° Le séjour d'Albert Einstein au Coq-sur-Mer en 1933

 

Statue d'Albert Einstein au Coq-sur-Mer (De Haan-aan-Zee)


ALBERT EINSTEIN AU COQ-SUR-MER EN 1933


En 1933, fuyant la montée du nazisme en Allemagne, Albert Einstein, prix Nobel de physique et pacifiste convaincu, rendu célèbre notamment par sa « théorie de la relativité », entame un exil qui le mènera brièvement en Belgique, avant de s'établir définitivement aux États-Unis.

Dès le début de l'année 1933, avec la nomination d'Adolf Hitler au poste de chancelier allemand le 30 janvier, la persécution des Juifs et des opposants au régime nazi s'intensifie. Albert Einstein, alors en visite au California Institute of Technology aux États-Unis, est une cible privilégiée en raison de ses origines juives, de son opposition virulente au nazisme et de son plaidoyer en faveur du pacifisme. Les nazis le dénoncent publiquement comme un symbole de « dégénérescence juive » et l'accusent de propager de la « propagande d'atrocité ». En février et mars 1933, la Gestapo perquisitionne à plusieurs reprises son appartement familial à Berlin.

Le 18 mars 1933, après un séjour prolongé au Etats-Unis, Albert Einstein et son épouse Elsa embarquent à New York à bord du SS Belgenland de la Red Star Line, avec l'intention initiale de retourner en Allemagne via Anvers. 


Albert Einstein et son épouse Elsa dans leur cabine du SS Belgenland

Cependant, durant la traversée, des nouvelles alarmantes leur parviennent : les nazis ont pillé leur maison de Caputh, près de Berlin, et confisqué tous leurs biens. Face à cette situation et à la « chasse aux sorcières » déclenchée contre la communauté juive, Einstein prend une décision irrévocable encore à bord du navire : il ne retournera pas en Allemagne. Le 28 mars 1933, sur le papier à en-tête de la Red Star Line, il rédige sa lettre de démission à l'Académie Prussienne des Sciences, rompant par là-même tout lien avec cette académie. Le même jour, il écrit également une lettre à sa sœur Maja Winteler-Einstein, résidant à ce moment-là en Italie, pour lui signaler notamment sa renonciation à la nationalité allemande.


Lettre de démission à l'Académie Prussienne des Sciences

Le 28 mars 1933, le Belgenland accoste à Anvers, où Einstein et son épouse sont accueillis par une foule enthousiaste. Lors d'une conférence de presse, Einstein confirme sa décision de tourner définitivement le dos à sa patrie. Dès le lendemain, il se rend au consulat d'Allemagne à Bruxelles pour y déposer son passeport et renoncer officiellement à sa nationalité allemande. Le gouvernement allemand réagit rapidement en confisquant tous les biens et fonds d'Einstein restés en Allemagne.


Accueil à Anvers du couple Einstein

Le couple séjourne ensuite pendant trois jours au château de Cantecroy à Mortsel, chez le professeur Arthur De Groodt. C'est l'épouse de M. De Groodt qui se charge de louer la Villa Savoyarde au Coq-sur-Mer pour les Einstein.


Le château de Cantecroy à Mortsel

Le couple Einstein au château de Cantecroy en compagnie de
Franz de Groodt, Magda de Groodt, le professeur Arthur de Groodt,
le compositeur Jef van Durme et Juliette de Groodt-Adant

Le 1er avril 1933, Albert Einstein et son épouse arrivent au Coq-sur-Mer (De Haan-aan-Zee) via Ostende. Selon certaines sources, ils auraient, une fois à Ostende, emprunté le tram qui longe la côte belge, jusqu’au Coq, encombrés des dix-sept malles et un violon qu'ils ramènent de leur séjour prolongé aux Etats-Unis… Ils auraient entassé leurs bagages dans la dernière voiture de ce tram.


