Soeurs-Grises, le Troisième-Ordre, les Prêcheurs, & toutes les églises & chapelles de la ville. Ils en prirent les chandelles & flambeaux, & coururent ainsi partout.
Il n'y eut parmi eux ni querelle ni débat; nul d'entre eux ne fut blessé en cette grande rupture de pierres, de bois & d'autres matériaux.
Ils se présentèrent à la Haye pour y procéder à l'enlèvement des statues & des autels, sans que là ni ailleurs les réformés leur prêtassent secours.
A la Haye, le magistrat leur demanda où était leur commission.

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- Elle est là, dit l'un d'eux en frappant sur son coeur.
- Leur commission, entendez-vous, signorkes & pagaders? dit Ulenspiegel, ayant appris le fait. Il est donc quelqu'un qui leur mande de besogner comme sacrilèges. Vienne en ma chaumière quelque larron pillard: je ferai comme le magistrat de la Haye, je dirai, ôtant mon couvre-chef: Gentil larron, gracieux vaurien, vénérable bélître, montre-moi ta commission. Il me dira qu'elle est dans son coeur avide de mon bien. Et je lui donnerai les clefs de tout. Cherchez, cherchez à qui profite ce pillage. Méfiez-vous du Chien rouge; le crime est commis, on le va châtier. Méfiez-vous du Chien rouge. Le grand crucifix de pierre est abattu. Méfiez-vous du Chien rouge.
Le Grand Conseil souverain de Malines ayant mandé, par l'organe de son président Viglius, de ne mettre aucun empêchement au brisement des images: - Las! dit Ulenspiegel, la moisson est mûre pour les faucheurs espagnols. Le duc! le duc marche sur nous. Flamands, la mer monte, la mer de vengeance. Pauvres femmes & filles, fuyez la fosse! Pauvres hommes, fuyez la potence, le feu & le glaive! Philippe veut achever l'oeuvre sanglante de Charles. Le père sema la mort & l'exil; le fils a juré qu'il aimerait mieux régner sur un cimetière que sur un peuple d'hérétiques. Fuyez, voici le bourreau & les fossoyeurs.
Le populaire écoutait Ulenspiegel, & les familles par centaines quittaient les cités, & les routes étaient encombrées de chariots chargés des meubles de ceux qui partaient pour l'exil.
Et Ulenspiegel allait partout, suivi de Lamme, dolent & cherchant ses amours.
Et à Damme, Nele pleurait auprès de Katheline l'affolée.


XVI

Ulenspiegel étant à Gand au mois de l'orge, qui est octobre, vit d'Egmont revenant de nocer & festoyer en la noble compagnie de l'abbé de Saint-Bavon. D'humeur chantante, il faisait rêvassant aller au pas son cheval. Soudain il avisa un homme qui, tenant une lanterne allumée, marchait à côté de lui.

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- Que me veux-tu? demanda d'Egmont.
- Du bien, répliqua Ulenspiegel, bien de lanterne quand elle est allumée.
- Va-t'en & me laisse, répondit le comte.
- Je ne m'en irai pas, repartit Ulenspiegel.
- Tu veux donc recevoir un coup de fouet?
- J'en veux recevoir dix, si je puis vous mettre dans la tête une telle lanterne que vous voyiez clair d'ici à l'Escurial.
- Il ne me chault de ta lanterne ni de l'Escurial, répondit le comte.
- Eh bien, moi, répondit Ulenspiegel, il me brûle de vous donner un bon avis.
Puis, prenant par la bride le cheval du comte, ruant & se cabrant:
- Monseigneur, dit-il, songez que maintenant vous dansez bien sur votre cheval & que votre tête danse aussi très-bien sur vos épaules; mais le roi veut, dit-on, interrompre cette belle danse, vous laisser votre corps, mais prendre votre tête & la faire danser en des pays si lointains que vous ne la pourrez jamais rattraper. Donnez-moi un florin, je l'ai gagné.
- Du fouet, si tu ne te retires, méchant donneur d'avis.
- Monseigneur, je suis Ulenspiegel, fils de Claes, brûlé vif pour la foi, & de Soetkin, morte de douleur. Les cendres battant sur ma poitrine me disent que d'Egmont, le brave soldat, peut avec la gendarmerie qu'il commande opposer au duc d'Albe ses troupes trois fois victorieuses.
- Va-t'en, répondit d'Egmont, je ne suis point traître.
- Sauve les pays; seul tu le peux, dit Ulenspiegel.
Le comte voulut fouetter Ulenspiegel; mais celui-ci ne l'avait pas attendu & s'enfuyait en criant:
- Mangez des lanternes, mangez des lanternes, messire comte. Sauvez les pays.
Un autre jour, d'Egmont ayant soif s'était arrêté devant l'auberge de In 't bondt verkin - Au cochon bigarré, - tenu par une femme de Courtrai, mignonne commère nommée Musekin, la Petite Souris.
Le comte, se dressant sur ses étriers, cria:
- A boire!
Ulenspiegel, qui servait la Musekin, vint près du comte en tenant d'une main un hanap d'étain & de l'autre un plein flacon de vin rouge.
Le comte le voyant: - Te voilà, dit-il, corbeau de noir augure?

