DIEUX DU NORD La Grotte de Freyr (légende)

 

La déesse Freya


LA GROTTE DE FREYR

Conte extrait des « Légendes de la Meuse » par Henry de Nimal

Edité par Lebègue et Cie, Bruxelles (1889)

Suivi d’une courte notice biographique consacrée à l’auteur, 
ainsi que d'une notice géographique de localisation de la Grotte
en bord de Meuse, en Belgique



I

Le géant Niord habitait les bords de la mer, dont il était le dieu. Il disposait des vents et des tempêtes, commandait aux ouragans, et d’un mot apaisait leur courroux.

Un jour, il se promenait sur le sable, au bord de son domaine marin, contemplant les petites vagues moutonnantes qui bêlaient et se poussaient les unes contre les autres, au loin, comme les brebis d’un immense et turbulent troupeau.

Sa profonde rêverie fut tout à coup interrompue par un grand bruit venant du côté de la terre. C’était Skada, la belle et intrépide fille du laid géant Thiasse, haletante, les joues enflammées, les cheveux volant dans la brise. Il y avait deux journées qu’elle avait quitté ses montagnes, deux journées entières que sans repos, sans répit, elle poursuivait un épouvantable sanglier à la taille si colossale, aux soies si hérissées, aux défenses si menaçantes, à la gueule si affreuse qu’on l’eût pris pour un monstre de l’enfer plutôt que pour une bête de la terre. Niord saisit l’animal comme il eût fait d’un petit chien et le traîna jusqu’au pied de la chasseresse.

Les deux géants s’aimèrent.

Neuf nuits sur douze, Niord allait retrouver Skada sur les hautes montagnes. Skada passait les trois autres nuits auprès de Niord, sur quelque falaise, au bord du grand Océan dont le monotone et plaintif murmure berçait leur sommeil divin.


II

De leurs amours sortirent deux enfants, Freyr et Freya.

Freyr avait été engendré dans la montagne, par une tiède et resplendissante matinée de printemps, sur un lit d’herbe verte et touffue semée de boutons d’or.

Freya avait été conçue sur la roche écumeuse, par une effrayante nuit d’ouragan, dans le sifflement des vents, les éclats de la foudre, le rugissement des vagues, le farouche et sauvage déchaînement de la tempête.

Freyr devint la personnification du soleil et du jour, le dieu de la paix, de l ‘abondance et du plaisir.Il répandait avec profusion ses bienfaits sur la terre, faisait les champs fertiles et les femmes fécondes.

Pendant que son frère comblait ainsi les hommes de bonheur, la belle et cruelle Freya prenait son plaisir à les accabler des plus intolérables douleurs et des maux les plus atroces. La Tempête, la Guerre, l’Amour, horrible et beau cortège, suivaient partout ses pas. Comme trois loups avides que la faim époinçonne, à un signe de leur maîtresse ils se jetaient sur le troupeau des malheureux humains, leur déchiraient les chairs, leur broyaient le cœur, leur arrachaient les entrailles.

Et quand ils s’en revenaient maculés de sang, hideux de carnage, pour les récompenser, heureuse, Freya leur donnait ses mains augustes à lécher.


III

Niord, Freyr et Freya composaient la famille divine des Wanes.

Après un long et meurtrier combat avec les Ases, cette autre fameuse dynastie de dieux, les Wanes furent vaincus et les deux races se fondirent en une seule par le mariage de la belle Freya avec Odin, le premier des Ases, qui devint dès lors le dieu suprême de l’Olympe scandinave. Odin était d’une beauté majestueuse, sereine et tranquille, ainsi qu’il sied à la souveraine puissance. Divinité douce et bienfaisante, sa sagesse égalait sa splendide beauté et son pouvoir infini. Il était le dieu de la prudence, de l’éloquence, de la poésie, des arts, le dispensateur de la richesse, du bonheur, de la vaillance et de la victoire.

Sa résidence dans le ciel s’appelait Asgard. Il y mena sa resplendissante compagne et la fit asseoir à son côté sur le trône lumineux d’où l’on embrasse d’un seul coup d’œil les cieux, la terre et les océans. Il lui donna pour parcourir le ciel, un char magnifique fait d’un rayon de soleil et d’étoiles à la place d’or et de pierreries ; en guise de chevaux, ce char était traîné par deux cygnes au col superbe, au plumage rayonnant de blancheur. Puis, comme un frère avec sa sœur, il partagea l’empire avec elle.

Deux filles leur naquirent, Hnossa et Gersimi, l’une blonde comme les rayons lunaires, l’autre noire comme une nuit sans étoiles, mais si belles toutes les deux que les autres déesses semblaient laides auprès d’elles : plus belles que Saga, plus belles que Géfion à qui appartiennent les âmes de ceux qui meurent vierges, plus belles que Sudra la courtoise, plus belles que Sioefna, Lofn et Voera qui favorisent les amours, plus belles que toutes, mais moins belles que Freya leur mère.

Odin et Freya avaient le monde pour domaine et le ciel pour palais. Les astres étaient leurs esclaves. Un froncement de leurs sourcils faisait trembler la terre sur ses bases ; et un regard de leurs yeux produisait la foudre et les éclairs. Et cependant ils s’aimaient, et cependant ils étaient heureux dans cet immense univers, comme dans leur petite ville, au fond de quelque tranquille province, deux bourgeois qui s’aiment et ne voient rien au delà de leur amour.


IV

Hugin et Munin étaient deux oiseaux merveilleux, qu’Odin avait dressés à parcourir le monde et dont les yeux étaient si perçants et les oreilles si fines que rien ne leur échappait de ce qui se passait sur la vaste terre. A leur retour, ils venaient se poser sur chacune des épaules de leur maître, Munin à gauche, Hugin à droite, et alternativement, comme dans un dialogue, ils lui racontaient, l’un ce qu’il avait vu de triste, l’autre ce qu’il avait découvert de joyeux parmi les hommes.

Un matin, à son réveil, Freya vit Hugin et Munin, perchés, mornes et lugubres, auprès de sa couche dans laquelle Odin ne se trouvait plus. Anxieuse, présageant quelque malheur, elle s’informe.

Dieux et déesses, à l’envi, se font un mauvais plaisir de lui révéler son infortune. Au milieu des ténèbres, comme un voleur qui s’enfuit, son époux avait quitté le ciel enlevant Skada, femme du géant Niord et mère de Freya.

Odin adultère, Odin incestueux, Odin lui préférant sa propre mère ! Ah ! comme Freya, en un instant, expia cruellement les maux sans nombre dont elle avait abreuvé la souffrante humanité ! Ainsi qu’elle avait torturé les jeunes hommes et les jeunes femmes, elle était maintenant torturée.