Coq-sur-Mer - Station du tram, vers 1933

Ils s'installent à la Villa Savoyarde, ainsi qu’à son annexe, la Maisonnette, situées avenue Shakespeare (numéros 3-5), qui deviendront leur refuge pour les six mois à venir. Le 12 avril, ses belles-filles Ilse et Margot Löwenthal (filles de son épouse Elsa), sa secrétaire Hélène Dukas et son collaborateur Walther Mayer les rejoignent. La sécurité d'Einstein, dont la tête sera mise à prix par un magazine nazi, est discrètement assurée par la gendarmerie locale à partir du 12 avril (contrairement à ce que narrent certaines publications romancées, Einstein ne subira aucune menace au cours de son séjour au Coq).


Villa Savoyarde et son annexe, en 1933

Albert Einstein  et son épouse devant la villa Savoyarde

Albert Einstein et son épouse à la villa Savoyarde

Coupure de presse évoquant la renonciation d'Einstein à la nationalité allemande

Rapport de la gendarmerie belge relatif à la protection d'Albert Einstein

Albert Einstein et son épouse Elsa en promenade au Coq-sur-Mer


Einstein effectuait presque quotidiennement une promenade qui le menait souvent sur le front de mer, puis à l'hôtel Belle-Vue, où il commandait généralement un café et une tartine de cramique.


Promenade sur la digue

L'hôtel Belle-Vue

Pendant son séjour au Coq-sur-Mer, le scientifique continue de travailler et reçoit de nombreux visiteurs. Parmi eux figure la Reine Élisabeth de Belgique, avec qui il s'était déjà rencontré lors des conférences Solvay à Bruxelles au début des années 1920. Une anecdote raconte qu'un charpentier, occupé à réparer une fenêtre de la villa, se serait précipité aux toilettes, ému par l'apparition de la reine.


Albert Einstein et la reine Elisabeth

Einstein profite également de son exil belge pour donner des conférences à Bruxelles, à Oxford en juillet, et pour le Rotary d'Ostende. Il offre un concert de violon au Kursaal d'Ostende en présence de la Reine Élisabeth et effectue une excursion en mer à bord du garde-pêche HMS Zinnia. Il rencontre plusieurs artistes, dont les peintres Alfons Blomme (en mai), Felix Labisse et James Ensor, ainsi que l'écrivain Aldous Huxley et le physicien Georges Lemaître.


Albert Einstein et Alfons Blomme (fondateur de l'Académie des Beaux-Arts d'Ostende)

Le portrait réalisé par Alfons Blomme lors de sa rencontre avec Einstein

Einstein et Georges Lemaître, auteur de la théorie du "Big Bang"

Un événement notable est sa rencontre avec le célèbre peintre James Ensor et Anatole de Monzie, le ministre français de l'Éducation nationale, le 2 août 1933. Cette rencontre a lieu au restaurant "Au Cœur Volant", situé au 25 Normandiëlaan. Le ministre venait alors de décorer Ensor de la Légion d'honneur. On raconte que le dîner aurait été animé par des "chamailleries" amicales, Einstein reprochant à Ensor de ne rien comprendre aux couleurs, et Ensor lui rétorquant qu’il n’y connaissait rien aux mathématiques. Au menu - après un "large" apéro -, melon glacé, sole meunière et crêpe Suzette.


Le restaurant "Au Coeur Volant", au 25 de la Normandiëlaan

Au Coeur Volant, Albert Einstein, Marcel Abraham, Anatole de Monzie et James Ensor
(Photo Maurice Antony)

Albert Einstein, une convive non identifiée, Anatole de Monzie et James Ensor
(Photo Maurice Antony)


James Ensor écrira une "Ode au physicien Albert Einstein", publiée dans une revue musicale belge le 5 septembre 1933, où il exprime son admiration pour le savant tout en affirmant la relativité de leurs points de vue. 


Ode au physicien Albert Einstein.

[...] publié dans la Revue Musicale Belge du 5 septembre 1933. 

Ensor à Einstein à un déjeûner qui eut lieu à Coq sur Mer

Entre nous, je me permets de saluer un convive de poids, lourd ou léger, un voisin nimbé d’importance. Bloc de science enfariné de fleurs par un confrère de la côte sur la dune perché. A vous, grand penseur, beau lanceur de rayons probants, vos traits chevelus d’argent dégageant des lumières millénaires.