[Page 217]

- Monseigneur, répondit Ulenspiegel, si mon augure est noir, c'est qu'il est mal lavé; mais me direz-vous quel est le plus rouge du vin qui entre par le gosier ou du sang qui jaillit par le cou? C'est ce que demandait ma lanterne.
Le comte ne répondit point, but, paya & partit.


XVII

Ulenspiegel & Lamme, montés chacun sur un âne, que leur avait donné Simon Simonsen, un des fidèles du prince d'Orange, allaient en tous lieux, avertissant les bourgeois des noirs desseins du roi de sang & toujours au guet pour savoir les nouvelles qui venaient d'Espagne.
Ils vendaient des légumes, étaient vêtus en paysans & couraient tous les marchés.
Revenant de celui de Bruxelles, ils virent dans une maison de pierre, quai aux Briques, dans une salle basse, une belle dame vêtue de satin, haute en couleur, bien en gorge & l'oeil émerillonné.
Elle disait à une coquassière jeune & fraîche:
- Affritez-moi cette poële, je n'aime pas la sauce à la rouille.
Ulenspiegel poussa le nez à la fenêtre:
- Moi, dit-il, je les aime toutes, car ventre assamé n'est pas grand électeur de fricassées.
La dame se retournant:
- Quel est, dit-elle, ce bonhommet qui se mêle de mon potage?
- Hélas! belle dame, répondit Ulenspiegel, si vous vouliez seulement en faire un peu en ma compagnie, je vous enseignerais des ragoûts de voyageur inconnus aux belles dames sédentaires.
Puis, faisant claquer sa langue, il dit.
- J'ai soif.
- De quoi? dit-elle.
- De toi, dit-il.
- Il est joli homme, dit la coquassière à la dame. Faisons-le entrer, & qu'il nous conte ses aventures.

[Page 218]

- Mais ils sont deux, dit la dame.
- J'en soignerai un, repartit la coquassière.
- Madame, repartit Ulenspiegel, nous sommes deux, il est vrai, moi & mon pauvre Lamme, qui ne peut porter cent livres sur le dos, mais en porte cinq cents sur l'estomac en viandes & boissons, volontiers.
- Mon fils, dit Lamme, ne te gausse point de moi infortuné à qui sa bedaine coûte si cher à remplir.
- Elle ne te coûtera pas un liard aujourd'hui, dit la dame. Entrez céans tous deux.
- Mais, dit Lamme, il y a aussi deux baudets sur lesquels nous sommes.
- Les picotins, répondit la dame, ne manquent point en l'écurie de M. le comte de Meghem.
La coquassière quitta sa poêle & tira dans la cour Ulenspiegel & Lamme sur leurs ânes, lesquels se mirent à braire incontinent.
- C'est, dit Ulenspiegel, la fanfare de prochaine nourriture. Ils claironnent leur joie, les pauvres baudets!
En étant tous deux descendus, Ulenspiegel dit à la cuisinière:
- Si tu étais ânesse, voudrais-tu d'un âne comme moi?
- Si j'étais femme, répondit-elle, je voudrais d'un gars à la face joyeuse.
- Qu'es-tu donc, n'étant point femme ni ânesse? demanda Lamme.
- Je suis vierge; dit-elle, une vierge n'est point femme ni ânesse davantage: comprends-tu, grosse bedaine?
Ulenspiegel dit à Lamme:
- Ne la crois point, c'est la moitié d'une folle-fille & le quart de deux diablesses. Sa malice charnelle lui a déjà gardé en enfer une place sur un matelas pour y choyer Belzébuth.
- Méchant gausseur, dit la cuisinière, si tes cheveux étaient de crin, je n'en voudrais pas seulement pour marcher dessus.
- Moi, dit Ulenspiegel, je voudrais manger toutes tes chevelures.
- Langue dorée, lui dit la dame, te les faut-il toutes avoir?
- Non, répondit Ulenspiegel, mille me suffiraient fondues en une seule comme vous.
La dame lui dit:
- Bois d'abord une pinte de bruinbier, mange un morceau de jambon, taille à même dans ce gigot, éventre-moi ce pâté, hume-moi cette salade.
Ulenspiegel joignit les mains:

[Page 219]