Elle souffrait abominablement, elle souffrait dans son amour et son orgueil. Elle dormirait seule, toujours seule, dans son grand lit de nuages, et quand l’aurore ferait lever les couples divins, elle, la déesse de l’amour, serait la seule qu’un époux ne baiserait point du front !

Dans sa douleur, elle déchirait sa robe faite de l’azur du firmament et elle brisait sous ses pieds sa flamboyante couronne d’étoiles. Elle pleurait, et de ses yeux glauques comme la mer dont son père était dieu tombaient des larmes qui étaient des perles d’or ; ces perles inondant sa gorge, ses jambes, tout son corps, l’habillaient comme d’un vêtement et voilaient aux regards envieux des autres dieux sa céleste et splendide nudité.


V

Freyr possédait un sanglier enchanté appelé Gullimborste. On l’attelait à un char, et il parcourait, avec la rapidité de l’éclair, les plaines du ciel et de la mer comme si les cieux et l’Océan eussent été de larges et commodes chemins dallés. Freya emprunta le sanglier et l’attelage. Freyr possédait une épée enchantée. Dans la lame de cette épée il avait enfermé une âme, et l’épée vivait. Freyr n’avait qu’à commander, l’épée obéissait comme une esclave.

Elle partait, elle s’en allait toute seule dans les mêlées, elle frappait d’estoc et de taille, et la besogne faite, elle venait se replacer d’elle-même dans la main de son maître.

Freya emprunta l’épée.

Puis elle partit à la recherche de son époux.

Pendant des jours, pendant des mois, pendant des ans, elle parcourut l’univers, traversant la terre d’un bout à l’autre, marchant sur les océans, fouillant les profondeurs des cieux, visitant les astres qui pendent dans la nuit et éclairent le monde comme les lampes.

Quand elle avait fini, elle recommençait, et bien qu’il y eût un siècle qu’elle cherchât ainsi, elle ne se lassait point. Seulement, elle devenait chaque jour un peu plus triste, et ses yeux maintenant ne cessaient plus de pleurer leurs poétiques perles d’or.


VI

Un soir, lasse, brisée de fatigue, épuisée par les larmes, elle s’arrêta sur le bord de la Meuse, dans un endroit plein d’une sauvage et farouche mélancolie qui convenait bien à la douleur de l’inconsolable déesse.

Une grotte spacieuse taillée dans le marbre blanc de la montagne s’ouvrait non loin du fleuve. La déesse y chercha un refuge pour la nuit et ne tarda pas à s’endormir d’un lourd et mauvais sommeil, hanté par les cauchemars et les spectres.

Un rauque grognement l’éveilla vers le matin. Le sanglier qui faisait bonne garde pendant que sa maîtresse dormait, avertissait celle-ci de l’approche d’un danger.

En effet, une troupe d’hommes à la haute stature, aux longs cheveux teints en couleur bleue, à l’aspect terrifiant, leurs armes déjà prêtes, approchait de l’entrée de la grotte. L’éclat des paillettes d’or répandues sur le bord du fleuve avait attiré leurs yeux cupides. Ils avaient suivi comme une piste la brillante traînée que les pleurs de Freya avaient laissée sur son passage. Ne doutant point qu’un riche voyageur ne fût entré dans la caverne afin d’y passer la nuit, les Gaulois accouraient pour surprendre l’étranger, le massacrer et lui voler ses trésors.

Freya fit un geste ; l’épée quitta prestement sa main, courut aux agresseurs, toute seule, et en une seconde fit mordre la poussière à un grand nombre d’entre eux.

Les autres, frappés d’épouvante et reconnaissant dans cet événement l’intervention des dieux, se jetèrent à genoux ; et la face prosternée contre terre, ils imploraient leur pardon et conjuraient l’étrangère de leur dire son nom et sa patrie, lui promettant de la ranger au nombre de leurs divinités et de l’adorer à l’égal des plus puissantes d’entre elles.


VII

Elle leur parla ainsi :

« La nuit est mon empire. Les deux disques de la lune servent de roues à mon char de nuées.On m’adore dans les pays glacés du Septentrion. Ma robe est faite de neige vierge, et des glaçons pendent à ma chevelure comme des diamants. Je suis Freya, la déesse des tempêtes, de la guerre et de l’amour. Autrefois, je poussais les peuples en des luttes impies et sans pitié. Les pillages, les destructions, les massacres, les nouveau-nés tués sur le sein de leur mère, les filles violées sous les yeux de leurs parents enchaînés, tels étaient les sacrifices qui me plaisaient. Je jetais les filles dans le lit de leurs pères et j’étais joyeuse quand, de l’union monstrueuse d’un fils avec sa mère, il naissait quelque horrible géant dont la vie n’était qu’un long crime. Le destin m’a bien punie : j’ai souffert, j’ai ressenti à mon tour toutes les âpres douleurs. Je suis bonne maintenant ; je ne veux plus sur la terre que des guerres justes et des amours permises. J’accepte votre culte et vos adorations ; vous m’immolerez des génisses, des brebis, des chevreaux ; je présiderai aux mariages ; les femmes me prieront pour que leurs maris soient des guerriers vaillants et des époux fidèles. Cette grotte avec ses colonnes de stalactites blanches comme des ailes de colombe, avec ses capricieuses sculptures de marbre en forme de cierges, de bassins d’offrande, de corbeilles, de bouquets, est belle comme ces temples de cristal que les peuples du Nord creusent pour moi dans les blocs de glace de leur pays. C’est ici que je veux être adorée ; cette grotte sera mon temple et vous lui donnerez le nom de Freyr. Ainsi s’appelle mon frère, l’heureux époux de la belle et fidèle Gerda, le dieu de l’abondance et des plaisirs honnêtes. Quand je quittai l’Asgard à la poursuite de mon volage époux, c’est lui qui me prêta son sanglier Gullimborste et cette épée qui incendierait le monde si je le lui ordonnais. C’est donc à lui que je dois d’avoir tout à l’heure échappé à vos coups. Pour lui rendre grâce, vous viendrez ici tous les ans à pareil jour, en grande pompe, immoler sur mes autels un taureau et un sanglier ».


VIII

Le soleil s’était levé éblouissant. Freya s’approcha de la Meuse. Son image se refléta dans l’eau au milieu d’une auréole d’or. Avec l’épée enchantée, elle coupa l’eau tout autour de l’image ; en même temps l’onde se durcit, les contours se fixèrent ; et s’étant baissée, la déesse retira de la Meuse un portrait merveilleux qu’elle plaça dans la grotte.

Puis elle remonta sur son char, piqua le sanglier avec l’aiguillon et reprit à travers l’univers sa course éternelle.