Oui, les corps célestes irradient les paradis des relativités rotariennes, allument le champ clos de notre table où verres, coupes, cristaux, flacons reflètent les paillettes et les cris de joie et de soie de jeunes étoiles en goguettes, où pétards bougies, fusées incendient nos sens et brûlent l’esprit de nos pensées.

Mais vous, l’homme de lumière, vous reflétez des soleils, inventeriez des planètes, inventez des lunes, illustrez des étoiles. Encore, ce qui vaut mieux, vous éteignez des astres paresseux, vous enrayez des bolides égarés, en mal de chute et de rechute.

Mesdames, Messieurs, veuillez excuser mon libre parler, mon langage humblement pictural mes termes déplacés aigus ou ambigus, antimathématiques, où j’ai toujours condamné les mondes où l’on s’embête et leur pluralité. Chez nos confrères rotariens de Chine ou d’Amérique, on rote en fumant, chez nous, on songe en mangeant, on pense en buvant.

Ici, chers amis, buvons et fraternisons sous le soleil nappé de gris des temps indécis.

Hélas, trois fois hélas !!! les peintres esclaves de la vision demeurent rebelles aux rayons positifs tout comme à la raison positive, aux calculs, aux probabilités, entre la raison et la compréhension, entre l’apparence et le fond des choses , le désaccord demeure profond.

Et vous me dites, éminent savant, que six n’est pas neuf. Je répondrai: quand d’un coup de pied léger je renverse six cela fait neuf, et quand vous me direz ‘six et huit font quatorze’ je répondrai; ‘six et huit font soixante-huit’; en ce cas mesdames et messieurs tout est relativité.

Et l’on a toujours dit: ‘Il y a plus de vérités relatives que de vérités absolues’.

Sachons au besoin apprécier la vielle devise belgo-opportune: ‘du choc des idées jaillit la lumière'.

Cher maître grand, acceptez mon salut. Excusez mes paroles pimentées de sentiment.

A vous, amis, mes remerciements venus du cœur et de la main en ligne courbe de vie et d’allégresse.

Venus du cœur, le foyer incandescent, du cœur qui bat parfois midi à quatorze heures, mais chef d’œuvre quand même de l’horloger divin.

Louons rondement le grand Einstein et ses ordres relatifs, mais condamnons l’algébriste et ses racines carrées, l’arpenteur et sa racine cubique.

Je dis que le monde est rond, aussi à dieu soleil et madame la lune, rondes sont les joues, rondes les risettes, rondes les prunelles, rondes les mastelles, rondes les assiettes, rondes les croupes, rondes les coupes,  mais chantons carrément cette foi, mesdames, messieurs et en chœur s’il vous plaît. Il n’y a qu’un Einstein qui règne dans les cieux!

James Ensor août 1933.


Le 30 août 1933, le philosophe juif allemand Theodor Lessing est assassiné par des agents nazis à Mariánské Lázně (Marienbad), en Tchécoslovaquie. Cet événement prouve à Einstein (et aux autorités belges) que les nazis n'hésitent plus à franchir les frontières pour éliminer leurs opposants. Einstein comprend qu'il serait probablement le prochain sur la liste. En outre, des rumeurs sérieuses font état d'une récompense de 50 000 marks (ou 5 000 dollars selon les sources) offerte à quiconque le tuerait.

Le soir du 8 septembre 1933, Albert Einstein quitte donc Le Coq-sur-Mer en direction de l'Angleterre. Après un séjour au Royaume-Uni, il embarque à Southampton en octobre 1933 à bord du SS Westernland pour les États-Unis. Il s'installera définitivement à Princeton, ne revoyant plus jamais l'Europe. 

Elsa Einstein est morte en 1936, d'insuffisance cardiaque et rénale, probablement aussi brisée par la mort de sa fille Ilse en 1934. Son époux décède en 1955, d'une rupture d'anévrisme de l'aorte abdominale.

Une statue en bronze d'Einstein, placée fin 2006 sur la Normandiëlaan, près de l'ancien restaurant "Au Cœur Volant", commémore aujourd'hui son passage au Coq-sur-Mer.


(Sources diverses assemblées par la Belgique des Quatre Vents)