- Le jambon, dit-il, est de la bonne viande; la bruinbier, de la bière céleste; le gigot, de la chair divine; un pâté qu'on éventre fait trembler de plaisir la langue dans la bouche; une salade grasse est de princier humage. Mais béni sera celui auquel vous donnerez à souper de votre beauté.
- Voyez comme il dégoise, dit-elle. Mange d'abord, vaurien.
Ulenspiegel répondit:
- Ne dirons-nous point le benedicite avant les grâces?
- Non, fit-elle.
Alors Lamme, geignant, dit:
- J'ai faim.
- Tu mangeras, dit la belle dame, puisque tu n'as d'autre souci que de viande cuite.
- Et fraîche pareillement, comme était ma femme, dit Lamme.
La coquassière devint maussade à ce propos. Toutefois ils mangèrent à grand planté & burent à tire-larigot. Et la dame donna encore cette nuit à souper à Ulenspiegel, & ainsi le lendemain & les jours suivants.
Les ânes avaient double picotin & Lamme double ration. Pendant une semaine, il ne quitta point la cuisine, & il jouait avec les plats, mais non avec la cuisinière, car il songeait à sa femme.
Cela fâcha la fillette, laquelle disait qu'il ne valait pas la peine d'encombrer le pauvre monde pour ne songer qu'à son ventre.
Dans l'entre-temps, Ulenspiegel & la dame vivaient amicalement. Et elle lui dit un jour:
- Thyl, tu n'as point de moeurs: qui es-tu?
- Je suis, dit-il, un fils qu'Heureux Hasard eut un jour avec Bonne Aventure.
- Tu ne médis point de toi, dit-elle.
- C'est de peur que les autres ne me louent, répondit Ulenspiegel.
- Prendrais-tu la défense de tes frères qu'on persécute?
- Les cendres de Claes battent sur ma poitrine, répondit Ulenspiegel.
- Comme te voilà beau! dit-elle. Qui est ce Claes?
Ulenspiegel répondit:
- Mon père, brûlé pour la foi.
- Le comte de Meghem ne te ressemble point, dit-elle; il veut faire saigner la patrie que j'aime, car je suis née à Anvers, la glorieuse ville. Sache donc qu'il s'est entendu avec le conseiller de Brabant Scheyf pour faire entrer à Anvers ses dix enseignes d'infanterie.

[Page 220]

- Je le dénoncerai aux bourgeois, dit Ulenspiegel, & j'y vais de ce pas, leste comme fantôme.
Il y alla, & le lendemain les bourgeois étaient en armes.
Toutefois, Ulenspiegel & Lamme, ayant mis leurs ânes chez un fermier de Simon Simonssen, durent se cacher de peur du comte de Meghem qui les faisait partout chercher pour les faire pendre; car on lui avait dit que deux hérétiques avaient bu de son vin & mangé de sa viande.
Il fut jaloux, le dit à sa belle dame qui grinça les dents de colère, pleura & se pâma dix-sept fois. La coquassière fit de même, mais non si souvent, & déclara sur sa part de Paradis & l'éternel salut de son âme qu'elle ni sa dame n'avaient rien fait, sinon de donner les reliefs du dîner à deux pauvres pèlerins qui, montés sur des ânes chétifs, s'étaient arrêtés à la fenêtre de la cuisine.
Et il fut ce jour-là répandu tant de pleurs que le plancher en était tout humide. Ce que voyant, messire de Meghem fut assuré qu'elles ne mentaient point.
Lamme n'osa plus se montrer chez M. de Meghem, car la cuisinière l'appelait toujours: Ma femme!
Et il était bien dolent, songeant à la nourriture; mais Ulenspiegel lui apportait toujours quelque bon plat, car il entrait dans la maison par la rue Sainte-Catherine, & se cachait dans le grenier.
Le lendemain, à vêpres, le comte de Meghem confessa à la belle commère comme quoi il avait résolu de faire entrer à Bois-le-Duc avant le jour la gendarmerie qu'il commandait. Puis il s'endormit. La belle commère alla au grenier narrer le fait à Ulenspiegel.


XVIII

Ulenspiegel vêtu en pèlerin partit incontinent sans provisions ni argent pour Bois-le-Duc, afin de prévenir le bourgeois. Il comptait prendre en route un cheval chez Jeroen Praet, frère de Simon, pour lequel il avait des lettres du prince, & de là courir le grand trotton par les chemins de traverse jusqu'à Bois-le-Duc.