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HENRY DE NIMAL
1858 - 1925

Courte notice biographique

Né à Monceau-sur-Sambre (Hainaut, Belgique). Ecrivain, juriconsulte et économiste ; Avocat au Barreau de Charleroi ; Auditeur au Conseil Supérieur de l’Etat Indépendant du Congo ;  Consul de Russie ;  Conservateur du Musée Archéologique de Charleroi ; Secrétaire de l’Association des Maîtres de forges de Charleroi ; commandeur des Ordres de Saint Stanislas (Russie), Pie IX (Saint-Siège), Charles III (Espagne), Christ (Portugal) ; grand officier de l’Ordre du Nichan; etc, etc.

Armoiries :  de sinople à trois merlettes d’or posées 2 et 1, à la bordure du même. Couronne :  à cinq perles. Cimier :  trois plumes de paon au naturel. Supports :  deux lions regardants d’or, armés et lampassés de gueules. Cri :  Walhain. Devise :  Usque ad finem.

Extrait du « Dictionnaire biographique international des écrivains » (Imprimerie de l’Armorial Français, à Paris, 1902), par Henry Carnoy et divers auteurs.


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NOTICE GEOGRAPHIQUE


La Grotte de Freyr se situe en bord de Meuse, proche du Bois de Freyr (à ne pas confondre avec la Forêt de Freyr, au N-E de Saint-Hubert), entre Dinant et Hastière, dans la province de Namur. On mentionnera également dans cette aire, sur l'autre rive de la Meuse, le Rocher de Freyr, "haut-lieu" des passionnés d'escalade en Belgique.

Coordonnées GPS de la Grotte :  E 4.88111 - N 50.23116


Brève description de la Grotte de Freyr
(extraite du site « La biodiversité en Wallonie »)

Cette grotte est située sur le domaine du Château de Freyr, un des joyaux architecturaux de la vallée de la Meuse. La cavité comprend deux ouvertures, un puits et une grande salle principale. Elle présente un développement total de 266 m. Le site a un grand intérêt chiroptérologique avec l'hivernage de plusieurs espèces de chauves-souris, dont le grand rhinolophe (Rhinolophus ferrumequinum).



DIEUX DU NORD Les Wordingsusters ou Nornes de Brustem-Rijkel-Zepperen

 

Les Trois Nornes au pied d'Yggdrasil


LES WORDINGSUSTERS OU NORNES DE BRUSTEM-RIJKEL-ZEPPEREN (SAINT-TROND)

Dans l’ancienne mythologie nordique, qui, avant l’époque médiévale, constituait le fond de croyance des populations présentes sur l’actuel territoire belge (ainsi d’ailleurs qu’en territoires germaniques, scandinaves et anglo-saxons), on connait trois divinités, trois sœurs, les Nornes, dont la tâche consistait à dresser les plans des destinées humaines, symboliquement proches donc des Parques de la mythologie romaine, ou des Moires de la mythologie grecque.

Elles oeuvraient généralement au pied de l’arbre-monde, l’axis mundi des traditions nordiques, Yggdrasil en version scandinave, Irminsul en version germanique, qui lui-même représentait le Destin.

Dans l’aire scandinave, et selon l’Edda de Snorri Sturluson, ces Nornes se nommaient Urdr, Verdandi et Skuld, régisseuses du passé, du présent et du futur des êtres humains. 

Dans les territoires de l’actuelle Belgique, les trois Nornes étaient nommées collectivement Wordingsusters (Wordingzusters en graphie contemporaine) ou Werdsusters, c’est-à-dire les Sœurs du Devenir. Leurs noms individuels étaient Wara (le passé), Werdenda (le présent) et Zalworda ou Zala (l’avenir), étymologiquement proches des noms scandinaves mentionnés ci-avant.

A l’avènement du Christianisme, dans les mêmes territoires, les trois Wordingsusters furent rebaptisées, et en quelque sorte « converties », pour devenir les Trois Saintes Sœurs, Bertilia (Bertille), Genoveva (Geneviève) et Eutropia (Eutropie), dont le culte collectif – et chrétien cette fois – s’est perpétué jusqu’à nos jours en Belgique, de même d’ailleurs qu’aux Pays-Bas (à Swartbroek par exemple), ou en Allemagne sous les noms de Einbede, Warbede et Willebede (à Worms). Bien que d’origine française (Bertille de Maroeuil, Geneviève de Paris et Eutropie de Reims) et n’ayant aucun lien spécifique entre elles, ces trois saintes ont été associées « pour les besoins de la cause », c’est-à-dire pour remplacer un culte païen bien ancré par un culte chrétien.

On associe parfois les Wordingsusters à la tradition celte, à travers la symbolique des « Matrones » dont les autels et pierres votives fleurirent au cours de la période gallo-romaine en nos régions. L’association des Nornes avec ces « Matrones » n’est pas invraisemblable, mais la tradition celte n’y tient pas de place en Belgique. La plupart des inscriptions relevées sur ces autels et pierres votives ont été rédigées en langue germanique, d’une part, et les légendes flamandes, encore bien connues il y a une centaine d’années, montrent d’évidence l’origine germano-scandinave des Wordingsusters. Tout au plus peut-on dire que Celtes et Germains partageaient une même dévotion aux « déesses-mères ».

En Belgique, et sous leur obédience chrétienne, les Trois Saintes Sœurs, ou « Heilige Drie Gezusters », sont principalement honorées dans les villages de Brustem (Bertilia), Rijkel (Eutropia) et Zepperen (Genoveva), proches de Saint-Trond, en région flamande. Une procession leur était consacrée, qui drainait, il y a encore quelques décennies, de nombreux pèlerins provenant de diverses régions du pays ; cette procession avait lieu le premier dimanche après la Pentecôte, c’est-à-dire – et c’est sans doute significatif - le jour de la Sainte-Trinité. D’année en année, chacun des trois villages était successivement choisi comme point de départ de la procession ; celle-ci menait les pèlerins d’un village à l’autre, et dans chaque village, un point d’arrêt était fixé au puits dédié à la sainte du lieu…

Il y a donc trois puits, un puits par village, un puits par sainte, ce qui nous renvoie au mythe nordique des Nornes ; celles-ci, en effet, gravaient les destins humains – à l’aide de runes sans doute – autour d’un puits, au pied d’Yggdrasil….

A chaque station du pèlerinage flandrien, l’eau du puits était recueillie dans un chaudron. Les pèlerins y jetaient alors des morceaux de vêtements de personnes malades ; les mouvements de ces tissus dans l’eau « prédisaient » le sort des malades.

Actuellement, cette procession triangulaire entre Brustem, Zepperen et Rijkel n’est plus pratiquée, et les puits sont asséchés. Mais chacun des villages continue à honorer « sa » sainte par une procession locale, toujours au premier dimanche après la Pentecôte.

