TRADITIONS Le pèlerinage des croix à l'abbaye de Lobbes

 

L'abbaye de Lobbes avant 1794


LE PÈLERINAGE DES CROIX 

A L'ABBAYE DE LOBBES


Félix Hachez


ANNALES DU CERCLE ARCHEOLOGIQUE DE MONS
Tome II - 1859


Dans un certain nombre de communes de l'arrondissement de Charleroy, on a conservé le souvenir d'un pèlerinage, jadis obligatoire, qui se faisait à l'abbaye de Lobbes, le jour de saint Marc. Le curé, ou son vicaire, conduisait processionnellement ses paroissiens à l'église de l'abbaye. On partait au lever du soleil; le cortège qui arrivait le premier à Lobbes, était félicité par les religieux, et le prêtre qui l'avait conduit, recevait une paire de gants blancs (1). Une messe était alors célébrée pour tous les pèlerins; ils se rendaient ensuite à l'église du village et après y avoir récité quelques prières, chaque cortège retournait dans sa localité. Les fermiers les plus aisés prenaient seuls part à ce pieux voyage, et même les cultivateurs qui ne possédaient pas une importante exploitation, ne les y suivaient pas.

L'origine de cette pratique religieuse est rapportée dans un manuscrit latin, provenant de l'abbaye du Jardinet-lez-Walcourt et déposé actuellement à la bibliothèque communale de Namur. Ce manuscrit est une copie datée de 1444, mais c'est la reproduction d'un texte qui parait antérieur au XIIIe siècle; ce qui le prouve, c'est que le pèlerinage de Saint-Gilles, au diocèse de Nîmes, déjà célèbre au XIIe siècle, y est mentionné comme moderne. Ce livre est intitulé: Quarè institutœ sunt Ulaniœ, sine Bancruces, etc., et il se compose de deux parties: la première parle de l'institution des pèlerinages à Rome et la seconde s'occupe spécialement de celui de Lobbes. Ce mémoire qui est l'œuvre d'un religieux de ce monastère , est tellement prolixe qu'il faut renoncer à en donner une traduction littérale: on peut résumer la première partie en quelques lignes ; la seconde qui offre plus d'intérêt, exige des détails plus complets (2).

Voici donc comment notre religieux raconte l'origine des grands pèlerinages ou rogations générales à Rome.

Les invasions des Goths et des Huns effrayèrent tellement les peuples de l'Europe occidentale que plusieurs saints personnages crurent y voir un présage de la fin du monde. Au milieu de la consternation générale , chaque province se tourna vers Rome et y envoya un certain nombre de ses habitants au tombeau des apôtres saint Pierre et saint Paul, pour invoquer, par leur intercession, la miséricorde de Dieu. C'est ainsi que saint Servais, évêque de Tongres, y représenta l'Église des Gaules. Comme le danger était commun à l'Italie , à l'Espagne, aux Gaules, à la Germanie et à la Bretagne , le pape Boniface ordonna aux populations de ces pays de se rendre à Rome, d'aller processionnellement au tombeau des apôtres, d'y présenter l'expression de leurs prières et de leur repentir, enfin d'y déposer humblement un pain et une obole, ou une seconde obole au lieu de pain. Ces pieux voyages furent faits pendant de longues années, mais vers l'époque à laquelle notre auteur écrivait, les difficultés du trajet et les dangers auxquels on était exposé, firent renoncer à la route de Rome : on se rendit à Saint-Jacques (en Galice ou en Berry) et à Saint-Gilles, diocèse de Nîmes. Les souverains pontifes déchargèrent alors les chrétiens de l'obligation de visiter Rome et leur enjoignirent d'aller déposer leurs prières et leurs offrandes dans une église cathédrale ou dans un monastère de leur voisinage. Ils désignèrent ces églises privilégiées et leur assignèrent une circonscription de paroisses. les curés devaient y conduire leurs paroissiens avec la croix et sa bannière; tous les fidèles qui n'en étaient pas empêches, devaient s'y rendre; de sorte que tous ces cortèges, précédés d'une croix, formaient une procession générale qu'on nomma bancroix. La fête de saint Marc l'Évangeliste fut le jour fixé pour ces pèlerinages (3).