[Page 221]

Traversant la chaussée, il vit venir une troupe de soudards. Il eut grand peur, à cause des lettres.
Mais résolu de faire bon visage à malencontre, il attendit de pied ferme les soudards, & s'arrêta marmonnant ses patenôtres; quand ils passèrent il marcha avec eux, & sut qu'ils allaient à Bois-le-Duc.
Une enseigne wallonne ouvrait la marche. En tête se trouvaient le capitaine Lamotte avec sa garde de six hallebardiers; puis, selon leur rang, l'enseigne avec une garde moindre, le prévôt, ses hallebardiers & ses deux happe-chair, le chef du guet, le garde-bagages, le bourreau & son aide, & fifres & tambourins menant grand tapage.
Puis venait une enseigne flamande de deux cents hommes, avec son capitaine, son porte-enseigne, & divisée en deux centuries commandées par les sergents de bande, principaux soudards, & en décuries commandées par les rot-meesters. Le prévôt & les stocks-knechten, aides du bâton, étaient pareillement précédés de fifres & de tambourins qui battaient & glapissaient.
Derrière eux venaient, éclatant de rire, gazouillant comme des fauvettes, chantant comme des rossignols, mangeant, buvant, dansant, debout, couchées ou chevauchant, leurs compagnes; de belles & de folles filles, dans deux chariots découverts.
D'aucunes étaient vêtues comme des lansquenets, mais de fine toile blanche, décolletée, déchiquetée aux bras, aux jambes, au pourpoint, laissant voir leurs chairs mignonnes; coiffés de bonnets de fin lin profilés d'or, surmontés de belles plumes d'autruche volant au vent. A leurs ceintures de toile d'or frisées de satin rouge pendaient les fourreaux de drap d'or de leurs poignards. Et leurs souliers, bas & hauts-de-chausses, leurs pourpoints, aiguillettes, ferrements, étaient d'or & de soie blanche.
D'autres étaient aussi vêtues landsknecktement, mais de bleu, de vert, d'écarlate, d'azur, de cramoisi, déchiquetés, brodés, armoriés à leur fantaisie. Et toutes avaient au bras la rouelle de couleur indiquant leur métier.
Un hoer-wyfel, leur sergent, voulait les faire taire; mais par leurs mignonnes grimaces & paroles elles le forçaient de rire & ne lui obéissaient point.
Ulenspiegel, vêtu en pèlerin, marchait de conserve avec les deux enseignes, ainsi qu'un batelet à côté d'un grand navire. Et il marmonnait ses patenôtres.
Soudain Lamotte lui dit:

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- Où t'en vas-tu ainsi, pèlerin?
- Monsieur du capitaine, répondit Ulenspiegel, qui avait faim, je fis jadis un grand péché & fus condamné par le chapitre de Notre-Dame à aller à Rome à pieds demander pardon au Saint-Père, qui me l'octroya. Je revins lavé en ces pays sous condition de prêcher en route les Saints Mystères à tous & quelconques soudards que je rencontrerais, lesquels me doivent, pour mes sermons, bailler le pain & la viande. Et ainsi patrocinant je sustente ma pauvre vie. M'octroirez-vous permission de tenir mon voeu à la halte prochaine.
- Oui, dit messire de Lamotte.
Ulenspiegel, se mêlant aux Wallons & Flamands fraternellement, tâtait ses lettres sous son pourpoint.
Les filles lui criaient:
- Pèlerin, beau pèlerin, viens ici nous montrer la puissance de tes écailles. Ulenspiegel s'approchant d'elles disait modestement:
- Mes soeurs en Dieu, ne vous gaussez point du pauvre pèlerin qui va par monts & par vaux prêcher la sainte foi aux soudards.
Et il mangeait des yeux leurs grâces mignonnes.
Mais les folles-filles, poussant entre les toiles des chariots leurs faces éveillées:
- Tu es bien jeune, disaient-elles, pour patrociner les soudards. Monte en nos chariots, nous t'enseignerons de plus doux parlers.
Ulenspiegel eût obéi volontiers, mais ne le pouvait à cause de ses lettres; déjà deux d'entre elles, passant leurs bras ronds & blancs hors du chariot, tâchaient de le hisser près d'elles, quand le hoerweyfel, jaloux, dit à Ulenspiegel: - Si tu ne t'en revas, je te détranche.
Et Ulenspiegel s'en fut plus loin, regardant sournoisement les fraîches filles dorées au soleil, qui luisait clair sur le chemin.
On vint à Berchem. Philippe de Lannoy, sieur de Beauvoi, commandant les Flamands, ordonna de faire halte.
En cet endroit était un chêne de moyenne hauteur, dépouillé de ses branches, sauf d'une grosse, cassée par le milieu, à laquelle on avait, le mois dernier, pendu par le cou un anabaptiste.
Les soudards s'arrêtèrent, les cantiniers vinrent à eux, leur vendirent du pain, du vin, de la bière, des viandes de toutes sortes. Quant aux folles-filles, ils leur vendirent du sucre, des castrelins, des amandes, des tartelettes. Ce que voyant Ulenspiegel, il eut plus faim encore.