Les mythes et croyances nordiques qui animaient le sens religieux des occupants de la Belgique antique ont été peu à peu effacés, soit par le Christianisme, soit pour des motifs d’ordre politique assez récents. Mais les historiens belges du XIXème siècle encore, évoquaient ces sujets sans contrainte. Le texte qui suit mon présent article – texte consacré aux Nornes belges – est le fait d’un historien encore proche, beaucoup plus proche, de ces vieilles traditions…


Leif Aegir Thorsson


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BULLETIN DE LA COMMISSION ROYALE D'HISTOIRE

Par l'Académie royale des sciences, des lettres et des beaux-arts de Belgique

Compte rendu des séances de la commission royale d’histoire

Tome VII

Bruxelles, M. Hayes, Imprimeur de la Commission Royale d’Histoire

1844

(Extrait depuis la page 156)


Susters (de drey), Wordingsusters. — Nornen.

Les dry-susters ou Wordingsusters jouent un rôle notable dans la religion odinique; Grimm remarque avec raison que ce mythe a été confondu à tort avec celui des Parques. Les dry-susters ne sont pas identiques à celles-ci. Rien n'indique dans le nom des Parques ce qu'exprime positivement ceux de nos susters. Les deux premières Wara et Werdenda n'étaient pas filles de la nuit, mais bien de bons génies; elles accordaient à l'enfant naissant les dons les plus précieux, mais il y avait quelque chose de sinistre dans Zala qui, par cette raison, fut bientôt confondue avec la culpabilité Sculd. Elles règlent (scapa) la vie des hommes. Toutefois Zala faisait dépendre la vie de l'enfant de toutes sortes de circonstances particulières, par exemple, entrant dans la maison de Nornageest, elle trouve l'enfant dans son berceau, deux chandelles brûlaient au-dessus de lui, Wara et Werdenda s'intéressent vivement à lui; elles l'embrassent, elles lui accordent les dons les plus précieux. Alors la troisième et la plus jeune (yngsta Nornin), Zala, se lève en fureur, et s'écrie : « Eh bien, moi » j'ordonne que cet enfant ne vivra pas plus longtemps » que ne brûlera cette chandelle! » Mais la plus âgée des sœurs se lève aussitôt, s'empare de la lumière, l'éteint, et dit à la mère de ne la rallumer qu'au moment où l'enfant devenu homme, aura atteint les dernières heures de sa vie. Aussi le nomme-t-on : Nornengast. (l'hôte ou le compagnon des Nornes). Au reste, ainsi que le remarque Grimm, rien ne caractérise mieux les trois sœurs que le passage (Sam., 14) où il est raconté comment elles arrivaient dans le château où Helgi venait de naître ; deux d'entre elles lui sont favorables, elles lui tissent le fil de la vie et déploient ce thattr, fil (draat), au milieu du ciel. Une en a caché un bout à l'Est, l'autre à l'Ouest, tandis que la troisième s'empresse de l'attacher à jamais au Nord.

Tous les pays entre le bout de l'Est et le bout de l'Ouest devaient appartenir au jeune héros; la troisième sœur, demande Grimm, ne fit-elle pas tort à ce don en l'attachant au Nord par un lien à jamais indissoluble?

Qui, disons-nous, ne comprend pas qu'en ce moment la fatale Zala fixa les destinées de la race teutonique sur l'immense territoire entre les trois points Est, Ouest et Nord? Ce mythe antique n'est-il pas devenu de l'histoire?

Notre Belgique qui, pour nous servir d'une expression de M. le baron de Reiffenberg, entre toujours pour quelque chose dans ces sagas, possède les tombeaux des trois sœurs dans le village de Brusthem. Comme partout, après l'introduction du christianisme, les antiques idées allèrent chercher en Belgique un refuge au sein de la terre. Les femmes qui ont besoin de leur aide, tant en Brabant que dans la Campine, doivent se procurer trois choses : du fil à coudre qui a été lin, des aiguilles qui réunissent, et du grain qui a été plante. Elles doivent jeter chacun de ces objets dans l'un des trois puits devant le tombeau des dry-susters, et leurs vœux seront exaucés. Toutefois ces femmes ne peuvent pas acheter ces trois sortes d'objets, elles doivent les obtenir par dons, sinon leurs peines seraient inutiles. On jette aussi le linge des malades dans un de ces puits, ordinairement dans celui du milieu; s'il va au fond, il est certain que le malade est atteint de la maladie à l'égard de laquelle on pouvait encore conserver des doutes. Plusieurs pasteurs se sont élevés fortement contre ces anciennes pratiques ; mais jusqu'ici les idées traditionnelles rattachées aux puits des trott tœurt1 n'ont pas pu être entièrement extirpées parmi nos populations; ces idées n'ont-elles pas la sanction d'une longue suite de siècles? Elles aussi rattachent le passé à l'avenir.


Cet article du Bulletin de la Commission Royale d'Histoire est la reprise d'un ouvrage du Docteur Coremans, L'année de l'ancienne Belgique, édité à Bruxelles, en 1844, par M. Hayez, imprimeur de la Commission Royale d'Histoire.

DIEUX DU NORD Présence de Thor (Donar) en Belgique et dans le Nord de la France

 

Thor et son marteau
Illustration d'un manuscrit islandais du XVIIIème siècle



PRÉSENCE DE THOR (DONAR) EN BELGIQUE 

ET DANS LE NORD DE LA FRANCE



Dans son ouvrage intitulé "De la religion du Nord de la France avant le Christianisme", Louis De Baecker évoque la présence du dieu Thor ou Donar - l'une des divinités principales du panthéon germano-scandinave - dans le Nord de la France mais aussi en Belgique. 










DIEUX DU NORD Présence d'Odin (Woden) en Belgique et dans le Nord de la France



Odin et ses deux corbeaux


Illustration d'un manuscrit islandais du XVIIIème siècle







PRÉSENCE D'ODIN (WODEN) EN BELGIQUE 

ET DANS LE NORD DE LA FRANCE







Dans son ouvrage intitulé "De la religion du Nord de la France avant le Christianisme", Louis De Baecker évoque de manière détaillée la présence du dieu Odin ou Woden - l'une des divinités principales du panthéon germano-scandinave - dans le Nord de la France mais aussi en Belgique. 





























DIEUX DU NORD La déesse Fal et les Pierres Falhotte

 

Navires vikings
Tapisserie de Bayeux (XIème siècle)


LA DÉESSE FAL ET LES PIERRES FALHOTTE


En Belgique, et plus particulièrement dans la partie sud du pays, existent plusieurs lieux dont les légendes ardennaises rapportent qu’ils étaient consacrés à la déesse Fal, ou Faule.