Après avoir ainsi exposé l'origine de la procession de Saint-Marc, notre religieux traite en particulier du pèlerinage qui avait lieu à son abbaye.

« C'est à pareil jour, dit-il, qu'un grand nombre de paroisses, voisines de notre monastère, doivent, depuis longtemps, s'y rendre en pèlerinage. Les papes fixèrent leur choix sur cette église qui s'était élevée par la munificence des souverains et par les honneurs des pontifes (4). On y possédait des reliques des apôtres saint Pierre et saint Paul, les précieux restes de saint Ursmer et de saint Ermin et ceux de pieux personnages, d'évêques et d'abbés, qui illustrèrent cette institution par leurs travaux, ou qui la dirigèrent d'une manière distinguée. Par vénération pour ces derniers, les fidèles firent de nombreuses libéralités en faveur de notre monastère, et déterminés par l'exemple de ceux-ci, les paroissiens des églises de notre voisinage vinrent ajouter leurs offrandes aux donations de nos anciens bienfaiteurs. Ils ne se contentent pas d'y apporter l'offrande de la bancroix (un pain et une obole); ils y ajoutent une offrande commune qu'ils nomment consortia (cotisation ou participation) et une autre qu'ils nomment Maille ou obole de Saint-Pierre et qu'ils déposent pour le salut de leur âme et pour la conservation des fruits de la terre.

« En offrant cette consortia, ils ont pour but d'avoir le même sort que les saints qu'ils invoquent et d'obtenir leur part dans le résultat des prières qui ont lieu dans cette église.

« L'offrande des consorts est ainsi fixée : dans notre voisinage, une charrue doit un setier d'avoine, mesure de Charlemagne; une demi-charrue, un demi-setier; une bêche ou tout autre outil d'un homme travaillant de ses mains , doit le quart d'un setier. Cette avoine sert à faire une partie de la bierre des frères. Les mailles ou les oboles de Saint-Pierre servent pour le pain et le vin de la messe. Le pain et l'obole des bancroix sont employés pour la nourriture des frères et pour le luminaire de l'église.

" Toutes les paroisses qui arrivent à notre monastère, ne présentent pas, chacune, toutes les offrandes prémentionnées. Les unes se bornent au pain et à l'obole de la bancroix et les autres offrent cumulativement la consortia et l'obole de Saint-Pierre. Ces différences n'ont aucun motif si ce n'est le changement que le temps opère, et l'insouciance de nos prédécesseurs. Les oboles se paient en monnaie propre à chaque paroisse, de sorte que les Hainuyers donnent de la monnaie du Hainaut, les Namurois, celle de Namur et ainsi des autres.

» Ces offrandes sont réparties de la manière suivante: les frères de notre grande église de Lobbes retiennent une partie des bancroix et des consortiœ; ils donnent le reste à nos chanoines et à l'église de Saint-Ursmer; ils cèdent les mailles de Saint-Pierre au gardien (custos) de la grande église. La seconde partie des bancroix se partage pour deux tiers en faveur des chanoines, et pour le dernier tiers au profit du gardien (custos) de Saint-Ursmer, qui doit fournir le luminaire de cette église. Dans les consortioe qui reviennent à l'église, les moines en ont deux parts et les chanoines ont le reste.

» Voici les paroisses qui doivent les bancroix à notre monastère:

Dans le doyenné de Walcourt (In decaniâ Walecuriensi) :

Alesta, quœ est donum stephani (Donstienne)
Alna (Aulne).
Alsonia (Ossogne).
Barbenchon.
Bellus mons (Beaumont).
Bersees (Berzée).
Beverna (Biesmes).
Bossut.
Castilhon (Castillon).
Castrece (Chestré).
Clarus mons (Clermont).
Erpion.
Ferreules (Fraire).
Fontanis (Fontaine-Valmont).
Gosées.
Gourdines.
Ham (Ham-sur-Heure).
Hantas (Hantes-Wiheries)
Laris (Leers-Fosteau).
Marbays.
Nalines.
Perarium (Pry).
Radio nacis.
Ranilies (Renlies).
Rohigues (Rognée).
Silentirivus (Silenrieux).
Strata (Strée).
Thir (Thy-le-Château).
Tuylhus (Thuillies).
Walcourt