Viens ici beau pèlerin...

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Soudain, montant comme un singe à l'arbre, il se mit à califourchon sur la grosse branche qui était à sept pieds de terre; là, se fouettant d'une discipline, tandis que les soudards & les folles-filles faisaient cercle autour de lui:
- Au nom du Père, du Fils & du Saint-Esprit, dit-il. Amen. Il est écrit: Celui qui donne aux pauvres prête à Dieu: soudards & vous, belles dames, mignonnes compagnes d'amour de ces vaillants guerriers, prêtez à Dieu, c'est-à-dire donnez-moi le pain, la viande, le vin, la bière, si vous le voulez, des tartelettes ne vous déplaise, & Dieu, qui est riche, vous le rendra en morceaux d'ortolans, en ruisseaux de malvoisie, en montagnes de sucre candi, en rystpap, que vous mangerez au paradis dans des cuillers d'argent.
Puis, se lamentant:
- Ne voyez-vous point par quels cruels supplices j'essaye de mériter le pardon de mon péché? Soulagez-vous point en la cuisante douleur de cette discipline qui me blesse le dos & le fait saigner?
- Quel est ce fou? dirent les soudards.
- Mes amis, répondit Ulenspiegel, je ne suis pas fou, mais repentant & affamé; car, tandis que mon esprit pleure ses péchés, mon ventre pleure l'absence de viande. Benoîts soudards & vous, fillettes belles, je vois là parmi vous du gras jambon, de l'oie, des saucissons, du vin, de la bière, des tartelettes. Ne donnerez-vous rien au pèlerin?
- Oui, oui, dirent les soudards flamands, il a bonne trogne le prêcheur.
Et tous de lui jeter des morceaux de nourriture comme des balles. Ulenspiegel ne cessait de parler & mangeait affourché sur la branche:
- La faim, disait-il, rend l'homme dur & inepte à la prière, mais le jambon enlève tout soudain cette méchante humeur.
- Gare, la tête fêlée! dit un sergent de bande en lui jetant une bouteille à demi pleine.
Ulenspiegel saisit au vol la bouteille, & buvant à petits coups, disait:
- Si la faim aiguë furieuse est chose dommageable au pauvre corps de l'homme, il en est une autre aussi pernicieuse: c'est l'angoisse d'un pauvre pèlerin auquel de généreux soudards ont donné l'un une tranche de jambon & l'autre une bouteille de bière. Car le pèlerin est sobre coutumièrement, & s'il buvait ayant dans l'estomac une si mince nourriture, il serait ivre tout de suite.
Comme il parlait, il saisit derechef, au vol, une cuisse d'oie.

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- Ceci, dit-il, est chose miraculeuse, pêcher en l'air du poisson de prairie. Mais il a disparu avec l'os. Quoi de plus avide que le sable sec? C'est une femme stérile & un estomac affamé.
Soudain il sentit un fer de hallebarde le piquer au séant. Et il entendit un enseigne dire:
- Les pèlerins dédaignent-ils le gigot à présent?
Ulenspiegel vit, embroché au fer de la hallebarde, un gros manche de gigot. Le prenant il dit:
- Manche pour manche, j'aime mieux celui-ci entre mes dents que l'autre à mon pourpoint. J'en ferai une flûte à moelle pour chanter tes louanges, hallebardier miséricordieux. Toutefois, disait-il, rongeant le manche, qu'est-ce qu'un repas sans dessert, qu'est-ce qu'un manche, si succulent qu'il soit, si après le pèlerin ne voit pas se montrer la face benoîte de quelque tartelette?
Ce disant, il porta la main à son visage, car deux tartelettes venant du groupe des folles-filles s'étaient aplaties l'une sur son oeil, l'autre sur sa joue. Et les filles de rire & Ulenspiegel de répondre:
- Grand merci, gentes fillettes, qui me donnez des accolades de confitures.
Mais les tartelettes étaient tombées par terre.
Soudain les tambours battirent, les fifres piaillèrent & les soudards se remirent en marche.
Messire de Beauvoir dit à Ulenspiegel de descendre de son arbre & de cheminer à côté de la troupe dont il eût voulu être à cent lieues, car il flairait aux paroles de quelques soudards d'aigre trogne qu'il leur était suspect, qu'ils le prendraient bientôt pour un espion, le fouilleraient & le feraient pendre, s'ils trouvaient ses missives.
Donc, se laissant tomber dans un fossé, il cria:
- Pitié, messires soudards, ma jambe est rompue, je ne saurais cheminer davantage, laissez-moi monter dans le chariot des filles.
Mais il savait que le hoer-wyfel jaloux ne le permettrait point.
Elles de leurs chariots lui criaient:
- Or çà, viens, gentil pèlerin, viens. Nous t'aimerons, caresserons, festoyerons, guérirons en un jour.
- Je le sais, disait-il, mains de femme sont un baume céleste pour toutes les blessures.
Mais le hoer-wyfel jaloux, parlant à messire de Lamotte:

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- Messire, dit-il, je crois que ce pèlerin se gausse de nous, avec sa jambe rompue, pour monter dans le chariot des filles. Ordonnez qu'on le laisse en chemin.
- Je le veux, répondit messire de Lamotte.
Et Ulenspiegel fut laissé dans le fossé.
Quelques soudards, croyant qu'il s'était vraiment cassé la jambe, en furent fâchés à cause de sa gaieté. Ils lui laissèrent de la viande & du vin pour deux jours. Les filles l'eussent voulu aller secourir, mais ne le pouvant, elles lui jetèrent tout ce qui leur restait de castrelins.
La Troupe fut loin, Ulenspiegel prit la clef des champs dans sa robe de pèlerin, acheta un cheval &, par chemins & par sentiers, entra à Bois-le-Duc, comme le vent.
A la nouvelle de l'arrivée de messires de Beauvoir & de Lamotte, ceux de la ville se mirent en armes au nombre de huit cents, élurent des capitaines & envoyèrent à Anvers Ulenspiegel déguisé en charbonnier pour avoir du secours de l'Hercule-Buveur Brederode.
Et les soudards de messires de Lamotte & de Beauvoir ne purent entrer à Bois-le-Duc cité vigilante prête à vaillante défense.


XIX

Le mois suivant, un certain docteur Agileus donna deux florins à Ulenspiegel & des lettres avec lesquelles il devait se rendre chez Simon Praet, qui lui dirait ce qu'il avait à faire.
Ulenspiegel trouva chez Praet le vivre & le couvert. Son sommeil était bon, bonne aussi sa trogne fleurie de jeunesse; Praet, au rebours, chétif & de mine piteuse, semblait toujours enfermé en de tristes pensées. Et Ulenspiegel s'étonnait d'entendre, la nuit, si de hasard il s'éveillait, des coups de marteau.
Si matin qu'il se levât, Simon Praet était debout avant lui & plus piteuse était sa mine, plus tristes aussi ses regards, brillants comme ceux d'un homme se préparant à la mort ou à la bataille.
Souvent Praet soupirait, joignant les mains pour prier, & toujours

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paraissait rempli d'indignation. Ses doigts étaient noirs & graisseux, comme aussi ses bras & sa chemise.
Ulenspiegel résolut de savoir d'où venaient les coups de marteau, les bras noirs & la mélancolie de Praet. Un soir après avoir été à la Blauwe Gans, la taverne de l'Oie bleue, en la compagnie de Simon qui y fut malgré lui, il feignit d'être si soûlé de boissons & d'avoir si fort la crapule en la tête qu'il la devait incontinent porter sur l'oreiller.
Et Praet tristement le mena au logis.
Ulenspiegel dormit au grenier, près des chats; le lit de Simon était en bas, près de la cave.
Ulenspiegel, continuant sa feintise ivrogniale, monta trébuchant l'escalier, feignant de manquer de tomber & se tenant à la corde. Simon l'y aida avec de tendres soins, comme un frère. L'ayant couché, le plaignant de son ivresse, & priant Dieu de la lui vouloir pardonner, il descendit, & bientôt Ulenspiegel entendit les mêmes coups de marteau qui l'avaient maintes fois réveillé.
Se levant sans bruit, il descendit à pieds nus les étroits degrés, si bien qu'après septante & deux, il se trouva devant une porte basse, d'où filtrait par l'entre-bâillement un filet de lumière.
Simon imprimait des feuilles volantes sur d'antiques caractères du temps de Laurens Costers, grand propagateur du noble art d'imprimerie.
- Que fais-tu là? demanda Ulenspiegel.
Simon lui répondit effrayé:
- Si tu es du diable, dénonce-moi, que je meure; mais si tu es de Dieu, que ta bouche soit la prison de ta langue.
- Je suis de Dieu, répondit Ulenspiegel, & ne te veux nul mal. Que fais-tu là?
- J'imprime des Bibles, répondit Simon. Car si le jour, afin de faire vivre ma femme & mes enfants, je publie les cruels & méchants édits de Sa Majesté, la nuit je sème la vraie parole de Dieu, & répare ainsi le mal que je fis durant le jour.
- Tu es brave, dit Ulenspiegel.
- J'ai la foi, répondit Simon.
De fait, ce fut de cette sainte imprimerie que sortirent les Bibles en flamand qui se répandirent dans les pays de Brabant, de Flandre, Hollande, Zélande, Utrecht, Noord-Brabandt, Over-Yssel, Gelderland, jusques au jour où Simon fut condamné à avoir la tête tranchée, finissant ainsi sa vie pour Christ & la justice.