Fal était, selon ces légendes locales, une déesse viking mais aussi la sœur de Thor, le dieu scandinave de l’orage. Les textes anciens qui évoquent les dieux du Nord, tels les deux Eddas, etc, ne font pas état de l’existence d’une sœur de Thor. On retrouve par contre, chez le scalde Gisli Sursson, ainsi que dans les Thulur, une mention relative à la géante Fala (« maritorne » ou « trollesse » en vieux norrois), sans qu’il soit question d’un lien de sang entre cette géante et Thor. Fal est également le nom sous lequel le dieu scandinave Balder était connu dans l’aire germanique. Ce nom apparaît encore dans l’Edda de Snorri Sturluson, attribué cette fois à un Nain.

Néanmoins, la présence de Fal en Belgique, en tant que sœur de Thor, semble bien attestée.

Les Vikings, à partir de leur période d’expansion, vers l’an 800, ont donc pris pied en Belgique, de manière parfois massive.

On connaît les implantations vikings en Normandie, à la même époque ; on sait aussi qu’ils se taillèrent des royaumes dans l’est de l’Angleterre, ou même en Irlande ; et qu’ils s’installèrent – toujours à la même époque – en Islande pour ensuite coloniser le Groenland avant d’atteindre le Vinland, c’est-à-dire l’actuel Canada, où, sur l’île de Terre-Neuve (Newfoundland), ils installent vers l’an mil un campement, à l’Anse des Meadows, qui sera redécouvert et authentifié en 1960. On connaît aussi l’épopée viking en Russie : sous le nom de Varègues, ils fondent un état qui deviendra la Russie.

Ce que l’on sait moins, par contre, c’est que les territoires de l’actuelle Belgique connurent aussi leur « heure viking ». Sur leur bateaux plats, les drakkars (dont le nom originel serait plutôt knörr d’ailleurs), ils remontent les fleuves et rivières sans difficulté. Ils pénètrent en Belgique par l’Escaut, par la Meuse, par la Dendre ou par la Sambre ; remontent jusqu’au fond des Ardennes…. et, après avoir choisi divers lieux d’installation, reconnaissent les lieux sacrés de leur tradition déjà occupés par leurs prédécesseurs germains, y implantent les versions et noms scandinaves des dieux de la Tradition du Nord, Germains et Scandinaves partageant les mêmes croyances.

Car évidemment, il n’y a pas changement de tradition, pas de changement de dieux, tout au plus des changements de noms… Avant les implantations vikings, on connaît Odin en Belgique sous le nom de Woden (le Wotan germanique), on connaît Thor, Freyr, etc. Avant l’arrivée de Jules César et de ses légions, les « tribus » qui sont installées en Belgique, Trévires, Nerviens, et autres, ne sont pas Celtes. Bien qu’influencés par la culture et la tradition celtique, ces hommes et ces femmes de l’antique Belgique se disent explicitement Germains ; divers auteurs romains et grecs l’attestent. Et les historiens contemporains, débarrassés des préjugés politiques souvent issus des confrontations qui eurent lieu entre la France , ses alliés, et l’Allemagne, vont dans le même sens (un ouvrage comme « Les Gaulois du Nord de la Gaule » de Stephan Fichtl, paru en 1994, explique bien cette réalité). Il est évident par ailleurs que ce ne sont pas les légions romaines qui modifieront la composition démographique de la Belgique. Et lorsque les Romains seront bousculés par les Francs, ceux-ci, également Germains, n’auront, eux aussi, rien à changer dans les croyances et traditions des populations locales.

Cependant, Fal était-elle connue en Belgique avant les implantations vikings ?  Dans l’état actuel des recherches, il semble difficile de répondre à cette question.

En Ardennes belges, trois lieux au moins sont remarquables, qui sont consacrés à cette déesse Fal.



Pierre Falhotte à Lierneux


Il s’agit, à chaque fois, d’un lieu où se trouve un rocher majestueux, ou un groupe de pierres dont la disposition souvent naturelle est propice au culte. Ces pierres ne sont pas la déesse elle-même, bien entendu, mais constituent son temple naturel, sa demeure : ainsi, la dénomination collective de ces lieux étant « Falhotte », on y retrouve le mot germanique « hotte » qui signifie « demeure ».

On trouve une Pierre Falhotte à Ombret, près de Amay sur la Meuse. Une autre encore à Tavigny, près de Houffalize, et qui porte le même nom : Pierre Falhotte. Une troisième, toujours nommée Pierre Falhotte, est à Lierneux, dans l’environnement du Bois de Groumont et du hameau d’Arbrefontaine (et ici, à proximité d’un bois nommé… Hodinfosse ou "Vallée d'Odin", et d’un lieu-dit nommé « Les Ases Fagnes », "Ases" étant le nom générique d'une série de dieux scandinaves).

D’autres Pierres Falhottes existent encore, dont il faudra un jour établir la liste complète.



Leif Aegir Thorsson

DIEUX DU NORD Irminsul et les Perrons en Belgique.




IRMINSUL ET LES PERRONS


REPRÉSENTATIONS DE L’AXE DU MONDE NORDIQUE 

A LIÈGE

ET EN D’AUTRES LOCALITÉS DE BELGIQUE


Dans la grande majorité des systèmes religieux – paganismes, religions monothéistes, bouddhisme, taoïsme, etc -, on retrouve un symbolisme du Centre du Monde, ou Axe du Monde, qui est représenté soit par un « centre géographique » précis – une montagne par exemple (le mont Fuji-Yama au Japon, le mont Olympe pour les anciens Grecs, le mont Kuen-Luen en Chine, le mont Meru ou Kailash en Inde, le mont Albordj en Perse, le Cuzco des Incas, les Collines Noires des Sioux, etc), soit par un symbole axial tel que l’Arbre, pour n’en citer que les exemples principaux.

Ce Centre, cet Axis Mundi,  est l’endroit magique, ou disons plutôt spirituel, de la rencontre entre la Terre et le Ciel, du contact entre les hommes et leurs dieux. Il est éminemment sacré donc, et fait l’objet d’une vénération particulière.

Ce Centre est donc aussi, souvent, un arbre.

L’« arbre-monde », arbre cosmogonique, procédant comme la montagne d’un statut axial, vertical, de communication entre le Ciel et la Terre, est présent dans les systèmes chamaniques du nord de l’Asie ;  dans les traditions amérindiennes sous la forme du totem; dans la tradition juive, qui a son « arbre séphirotique » ; dans la tradition chrétienne sous des formes diverses et notamment  celle de la Croix ; mais aussi – et sans prendre longueur de temps pour une série d’autres exemples – dans la Tradition Nordique ou germano-scandinave, dont le centre sacré absolu est l’arbre Yggdrasil (le « coursier d’Odin ») chez les Scandinaves, équivalent de l’Irminsul chez les Germains.

Yggdrasil, ou Irminsul, est statique, mais, en tant que représentant du Destin, il « agit »… semblable en cela au principe du wu-wei (non-agir) du Taoïsme. Il est lié aux Nornes, ces trois sœurs qui tissent les destinées humaines, à l’instar des Parques de la mythologie romaine. Immobile mais actif, sans « histoire » mais portant l’Histoire. Sous sa forme d’arbre, cet élément axial, dans la Tradition nordique, peut être un if, un frêne ou un chêne, réel ou figuré.