Dans le doyenné de Fleurus (in decaniâ Flerosiensi):

Bubeim (Baulet).
Buseus (Buzet)
Carnoy (Charnoy, Charleroy).
Cella (Pont-à-Celles).
Corcelles.
Dampremi.
Flerocium (Fleurus).
Frasneis (Frasnes).
Giliers (Gilly).
Goslies.
Goys (Gouy-lez-Piéton)
Guadiacus , qui nunc dicitur
Guniacus (Gognies).
Heppegnees (Heppegnies).
Liberceis (Liberchies).
Luponium (Loupoigne).
Marbais.
Martianis (Marchiennes-au-Pont).
Martianis (Mont-s/-March.)
Melin (Mellet).
Montiniacus, item Montiniacus.
Otbazia (Obaix).
Rodania (Petit-Roeulx-lez-Nivelles)
Rodium (Roux).
Timinus (Thiméon)
Trasgnies.
Udelinsart (Lodelinsart).
Vêtus villa (Viesville).


Dans le doyenné de Binche (in decaniâ bincensi):

Anderlobia (Anderlues).
Carnières.
Forcies.
Goy.
Forcies quœ est Bulania
Lerna.
Merbiis (Merbes).
Mons S. Aldegundis.
Morlanweis.
Ressais.
Seneffia.
Traygnies (Trahegnies).
Vallis (le Val).
Waldreia (Waudrez). "

Telle est la curieuse relation qui consacre le souvenir d'un pèlerinage qui a disparu ainsi que la célèbre abbaye de Lobbes.


NOTES

1.  L'usage de donner des gants blancs aux premiers qui arrivaient dans des cérémonies de ce genre, a donné naissance à l'expression avoir les gants blancs, qui s'emploie surtout, à Mons, lorsqu'il s'agit de fêter quelqu'un.

2.  Le texte latin a été public par M. Bormans dans les Bulletins de la Commission royale d'histoire, 2e série, t. vin, pp. 313-324 (1856). L'auteur l'a fait précéder d'une notice sur le codex et sur l'institution pieuse elle-même. 

3. D'après certains auteurs, la procession du jour de saint Marc fut instituée par saint Grégoire-le-Grand. Ce pontife, ayant ordonné, en 590, une cérémonie de ce genre pour obtenir la cessation de la peste, prescrivit de la renouveler, le 25 avril de chaque année, afin de fléchir la colère de Dieu, de mériter le pardon des péchés des hommes et d'obtenir la conservation des fruits de la terre. Ces processions furent nommées Rogations ou Supplication par les Latins, et Litanies (prières) par les Grecs. Ceux-ci se bornaient à répéter Kyrie, eleison. Saint Grégoire y ajouta : Christe, eleison. Enfin, on ne tarda pas à y introduire l'invocation des saints qu'on trouve dans le martyrologe de saint Jérôme. La procession du 25 avril fut rendue obligatoire par le concile d'Aix-la-Chapelle, tenu en 836, et par les capitulaires de Charles-le-Chauve [Capit. 1. v, cap. 158 et I. vi, cap. 74). Le premier concile d'Orléans ordonna aux maîtres, de dispenser, ce jour-là, leurs domestiques du travail ordinaire, et celui de Mayence enjoignit aux fidèles d'y assister nus-pieds et en habit de pénitence. D'abord ce fut un jour de jeûne strict, mais plus tard on se borna à l'abstinence de viande. (V. Atban Butter, Vie des Pères, etc., 25 avril, saint Marc. t. H, p. 417, v. même ouvrage, t. H, p. 88 et t. v, p. 1). 

4. Notre écrivain aurait pu ajouter que son abbaye, fondée en 653 par saint Ursmer, possédait, depuis le neuvième siècle, les premières écoles monastiques du pays. On sait que les Bénédictins s'établirent sur notre sol au septième siècle et que tout en enseignant aux habitants à cultiver la terre, ils les initièrent aux doctrines du christianisme et qu'ainsi instituteurs en même temps qu'apôtres, ils ouvrirent des écoles qui répandirent au loin la science de la civilisation.