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XX

Simon dit un jour à Ulenspiegel:
- Ecoute, frère, as-tu du courage?
- J'en ai, répondit Ulenspiegel, ce qu'il faut pour fouetter un Espagnol jusqu'à ce que mort s'ensuive, pour tuer un assassin, pour détruire un meurtrier.
- Saurais-tu, demanda l'imprimeur, te tenir patiemment en une cheminée pour écouter ce qui se dit dans une chambre?
- Ulenspiegel répondit: - Ayant, par la grâce de Dieu, reins forts & jarrets souples, je me pourrais tenir longtemps où je le voudrais, comme un chat.
- As-tu patience & mémoire? demanda Simon.
- Les cendres de Claes battent sur ma poitrine, répondit Ulenspiegel.
- Écoute donc, dit l'imprimeur; tu prendras cette carte à jouer ainsi pliée, & tu iras à Dendermonde frapper, deux fois fort & une fois doucement, à la porte de la maison dont voici l'apparence dessinée. Quelqu'un t'ouvrira & te demandera si tu es le ramoneur; tu répondras que tu es maigre & que tu n'as point perdu la carte. Tu la lui montreras. Alors, Thyl, tu feras ce que dois. De grands malheurs planent sur la terre de Flandre. Il te sera montré une cheminée préparée & balayée à l'avance; tu y trouveras de bons crampons pour tes pieds, & pour ton séant une petite planchette de bois fermement soutenue. Quand celui qui t'aura ouvert te dira de monter dans la cheminée, tu le feras, & là tu te tiendras coi. D'illustres seigneurs se réuniront en la chambre, devant la cheminée dans laquelle tu te trouveras. Ce sont Guillaume le Taiseux, prince d'Orange, les comtes d'Egmont, de Hornes, de Hoogstraeten & Ludwig de Nassau, le frère vaillant du Taiseux. Nous, réformés, voulons savoir ce que Messeigneurs veulent & peuvent entreprendre pour sauver les pays.
Or, le premier avril, Ulenspiegel fit ce qui lui était dit, & se plaça dans la cheminée. Il fut satisfait de voir que nul feu n'y brûlait, & pensa que, n'ayant point de fumée, il aurait ainsi l'ouïe plus fine.
Bientôt la porte de la salle s'ouvrit, & il fut traversé d'outre en outre par

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un coup de vent. Mais il prit ce vent en patience, disant qu'il lui rafraîchirait l'attention.
Puis il entendit messeigneurs d'Orange, d'Egmont & les autres entrer dans la salle. Ils commencèrent à parler des craintes qu'ils avaient, de la colère du roi & de la mauvaise administration des deniers & finances. L'un d'eux parlait d'un ton âpre, hautain & clair, c'était d'Egmont. Ulenspiegel le reconnut, comme il reconnut d'Hoogstraeten, à sa voix enrouée; de Hoorn, à sa grosse voix; le comte Louis de Nassau, à son parler ferme & guerrier; & le Taiseux, à ce qu'il prononçait lentement toutes ses paroles comme s'il les eût pesées chacune en une balance.
Le comte d'Egmont demanda pourquoi on les réunissait une seconde fois, tandis qu'à Hellegat ils avaient eu le loisir de décider ce qu'ils voulaient faire.
De Hoorn répondit:
- Les heures sont rapides, le roi se fâche, gardons-nous de temporiser.
Le Taiseux alors dit:
- Les pays sont en danger; il faut les défendre contre l'attaque d'une armée étrangère.
D'Egmont répondit, en s'emportant, qu'il trouvait étonnant que le roi ou maître crût devoir y envoyer une armée, alors que tout était pacifié par les soins des seigneurs & notamment par les siens.
Mais le Taiseux:
- Philippe a aux Pays-Bas quatorze bandes d'ordonnance, dont tous les soudards sont dévoués à celui qui commanda à Gravelines & à Saint-Quentin.
- Je ne comprends pas, dit d'Egmont.
Le prince repartit:
- Je ne veux rien dire davantage, mais il va être fait lecture, à vous & aux seigneurs réunis, de certaines lettres, celles du pauvre prisonnier Montigny pour le commencement.
Dans ses lettres, messire de Montigny écrivait:
‘Le roi est extrêmement fâché de ce qui est arrivé aux Pays-Bas, & il punira, à l'heure donnée, les fauteurs de troubles.’
Sur ce, le comte d'Egmont dit qu'il avait froid, & qu'il serait bon d'allumer un grand feu de bois. Cela fut fait pendant que les deux seigneurs causaient des lettres.