La manifestation germanique de l’Yggrasil scandinave, Irminsul, est associée au dieu Irmin ou au dieu Tiwaz (dieu du Ciel et de la Justice, aussi connu sous son nom scandinave Tyr). C’est donc aussi un arbre, parfois représenté sous la forme d’une colonne.

Malgré la « mise à l’écart » du paganisme par le Christianisme, cet Irminsul est resté présent, jusqu’à nos jours, dans les régions où furent honorés jadis les divinités païennes du Nord. Et donc, en Belgique. (Mon article  « La Chasse sauvage d’Odin à Bohan » donne plus de précisions à ce sujet).

Irminsul est devenu le « perron », colonne surmontée d’une pomme de pin et généralement d’une croix (ce dernier élément signant la « récupération » du symbole païen par le Christianisme), qu’il ne faut pas confondre avec la structure connue comme étant « un petit escalier de pierre devant l’entrée principale d’un bâtiment », selon une certaine définition des dictionnaires. Ces perrons sont également présents en France, en Allemagne, aux Pays-Bas ; c’est en Angleterre, autrefois envahie par des peuplades germaniques, que l’on en retrouve les plus caractéristiques, sous le nom de « croix du marché » (market crosses).

En Belgique, on connaît le perron de Liège, bien sûr, mais il en existe d’autres dans ce pays, tant au nord qu’au sud, tant en région francophone qu’en région flamande…

Le symbolisme originel du perron, que cet article tente de reconstituer, est généralement mal connu. Au Moyen-Age, il est devenu symbole de justice et de libertés communales, sans doute déjà dans l’oubli de l’origine nordique ; il est cependant à remarquer que la justice est l’une des attributions majeures du dieu nordique Tyr, qui est traditionnellement associé à Irminsul. Néanmoins, force est  de constater que l’histoire de la transition du symbolisme d’Irminsul aux symbolismes ultérieurs, reste peu claire. On en peut dire malgré tout que la « connexion » est évidente. Les symboles migrent, se transforment, mais gardent sans doute toujours quelque chose de leurs origines…

La parenté symbolique entre l’Irminsul et le perron n’est cependant pas contestable, comme certains éléments ultérieurs de cet article pourront le démontrer. Et si le perron, de nos jours, n’est plus considéré comme un « axe du monde » nordique, il reste cependant un témoin de la présence et de l’importance des mythes nordiques en Belgique.

En Belgique, le perron de Liège est le plus connu de ces représentations de l’axe du monde nordique. D’autres localités possèdent ou possédaient également un perron, parfois d’érection relativement récente, ou reconstitué, souvent déplacé de son lieu d’érection primitif :  ainsi à Tongres, Liège, Namur (aujourd’hui disparu, son perron s’élevait à la Place St-Aubain), Mariembourg (près de l’église Ste Madeleine), Châtelet (disparu, mais toujours présent dans les armoiries de la commune), Bree (Sint-Michielskerk, Hoogstraat), Hasselt (à l’Hôtel de Ville), Bilzen (Markt), Hamont (devant la maison communale, combiné avec une pompe à eau), Herve (Rue du Collège), Huy (disparu, mais une reconstitution en est visible au Musée Communal), Saint-Trond (à l’Hôtel de Ville), Sart-lez-Spa (Place du Marché), Stavelot (Place St-Remacle), Stokkem (Steenkuilstraat), Nivelles (Grand-Place, remplacé par une fontaine en 1523), Maaseik (Markt), Theux (Place du Perron), Verviers (à l’Hôtel de Ville), Visé (Place du Marché), Waremme (disparu), Mont-Saint-Guibert (Place de la Dodaine), etc.


Perron de Liège


Perron de Sart-lez-Spa


Perron de Stavelot


Perron de Theux


Perron de Verviers


Perron de Maaseik


Perron de Mont-Saint-Guibert


Perron de Stokkem


Perron de Villers-L'Evêque


Perron de Visé


Perron de Tongres


Tongres, ou Tongeren, ville flamande située au nord de l’ancienne principauté de Liège – elle-même rattachée au Saint Empire Romain Germanique jusqu’en 1792-, au nord donc et c’est-à-dire dans la partie de langue thioise ou « Diets » de la principauté, est la première ville historique de Belgique. Le perron de Tongres était situé, jusqu’en 1866, à l’endroit où l’on peut voir actuellement, face à la basilique Notre-Dame, la statue d’Ambiorix, le roi des Eburons dont Jules César fait largement mention dans sa « Guerre des Gaules ». Les Eburons, ou « adorateurs de l’if », étaient l’un de ces peuples germaniques que combattit César en Belgique. Le perron de Tongres a été déplacé, et se trouve actuellement au croisement de la Plein et de la Putstraat.

Plus caractéristique encore est le perron de Liège, grâce à sa plus grande notoriété. Le blason de la ville de Liège « est » le perron. Ce qui en dit long sur le lien qui unit la ville avec ce symbole. Egalement déplacé à plusieurs reprises, le perron de Liège se trouve actuellement à la Place du Marché.



Armoiries de Châtelet




Armoiries de Liège




Armoiries de Saint-Trond


Dans son ouvrage intitulé « La Migration des Symboles », Eugène Goblet d’Alviella (1846-1925), homme politique belge, professeur de religions à l’Université Libre de Bruxelles et Grand Maître du Grand Orient de Belgique de 1884 à 1887, nous livre une analyse détaillée des rapports existant entre Irminsul et les perrons. Je vous invite à présent à (re)découvrir son texte, ci-dessous.

Leif Aegir Thorsson




LA MIGRATION DES SYMBOLES

(Extrait)

Eugène Goblet d’Alviella

Professeur d'histoire des Religions à l'Université de Bruxelles, 
Membre de l'Académie royale de Belgique, 
Président de la Société d'archéologie de Bruxelles,
Grand Maître du Grand Orient de Belgique de 1884 à 1886


Il existe aussi des combinaisons symboliques où l'on peut, en quelque sorte, distinguer plusieurs éléments superposés qui remontent à des époques différentes. Un des monuments les plus curieux à étudier sous ce rapport, ce sont les perrons ou perrons qui, au moyen âge, constituaient, dans certaines cités de la Belgique occidentale, le symbole des libertés communales. Le plus célèbre de ces perrons se dresse encore aujourd'hui sur la place du Marché, à Liège, au-dessus d'une fontaine; il se compose d'une colonne de marbre blanc, placée sur une base carrée à cinq degrés, que gardent quatre lions couchés. Le chapiteau est surmonté des trois Grâces, qui supportent une couronne encerclant une pomme de pin, avec une petite croix sur la pointe du cône.