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Le feu ne prit pas à cause du trop grand bouchon qui était dans la cheminée & la chambre fut pleine de fumée.
Le comte d'Hoogstraeten lut alors, en toussant, les lettres interceptées d'Alava, ambassadeur d'Espagne, adressées à la Gouvernante.
‘L'ambassadeur, dit-il, écrit que tout le mal arrivé aux Pays-Bas l'est du fait des trois; savoir, messieurs d'Orange, d'Egmont & de Hoorn. Il faut, dit l'ambassadeur, montrer bon visage aux trois seigneurs & leur dire que le roi reconnaît tenir ces pays en son obéissance par leurs services. Quant aux deux seuls: Montigny & de Berghes, ils sont où ils doivent demeurer.’
- Ah! disait Ulenspiegel, j'aime mieux une cheminée fumeuse au pays de Flandre, qu'une fraîche prison au pays d'Espagne; car il y pousse des garrots entre les murs humides.
Ledit ambassadeur ajoute que le roi a dit en la ville de Madrid:
‘Par tout ce qui est arrivé aux Pays-Bas, notre royale réputation est amoindrie, le service de Dieu est avili, & nous exposerons tous nos autres pays plutôt que de laisser impunie une telle rébellion. Nous sommes décidé à aller en personne aux Pays-Bas & à requérir l'assistance du pape & de l'empereur. Sous le mal présent gît le bien futur. Nous réduirons les Pays-Bas sous notre absolue obéissance & y modifierons à notre guise état, religion & gouvernement.’
- Ah! Philippe roi, se disait Ulenspiegel, si je pouvais, à ma mode, te modifier, tu subirais sous mon bâton flamand une grande modification de tes cuisses, bras & jambes; je te mettrais la tête au milieu du dos avec deux clous pour voir si en cet état, regardant le cimetière que tu laisses derrière toi, tu chanterais à ta guise ta chanson de tyrannique modification.
On apporta du vin. D'Hoogstraeten se leva & dit: ‘Je bois aux pays!’ Tous firent comme lui qui, posant son hanap vide sur la table, ajouta: ‘La male heure sonne pour la noblesse belgique. Il faut aviser aux moyens de se défendre.’
Attendant une réponse, il regarda d'Egmont, qui ne sonna mot.
Mais le Taiseux parla: - Nous résisterons, dit-il, si d'Egmont qui, à Saint-Quentin & à Gravelines, deux fois fit trembler la France, qui a toute autorité sur les soudards flamands, veut nous venir à la rescousse & empêcher l'Espagnol d'entrer en nos pays.
Messire d'Egmont répondit: - J'ai trop respectueuse opinion du roi pour croire qu'il nous faille nous armer en rebelles contre lui. Que

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ceux qui craignent sa colère se retirent. Je demeurerai, n'ayant nul moyen de vivre sans son secours.
- Philippe peut se venger cruellement, dit le Taiseux.
- J'ai confiance, répondit d'Egmont.
- La tête y comprise? demanda Ludwig de Nassau.
- Y compris, répondit d'Egmont, tête, corps & dévouement qui sont à lui.
- Amé & féal, je ferai comme toi, dit de Hoorn.
Le Taiseux dit: - Il faut prévoir & ne point attendre.
Lors, messire d'Egmont parlant violemment: - J'ai, dit-il, fait pendre à Grammont vingt-deux réformés. Si les prêches cessent, si l'on punit les abatteurs d'images, la colère du roi s'apaisera.
Le Taiseux répondit: - Il est des espérances incertaines.
- Armons-nous de confiance, dit d'Egmont.
- Armons-nous de confiance, dit de Hoorn.
- C'est de fer qu'il faut s'armer & non de confiance, repartit d'Hoogstraeten.
Sur ce, le Taiseux fit signe qu'il voulait partir.
- Adieu, prince sans terre, dit d'Egmont.
- Adieu, comte sans tête, répondit le Taiseux.
Ludwig de Nassau dit alors: - Le boucher est pour le mouton & la gloire pour le soldat sauveur de la terre des pères!
- Je ne le puis, ni ne le veux, dit d'Egmont.
- Sang des victimes, dit Ulenspiegel, retombe sur la tête du courtisan!
Les seigneurs se retirèrent.
Ulenspiegel alors descendit de sa cheminée & alla incontinent apporter les nouvelles à Praet. Celui-ci dit: D'Egmont est traître, Dieu est avec le prince.

Le duc! le duc à Bruxelles! Où sont les coffres-forts qui ont des ailes?


FIN DU LIVRE DEUXIEME