Dans d'autres villes du pays, par exemple à Namur, le perron ne comprenait qu'une colonne sur un piédestal à trois marches.

Le perron de Liège a eu une existence fort accidentée, qui le rend d'autant plus cher à ses concitoyens. Transporté à Bruges par Charles le Téméraire en 1467, après la défaite des Liégeois, et solennellement restitué, dix ans plus tard, à la vieille cité épiscopale, deux fois renversé par un ouragan, en 1448 et en 1693, il figurait déjà, en 1303, sur la bannière des métiers ligués pour la défense de leurs franchises, ainsi que sur le blason géminé des deux bourgmestres ou maîtres à temps de la cité.

Plus anciennement encore, on l'observe sur les monnaies des princes-évêques, depuis la fin du XIème siècle. Dans l'une d'elles, remontant à Rodolphe de Zœringen (1167- 1191), il ne se montre que sous la forme d'une colonne surmontée d'une boule, avec une croix placée à quelques millimètres plus haut, à côté de l'inscription PERU VOC(OR). Mais, sur une monnaie de Jean d'Aps (1229- 1238), la pomme de pin se dessine nettement au sommet de la colonne.

On a beaucoup discuté la signification et l'origine des perrons. M. Gh. Piot, archiviste général de Belgique, a établi d'une façon péremptoire que c'étaient, au moyen âge, des « pierres de justice », marquant le lieu où siégeaient, en plein air, les dépositaires de la juridiction échevinale, et ainsi s'explique aisément qu'elles devinrent partout le symbole de la vie communale, ainsi que des libertés populaires. Mais cette explication laisse intacte la question de leurs origines. Pourquoi, d'ailleurs, ces pierres étaient-elles surmontées d'une colonne? Pourquoi cette colonne elle-même supportait-elle souvent une pomme de pin et une croix ?

Suivant les uns, le perron serait tout simplement une sorte de calvaire, voire une croix haussée, comme celle qui figure sur les deniers de Charlemagne et sur certaines monnaies des princes-évêques; suivant d'autres, il remonterait aux Eburons et figurerait une ancienne pierre druidique; d'autres enfin l'attribuent, y compris la pomme de pin, à l'une ou l'autre, des races germaniques qui ont successivement occupé le bassin de la Meuse; il y en a enfin qui veulent y voir un legs de la domination romaine en Belgique.

Pour ma part, j'estime qu'on peut décomposer le perron de Liège en cinq éléments, appartenant à autant d'époques différentes. Laissant de côté les lions et la couronne, qui datent du moyen âge, et le groupe des Grâces, qui a remplacé, en 1693, trois figures de cuivre, figurant, paraît-il, des « paillards » embrassant des verges, il reste :

I° La colonne, qui représente l'élément commun des monuments de cette nature et qui peut remonter, comme le pense M. Rahlenbeek, aux tribus germaniques établies dans la Belgique occidentale, — Tacite atteste la présence de colonnes sacrées chez les Frisons, qui occupaient la vallée du Rhin inférieur, par conséquent non loin de la Meuse ; il les appelle même des colonnes d'Hercule ; seulement il s'empresse de rappeler qu'on met au compte d'Hercule beaucoup de choses qui ne lui appartiennent pas. Les Saxons, de leur côté, c'est-à-dire les habitants de la rive droite du Rhin, vénéraient des colonnes de bois ou de pierre dédiées au dieu Irmin ; telle était la fameuse Irminsul, détruite sur l’ordre de Charlemagne. Une colonne de pierre, déterrée à Eresborg au Stadtbergen, en Westphalie, sous Louis le Débonnaire, et placée dans la cathédrale d'Hildesheim, où elle sert encore aujourd'hui de candélabre, offre une ressemblance frappante avec les anciennes représentations du perron liégeois.

D'autre part, M. Piot a établi qu'on prêtait serment sur le perron. Or, nous apprenons par la Saga de Gudrun que, chez les Scandinaves, on jurait «par la pierre blanche sacrée». Bien plus, il s'est conservé jusqu'à nos jours, sur les tumuli ou haugs de la péninsule Scandinave, des cippes de pierre blanche auxquels les classes populaires accordaient une certaine vénération.

Une de ces pierres, actuellement au Musée de Bergen, montre l'image d'une petite colonne renflée au sommet, haute de trois pieds sur seize pouces de diamètre.

Les colonnes des populations germaniques étaient-elles vouées aux divinités du ciel ou de la guerre? Offraient-elles le simulacre de Thor, d'Odin ou d'un dieu Irmin? Avaient-elles une acception phallique, comme le pense M. Holmboe à propos des cippes scandinaves, ou fournissaient-elles un symbole cosmogonique, comme le laisse supposer un passage d'Adam de Brême, portant que les Saxons vénéraient dans leur Irminsul l'image de «la colonne universelle qui soutient toutes choses»? Tout ce qu'on peut dire, pour le moment, c'est que ces colonnes avaient un caractère religieux et qu'elles devaient jouer un rôle dans la vie sociale, si intimement mêlée, chez tous les barbares, à la vie religieuse du peuple.

2° La pomme de pin. — Ce serait, suivant M. Henaux, «le symbole d'une existence unie mais distincte», et elle représenterait peut-être l'union des tribus liguées contre la domination de Rome. Toutefois on ne voit pas que la pomme de pin ait comporté cette interprétation dans le symbolisme des Germains ou même des Gaulois. A vrai dire, nous possédons fort peu de renseignements sur le détail des symboles et même des cultes germaniques. Mais, par contre, nous savons que le fruit du pin emplissait, dans le paganisme gréco-romain, des fonctions prophylactiques, funéraires et phalliques. — Chez les Etrusques, la pomme de pin apparaît fréquemment dans les tombes et sur les urnes, tantôt à l'état isolé, tantôt au sommet d'une colonne. Y figure-t-elle une représentation de la flamme sur un pyrée et par suite symbolise-t-elle la persistance de la vie dans la mort? La colonne, entière ou brisée, souvent ornée de bas-reliefs, était un monument assez fréquent sur les tombes belgo-romaines. Mais nous ne voyons nulle part qu'elle y ait supporté une pomme de pin, et rien ne nous permet de supposer que les perrons aient jamais reçu une acception funéraire. — D'autre part, le thyrse de Bacchus, constitué par une tige que surmontait le fruit du pin, était un emblème familier à tout le paganisme classique.

On peut donc se demander si l'adjonction de la pomme de pin au perron de Liège n'est pas due à l'influence syncrétiste de l'art gallo-romain, qui aurait fait ainsi rentrer la colonne germanique dans les cadres du paganisme, comme plus tard l'Église lui donna droit de cité dans la société chrétienne en la surmontant d'une croix.

Peut-être aussi voulut-on par là conserver au monument une signification phallique, tout en corrigeant ce que ce symbolisme pouvait avoir de trop brutal dans sa forme primitive. Il est vraisemblable que le pyrée d'Augsbourg, cette gigantesque pomme de pin, figurée, de temps immémorial, dans les armes, les monnaies et les sceaux de la ville, remonte aux temps de l'occupation romaine. En effet, on l'a trouvé, à Augsbourg même, sur un monument romain, actuellement au musée de cette ville, et connu sous le nom d'autel des duumviri. Le fruit du pin y est sculpté au sommet d'un pilier fleuri qui sépare les statues des deux magistrats communaux, absolument comme le perron figure, à Liège, entre les blasons des deux bourgmestres annuels. — Il faut remarquer que le pyrée repose sur un chapiteau; or, tout chapiteau suppose une colonne, c'est-à-dire que nous avons là les restes d'un véritable perron qui n'a jamais été baptisé par l'apposition d'une croix, mais qui a été simplement raccourci, par la suppression du fût, afin d'être introduit plus aisément dans des armoiries ou sur des monnaies.

Nous avons également la preuve que la pomme de pin, placée au bout d'une tige ou d'une colonne, figurait parmi les objets en vénération chez les Francs qui occupaient, au Vème siècle, l'ouest de la Belgique, ainsi que le nord-est de la France. En effet, M. l'abbé Cochet et M. Alfred Bequet ont trouvé séparément, le premier dans le cimetière mérovingien d'Envermeu, près de Dieppe, le second dans le cimetière d'Eprave, non loin de Namur, des boucles de ceinture en argent, ornées d'une figure identique, dans laquelle je n'hésite pas à voir un prototype des perrons. On y remarque, au centre d'un support ou piédestal, qui est placé entre deux paons affrontés, une longue tige surmontée d'un objet conique, dont la ressemblance avec la pomme de pin a immédiatement frappé M. l'abbé Cochet, bien qu'il ne songeât guère en ce moment aux perrons de la Belgique.


Boucle d'Envermeu


Il est à remarquer que le motif décoratif des deux volatiles affrontés se rencontre également aux côtés du perron, sur la première monnaie liégeoise où l'on essaye de représenter ce monument avec la pomme de pin et aussi sur un sceau que Loyens fait remonter à 1348.


Sceau de Liège ad legata


Si l'on insiste sur le fait que la tige, gravée dans l'image franque, semble être en bois, je ferai observer que les colonnes symboliques des Germains ont été de bois aussi bien que de pierre.

C'était notamment le cas de l'Irminsul, que les plus anciens chroniqueurs définissent comme un tronc d'arbre érigé en plein air. Les Hessois du VIIIème siècle, qui habitaient sur le Rhin inférieur vénéraient encore, à l'époque où ils furent évangélisés par saint Boniface, un tronc d'arbre qui était pour eux le simulacre du dieu Thor.

Nos arbres de mai, souvent une simple tige entourée de bandelettes, ne nous reportent-ils pas à l'époque où Lucain disait de nos ancêtres :

Simulacraque mœsta deorum
Arte eurent y cœsis extant informia truncis?

Enfin, d'anciens chroniqueurs rapportent que, au treizième siècle, on commémorait encore à Hildesheim, le samedi après le dimanche du Lœtare, la destruction de l'Irminsul par Charlemagne, en plantant dans le sol, sur la place de la cathédrale, deux poteaux de six pieds surmontés chacun d'un objet de bois haut d'un pied et en forme de pyramide ou de cône. La jeunesse s'exerçait ensuite à renverser cet objet avec des pierres et des bâtons. Cette tradition ne rattache-t-elle pas directement l'Irminsul, ou plutôt les Irminsuls, au pieu qui nous apparaît surmonté d'un cône dans la plaque franque, tout comme la colonne en pierre de la cathédrale d'Hildesheim les rattache aux perrons de la Belgique? — La même coutume, ou plutôt le même jeu populaire, existait encore ailleurs en Allemagne, notamment à Halberstadt ; seulement, ici, c'étaient les chanoines de la cathédrale qui s'y livraient, le dimanche même du Lœtare.

3° La croix. — La tradition rapporte que les missionnaires chrétiens renversèrent partout, chez les Belges, les autels de Thor et de Wodan (Odin). Mais le sort de la colonne d'Hildesheim nous montre comment des monuments de cette nature ont pu échapper à la destruction en se mettant, en quelque sorte, sous la protection du nouveau culte. A Hildesheim, on plaça une vierge sur la colonne transformée en candélabre, A Liège, on mit une croix sur le perron, et les serments qui se prêtaient «sur la pierre blanche sacrée» continuèrent à se prêter sur la croix qui sanctifiait l'antique simulacre. On trouve également en Suède des cippes, comme celui dont j'ai parlé plus haut, au sommet desquels a été gravée la croix.

M. l'abbé Cochet croit que les figures gravées sur la plaque d'Envermeu dénotent un symbole chrétien, parce qu'on trouve dans les catacombes, et même dans l'architecture romane, le symbole d'une grappe de raisin, entre deux paons affrontés, pour figurer l'immortalité des âmes s'abreuvant à la source éternelle de vie. Mais rien ne nous autorise à voir une grappe de raisin dans l'objet placé au bout de la tige; d'autre part, la ressemblance est incontestable avec la représentation ordinaire du thyrse. Enfin, nous avons déjà vu plus haut que l'habitude de figurer des objets sacrés entre deux volatiles affrontés était répandue dans tout le bassin de la Méditerranée, longtemps avant la naissance de l'art chrétien. C'est surtout aux côtés des simulacres lithoïdes et des arbres sacrés qu'ils se rencontrent, comme j'aurai occasion de le montrer plus longuement au chapitre suivant. Or, en tant que colonne cosmogonique, parente de l'Yggdrasill scandinave, l'Irminsul se rattache tout aussi bien à la tradition du Pilier universel qu'à celle de l'Arbre du monde, qui toutes deux semblent avoir reçu chez les Assyro-Chaldéens leur première expression plastique.

Il est assez singulier qu'on retrouve, jusque dans la symbolique de l'Inde contemporaine, l'arbre de vie entre deux paons affrontés.


Etoffe de Masulipatam


On remarquera qu'ici les deux paons tiennent chacun un serpent dans le bec. Or, chez les anciens, le paon passait pour détruire les serpents, et c'est également là une des raisons qui ont pu le faire passer dans la symbolique chrétienne.

On voit que toute cette iconographie nous ramène, bien au-delà du christianisme, en pleine symbolique antique.

Ainsi, pour résumer, le perron de Liège renferme dans son harmonieuse ordonnance les legs et en quelque sorte les témoins de toutes les civilisations qui se sont succédé dans cette partie de la Belgique. Sous ce rapport, il est plus qu'un symbole de liberté communale : il représente la synthèse de l'histoire même de la nation.